Invités de la Cité des Livres lundi 24 janvier dernier, Jean-Michel Severino et Olivier Ray sont venus présenter leur dernier livre, Le Temps de l’Afrique (Odile Jacob, 2010). Après un bref mais instructif entretien filmé avec Benoît Beucher (visible ici), l’ancien directeur de l’Agence Française du Développement (AFD) et son collègue chargé de mission à la "prévention des risques et post-conflit" ont défendu avec clarté et concision l’idée – directrice dans l'ouvrage – selon laquelle l'Afrique serait inéluctablement en marche vers la croissance et le développement économique. Aussi serait-il opportun d'observer minutieusement son ascension, de la regarder de face et non plus "dans le rétroviseur". Tâchons de comprendre les raisons de cette émergence annoncée.
Une démographie généreuse
Par delà l’opposition binaire et simpliste de l’afro-optimisme et de l’afro-pessimisme, les auteurs ont d’abord montré que l’Afrique recelait un nombre inouï d’opportunités, mais peut-être autant de risques, et que l’on se devait de les examiner en détails. Parmi ces opportunités, la démographie occupe une place primordiale à leurs yeux, comme en témoigne le long chapitre introductif qu’ils lui consacrent dans leur livre. Ainsi, l’Afrique subsaharienne compte aujourd’hui près de 900 millions d’habitants ; population qui devrait doubler d’ici à 2050, selon un scénario prévisionnel médian de l’ONU. Hier encore considérée comme un continent sous-peuplé, l’Afrique comptera donc 1,8 milliard d’habitants au milieu du XXIe siècle et sera l’une des régions les plus peuplées au monde – alors que la population chinoise sera déjà en déclin et que la population de l’Inde ne devrait pas dépasser 1,5 milliards d’habitants. S’il va de soi que l’Afrique n’a pas la cohérence politique et étatique de l’Inde ou la Chine, il est cependant difficile d’imaginer que la masse critique dont elle disposera alors, n’impacte pas sur le développement économique général du continent. Cette région longtemps restée en marge de la mondialisation deviendra donc sans doute l’une des zones économiques les plus dynamiques du monde.
Cela dit, l'explosion démographique en cours expose l’Afrique à de nombreux risques endogènes et exogènes, notamment du fait du contexte mondial dans lequel elle va avoir lieu. Les deux auteurs rappellent ainsi qu’à la différence de l’Europe et de la Chine, qui atténuèrent les effets pervers de la première phase de leur transition démographique en "incitant" leurs ressortissants à migrer vers de nouveaux horizons (le Nouveau-Monde), les nations africaines émergent dans un monde quadrillé de frontières et où l’essentiel des zones habitables est d’ores et déjà occupé, en plus d’être chèrement gardé, comme en témoignent les politiques de restriction des flux migratoires qui se font jour un peu partout dans le monde (surtout en Europe, en Amérique du Nord, et en Afrique australe). Ils ne disposeront donc d'aucune "soupape de sécurité" pour alléger la pression démographique sur leurs territoires. A cela s’ajoute le fait que le monde s'est désormais rangé derrière l'idée que les ressources naturelles sont limitées et que leur consommation sera temporaire, ajoutant ainsi une pression économique sur ces mêmes territoires. Enfin, l'Afrique vit désormais sous l'oeil inquisiteur des médias et notamment des télévisions étrangères. Et de même que le monde industrialisé regarde l'Afrique à travers ce prisme étonnamment déformant, l'Afrique elle-même cherche à s'y contempler. Ainsi, si nous ne pouvons prévoir toutes les funestes conséquences (guerres, famines, expansion du Sida…) qu'aura l'explosion démographique de ce continent compartimenté et convoité, il y a fort à parier que tous ses soubresauts seront relayés et abondamment commentés par les médias internationaux. Africa, CNN is watching you !
Un développement économique et/ou politique ?
Partisans de disjoindre les problématiques économique (la croissance) et politique (la démocratie) à propos du développement africain, J.M. Severino et O. Ray n’ont pas manqué d’éveiller la curiosité de l’assistance. Certaines personnes se sont ainsi demandées si la redistribution de l'aide internationale aux populations locales, n'appelait pas nécessairement l'application de principes démocratiques. Ce à quoi les auteurs ont répondu de manière pragmatique, que l’on ne pouvait pas se contenter de promouvoir la démocratie sur le ton suranné du paternalisme, sans aider ces jeunes nations africaines à faire émerger leur propre idéal démocratique.
En conséquence, ils ont plaidé pour une réorientation de l’aide au développement dans le domaine – à leurs yeux insuffisamment développé – des infrastructures, et non plus seulement à destination des secteurs de l’éducation et de la santé. Pour défendre cette dernière proposition, ils nous ont enjoint de comprendre qu’il valait mieux creuser un puits et alimenter en eau tout un village plutôt que de soigner, a posteriori, tous ses habitants intoxiqués par une eau croupie . Cette réorientation des sommes allouées aurait ainsi le mérite de favoriser l'émergence de réels Etats-providence. Capables de gérer leurs services de santé et d’éducation de manière autonome, ils seraient alors confortés dans leur légitimité aux yeux des citoyens. Cela dit, on ne répètera jamais assez qu’une telle gestion indépendante des besoins vitaux de la population exige, d’une part, des fonds – ce qui exclut d’emblée un désengagement total des pays riches dans l'investissement en matière d’éducation et de santé – et, d’autre part, une responsabilité politique assumée et rigoureuse de la part des dirigeants, ainsi qu’un cadre démocratique solide – ce qu'un accroissement significatif des investissements extérieurs dans le domaine des infrastructures peut peut-être favoriser, sans qu'il n'en garantisse pourtant la pérennité…
Plus déroutant encore, MM. Severino et Ray ont défendu les très décriés ajustements structurels. Imposés dans les années 80 par le FMI et la Banque Mondiale, à la majeure partie des pays africains, ces derniers auraient "finalement réussi" au sens où ils ont globalement endigué la crise de surendettement et l’inflation galopante qui touchaient presque tout le continent jusqu’au début des années 2000. Ils n’ont cependant pas manqué de rappeler que la décision, éminemment politique, des pays occidentaux de supprimer ou de réduire la dette des PMA avait joué un rôle fondamental dans leur retour à l’équilibre macroéconomique.
Des enjeux géopolitiques et géostratégiques de premier ordre
En ce début de XXIe siècle, force est de constater que l’Afrique n’est plus le pré carré de l’Europe, comme il l’avait été depuis le XVIe siècle. Déjà à partir de la moitié du XXe siècle, les Etats-Unis avaient commencé de s’y intéresser, égratignant ça et là, lentement mais sûrement, l’influence du Royaume-Uni et de la France. Désormais ce sont les nouveaux arrivants moyen-orientaux, asiatiques et sud-américains qui s’installent en Afrique et s’approvisionnent avec son pétrole et ses matières premières. La Chine, le Brésil, la Corée du Sud, les pays arabes du Moyen-Orient, ou encore l’Iran investissent désormais dans de faramineux projets de développement des infrastructures au détriment des entreprises occidentales qui pendant longtemps, n’ont plus cru dans le potentiel extraordinaire du continent. Là encore, à rebours des idées convenues, les deux auteurs ont plaidé en faveur de ces échanges Sud-Sud. Ils voient notamment dans l’investissement chinois un formidable moyen pour l’Afrique de sortir de son sous-développement – notons ici, à titre indicatif, que les échanges sino-africains sont structurellement plus proches d’un rapport Nord-Sud (produits manufacturés contre matières premières) que d’un rapport Sud-Sud, n’en déplaise à la rhétorique tiers-mondiste chinoise.
Quoique brièvement évoquée, la question des activités terroristes d’AQMI dans la bande saharo-sahélienne a suscité l’inquiétude de l’ancien directeur de l’AFD. Il s’est dit en effet "très préoccupé" par la capacité de ce groupe – que d’aucuns qualifient de criminel, plutôt que de terroriste – à nuire aux intérêts français dans la région, et plus encore à déstabiliser les Etats déjà fragiles de la région. Si aujourd’hui, ils sont implantés "au Niger, au Mali et en Mauritanie", disposent de soutiens dans la population et vont jusqu’à gangréner les plus hautes sphères de ces Etats, demain ce sera peut-être au tour du Burkina Faso ou du Sénégal d’être touchés. A ce titre, Jean-Michel Severino déplore fortement le désinvestissement progressif de l’Etat français en Afrique, ces dernières années. A propos de la présidence actuelle, il va même plus loin : comme telle, c'est-à-dire réduite à sa plus simple expression compassionnelle et sécuritaire, "la politique africaine de Nicolas Sarkozy est une des pires que la France ait connue". Et comme pour illustrer son propos, il raconte la naissance douloureuse et lyrique à la fois, du discours le plus emblématique de la vision élyséenne de l'Afrique, le discours de Dakar . Rédigé à la hâte, dans l’avion, par Henri Guaino , il fut prononcé avec conviction – et, admettons-le, une certaine dose d'ingénuité – quelques heures plus tard par le Président de la République, sans que ce dernier ne semblât en comprendre un traître mot, ni qu'il n'en imaginât les conséquences irrémédiablement néfastes pour l'image de la France dans toute la région