Cet ouvrage rassemble des contes, des légendes et une série de « fenêtres » de l’auteur uruguayen : Eduardo Galeano.

Eduardo Galeano débute dans l’écriture à l’âge de quatorze ans dans le journal socialiste El Sol. Censuré et emprisonné sous la dictature militaire de 1973, il s’exile en Argentine et en Espagne. Il retourne finalement à Montevideo, en 1985, où il y séjourne encore aujourd’hui.
Essayiste, journaliste, chroniqueur, historien, conteur et poète, Galeano ne cesse d’écrire pour dénoncer et parfois même accuser l’exploitation des puissances du nord sur l’Amérique latine. Son œuvre principale reste « Les veines ouvertes de l’Amérique Latine », qu’Hugo Chavez offrit à Barack Obama lors du cinquième sommet des Amériques en avril 2009. Altermondialiste, il participe notamment à la rédaction du manifeste de Porto Alegre en 2005.

Il reçoit le prix Stig Dagerman, en septembre dernier, attribué chaque année à un écrivain qui contribue à promouvoir la parole libre dans le monde. Pendant la cérémonie, les membres du jury définissent Galeano comme un écrivain qui « a toujours été du côté des condamnés de la terre, sans pour autant prétendre être leur porte-parole ».

À cette occasion, les éditions Lux décident de traduire en français Paroles vagabondes  ouvrage publié pour la première fois en 1993 sous le titre : Las palabras andantes. Ce recueil est illustré par les gravures de l’artiste brésilien José Francisco Borges.

 

L’hymne de la parole

Paroles Vagabondes rassemble des contes et des légendes que Galeano a entendus au cours de ses diverses pérégrinations, à travers l’Amérique latine. Ces courtes histoires sont empreintes de réalisme merveilleux. Les dieux indigènes se mêlent au Dieu chrétien. Les sorcières côtoient les satyres. Les animaux parlent et se transforment en hommes. Satan et l’archange se promènent sur terre. Saint Pierre se penche sur le monde pour espionner les hommes. Galeano utilise les personnages bibliques avec beaucoup d’humour et d’ironie. Jésus descend sur terre à l’aide d’un parapluie et atterrit dans une fontaine. Les gens le prennent pour un fou. Son « papa » lui avait interdit de revenir, car c’est très dangereux de rencontrer ses disciples. Et Jésus pense : « Je vais bientôt avoir trente-trois ans. […] Ils m’écouteront quand je serai mort. C’est comme ça, ici sur la terre ». Pendant ce temps, saint Georges terrasse le diable chevauchant sa puissante moto.

Et les hommes, que font-ils ? Don Serafico rêve d’enfanter. Il ne comprend pas pourquoi cela est réservé aux femmes. Quant à Fernando Rodriguez, il ne peut plus rêver. Il avait emprisonné ses rêves dans un sac de supermarché, mais le sac s’est rompu et les rêves se sont enfuis. Sans rêves, il ne pouvait plus vivre, et il mourut. « Il n’avait pas eu grand-chose d’autre. […] Il fut maître de rien, homme nu ; et nu il erra, poursuivi par les enfants, les fous et les oiseaux ». Don Primero traque sa fille, qui s’est enfuie avec son amant, en galopant sur le dos d’une grosse truite. Et il y a Doña Poca, assise dans un café, la tête tournée vers la gare désaffectée, elle attend. Mais qu’espère-t-elle ? Nul ne le sait.


Galeano illustre avec ces contes et légendes l’imaginaire latino-américain. Le merveilleux, la rêverie, la magie surgissent dans le réel avec naturel et subtilité. Nous nous glissons dans ce monde sans nous en rendre compte, simplement portés par la mélodie des mots. Alors il ne faut pas chercher à comprendre une signification, une morale, un message, il faut juste se laisser bercer par cet univers à la fois déroutant et enivrant.

Les personnages apparaissent et disparaissent au fil des pages. Ils surgissent de nouveaux quand on ne les attend pas, dans une autre histoire, dans un autre conte, comme par magie, comme par enchantement, mais toujours avec justesse et finesse. Ces hommes et ces femmes sont souvent vieux, remplis de souvenirs, de désespoir et de tristesse. Leurs histoires ne sont pas extraordinaires, mais le style de l’auteur rend ses personnages attachants, voir même parfois héroïques. Chaque phrase est un poème en elle même. Galeano sait manier le verbe et nous le démontre une fois de plus. 

 

Fenêtres sur le monde

Entre chaque conte, l’auteur glisse ce qu’il appelle des « fenêtres ». Elles sont des ouvertures sur le monde. Ici pas de magie, pas d’imaginaire et d’irréel. Ces courts textes nous ramènent à la réalité, à toutes sortes de réalités. Quand nous lisons ces pages, nous avons l’impression d’être un observateur du monde. Nous avons l’impression que Galeano ouvre des orifices pour que nos yeux regardent ce qu’ils doivent voir.

La fenêtre sur les interdictions nous montre que fort heureusement « il y a encore des gens qui chantent » et « il y a encore des gens qui jouent ». Car il existe de nos jours une panoplie de proscriptions contraignant au quotidien les individus. Ainsi, « Sur le mur d’une auberge à Madrid », on peut lire « Défense de chanter » et « Sur le mur de l’aéroport de Rio de Janeiro […] : Défense de jouer avec les chariots porte-bagages ». Par ces fenêtres, Galeano nous donne également l’occasion de découvrir la parole des oubliés gravée sur les murs des capitales d’Amérique latine. Par exemple, à Lima, il est écrit : « Nous ne voulons pas survivre, nous voulons vivre ». À Buenos Aires : « J’ai aim, j’ai déjà mangé mon f ». Ou encore à Mexico : « Salaire minimum pour le président, pour qu’il sache ce que ça fait ». La politique continue de s’immiscer dans les écrits de l’auteur, avec une pointe de cynisme. Certaines fenêtres décident de nous montrer une réalité brutale, mais une réalité choisie par l’écrivain, qui retentit comme un appel à la résistance. Ainsi la fenêtre sur les dictatures invisibles révèle une vision différente et singulière sur les idées de liberté ou de droit :

« Le libre marché te permet d’accepter les prix qu’on t’impose.
La liberté d’opinion te permet d’écouter ceux qui émettent des avis en ton nom.
Le droit de vote te permet de choisir la sauce à laquelle tu seras mangé
».

Mais tout n’est pas que politique, interdiction et cynisme. Galeano nous donne aussi l’occasion de connaître le monde grâce à des traditions ancestrales qu’il valorise. Nous apprenons ainsi que chez les indiens du nord-ouest de l’Amérique, « le vieux potier offre au jeune potier sa plus belle pièce » non pour l’admirer, mais pour la détruire et mélanger ses fragments à l’argile du nouveau potier. Nous apprenons également comment les femmes donnent naissance aux bébés de Chamula. Bien que le monde moderne soit en constante évolution, Galeano nous montre que les anciennes traditions perdurent. Il nous dévoile toute la beauté et la simplicité de celles-ci. Le ton poétique qu’il emploie nous donne envie de découvrir ces coutumes et surtout de les préserver.

 

Des mots et des illustrations

Paroles vagabondes porte bien son nom. Galeano fait errer ses mots aussi bien qu’il fait voyager le lecteur, soit dans l’imaginaire et la magie, soit dans une réalité dure et cynique. Lire ce recueil nous fait non seulement voyager, mais également parcourir et ressentir des émotions diverses. Au fils des contes et des fenêtres, nous rions, nous pleurons. Nous sommes remplis de joie ou de désespoir. Nous rêvons, nous laissons nos pensées s’en aller de l’autre côté de l’Atlantique, mais nous revenons vite à la réalité glacée et dévastatrice. La fenêtre sur les peurs nous dit : « Si vous aimez, vous aurez le sida. Si vous fumez, vous aurez le cancer. Si vous respirez, vous serez pollué. Si vous mangez, vous aurez du cholestérol. Si vous parlez, vous serez au chômage. Si vous pensez, vous serez angoissés ». Galeano évoque les peurs de ce siècle (sida, cancer, pollution…) et met en relief l’usage qui en est fait dans des sociétés qui préfèrent la sécurité à la justice. Les gens sont apeurés par ce qu’il y a de plus naturel : parler, penser, manger, respirer… Galeano, sous couvert de la poésie, pointe du doigt la politique de la terreur. Les politiques au pouvoir utilisent ce mode de pensée afin de maîtriser et de canaliser les populations. Tout au long de son ouvrage, l’auteur veut nous faire réfléchir sur l’état actuel du monde. Contrairement à ses œuvres antérieurs, Galeano ne dénonce pas, ne critique pas, il met seulement en avant des faits et des dires afin que nous, lecteurs, nous apprenions à réfléchir et à penser autrement.

Les mots se mêlent aux illustrations. Les dessins de José Francisco Borges accompagnent notre lecture et nous invitent à rentrer plus profondément dans l’univers latino-américain. Ils sont comme les écrits de Galeano, parfois doux et mystiques, parfois effrayants et durs.

Face à la confrontation de l’imaginaire et de la réalité, Galeano nous donne une échappatoire : l’utopie.

« Elle est à l’horizon, dit Fernando Birri. Je m’approche de deux pas, elle s’éloigne de deux pas. J’avance de dix pas et l’horizon s’enfuit dix pas plus loin. J’aurai beau avancer, jamais je ne l’atteindrai. A quoi sert l’utopie ? Elle sert à cela : à cheminer ».

Alors, tout en ayant conscience du monde qui nous entoure, continuons d’avancer, de rêver, de voyager, de penser…