Habib Kazdaghli, professeur émérite en histoire contemporaine de la Tunisie et membre d’un des partis de l’opposition, le mouvement Ettajdid   , livre au quotidien son point de vue sur les évènements depuis le départ du Président Ben Ali, en direct de Tunis. 

 

Samedi 15 janvier 14h25.

 

La situation évolue rapidement, à peine ai-je terminé de rédiger les dernières nouvelles que ce matin , à 11h30, la situation a connu un nouveau rebondissement. Avec le passage de l’article 56 à l'article 57 dans la constitution qui s'est traduit concrètement par l'aveu de vacance de pouvoir et non l’empêchement (article 56), le pouvoir est entre les mains du président de l'Assemblée Foued Mbazzaa, qui est tenu d'organiser des élections présidentielles dans un délai maximum de 60 jours. Certes c'est une victoire avec le constat du départ sans retour de Ben Ali. On tient également, de plusieurs sources concordantes on croit savoir que c'est l'état major de l'armée qui a lâché Ben Ali l'obligeant au départ précipité, que l'armée n'est pas intéressée au pouvoir et qu'elle veut accompagner le choix du peuple et l'aboutissement de ses revendications.

 

Mais je veux vous dire que la nouvelle situation comporte des risques et les inquiétudes sont légitimes : en Tunisie il n'y a jamais d'élections libres.Depuis l'indépendance c'était les plébiscites d'un candidat unique, le code électoral actuel est donc mauvais. Pour se présenter un candidat doit être cautionné par 30 députés ou 30 maires qui aujourd'hui sont tous des élus du parti au pouvoir. En 60 jours, il impossible de changer le mode d'élection et de faire connaître les programmes des uns et des autres dans un pays déjà en ruine après 24h de luttes pour la démocratie, je vois mal comment va évoluer la situation. Déjà la surenchère commence, certains avancent que le président du parlement est membre notoire de l'ancien régime et qu'il faut un gouvernement de transition sans aucun membre du parti au pouvoir....alors qu'à mon sens il constitue une garantie de la continuité de l'Etat, si la solution envisagée par l' article 57  échoue elle aussi, c'est l'armée qui va organiser la transition, elle qui a veillé au départ de Ben Ali et a été aux côté de la constitution ne va accepter de donner le pouvoir à un gouvernement de  salut national.

 

Il est 14h25, j'apprends qu'Ahmed Brahim secrétaire du parti Attajdid vient d'être reçu par le l'ex-président (premier ministre) Ghannouchi, il vient de rentrer au local du parti, dans mon prochain mail je vais vous informer des derniers développement et ce qui trame comme perspective aujourd'hui.

 

Je n’ai pas quitté la maison aujourd'hui évitant les risques car j'habite à 10 km du centre ville, je me limite à des contacts par téléphone au local du parti Attajdid ou mes amis politiques n'ayant pas pu rentrer chez eux ils ont passé la nuit au local du parti sur des fauteuils, ils ont pu ainsi continuer à suivre l'actualité dans un centre ville partagé entre plusieurs centre décision (armée, police politique, garde nationale).

 

Dimanche 16 janvier,

 
Cher tous,
 

Nous avons vécu hier  la seconde nuit de couvre feu qui commence à 17h, les comités de défense populaires sont maintenant mieux rodées et contrôlent dans l'allégresse et la joie leurs quartiers et les accès menant aux quartiers, aucun membre des jeunes et des adultes qui montent  la garde n'est armé. Les outils sont des bâtons en bois, parfois des barres de fer. Chaque comité s'organise pour se relayer, un membre de notre syndicat s'est chargé de l’organisation de la participation des voisins entre des postes: de 18h à 2h, le deuxième de 2h à 6h du matin. C'est vraiment une ambiance formidable. Les gens qui ne se connaissaient pas auparavant  apprennent à discuter politique et de l'avenir du pays. En somme, les langues se délient et tout le monde se rend compte que les gens avaient peur et n'osaient pas se parler.

 

Nous pouvons affirmer maintenant que ceux qui sèment la panique, attaquent les civils sont des groupes de policiers en désarroi. Ils veulent détourner  le sentiment de victoire et de fierté qu'éprouvent la majorité de la population et le remplacer par la diffusion de la peur et de l'angoisse. Les membres en fuite ou de la police présidentielle (services spéciaux) sont armés, des snipers ont attaqué dans plusieurs quartiers  des civils, une tension et de peur  prend parfois place parmi nous surtout lorsqu'on descend au centre ville. Les gens sont  très vigilants et regardent toutes les voitures. A telle enseigne qu'aujourd'hui en pleine zone du Passage (Palce de la république) les citoyens ont pu découvrir un voiture taxi qui avait à son bord deux européens (parlant anglais ) qui avaient des fusils. Heureusement que l'armée n'était pas loin, elle les a arrêtés. 

 

C'est officiel, demain le gouvernement de coalition va être proclamé, il comprendra des représentants de trois partis de l'opposition sérieuse ainsi que des représentations de la Centrale syndicale, il aura pour tâche d'assurer la transition du régime autoritaire vers le régime démocratique. 

 
 

Mardi 18 janvier 2011 : (matin)

 

Chers tous, la nuit du lundi au mardi était calme à Tunis, nous sommes encore sous le régime du couvre qui est devenu désormais  de 18h à 5h30 du matin, les comités de vigilance et de protection des quartiers sont encore là dans les quartiers, mais l’ambiance est beaucoup moins tendues que les nuits précédentes. Peu d’alertes, dans notre quartier à un aucun moment  les responsables des équipes n’ont lancé des sifflets ou des cris pour signaler l’arrivée de voitures ou le passage de personnes étrangères au quartier. Je peux vous assurer que n’avons entendu aucun tir, les hélicoptères qui n’avaient cessé de survoler, la nuit précédente, le tronçon de l’autoroute périphérique Tunis-Bizerte qui longe notre quartier, n’ont été vus à aucun moment. Malgré ce calme nous avons veillé jusqu’à 4h30 du matin et nous laissé quelques voisins pour continuer la garde jusqu’à 5h30 du matin et retirer les barricades.

La tâche primordiale est que le pays revienne à la normale, c'est un gouvernement de transition qui doit nous amener aux première vraies élections dans l'histoire du pays qui seront confiée à une commission indépendante et plus jamais  au ministère de l'intérieur comme c'était le cas depuis l'indépendance de la Tunisie en 1956. Elles se feront pour la première fois en présence d'observateurs internationaux. Les partis non reconnus (essentiellement l’extrême gauche POCT et les intégristes de la Nahdha) qui n'ont pas été associés au gouvernement de transition vont pouvoir se constituer en partis légaux et se présenter aux élections, une des tâches du gouvernement de transition est de préparer un projet de loi d'amnistie générale. 

 

Malheureusement, sans vouloir les juger,  certain de ces partis font de la surenchère en ce moment, ils montent la vague de contestation très porteuse conte  le RCD, ils veulent éliminer ce parti, dès à présent, par une décision comme l’a fait Brimer pour le Baath, non, non, l'expérience de l'Irak est édifiante, le sort du RCD sera connu à suite du vote populaire démocratique. C'est par le vote que notre peuple saura exprimer son avis sur ce parti. Mais je dois vous confirmer que le RCD ne fait plus partie du pouvoir. Dans la conférence de presse il a été bien dit et répété par le premier ministre, que le RCD n'avait plus ses cellules dans les entreprises (les cellules professionnelles qui terrorisaient les ouvriers et les fonctionnaires) et qui faisaient un travail de sape par rapport aux sections syndicales de l'UGTT (c’est l’UGTT qui a exigé et obtenu cette revendication).  Il ne faut pas oublier que la grande centrale syndicale UGTT soutient le gouvernement de transition (trois ministres, l’économiste Abdejlil Bedoui, Le doyen Houssine Dimassi et l’ancien secrétaire du syndicat de l’enseignement supérieur qui a guidé notre grève administrative de 2005 Anouar Ben Gaddour) et trois partis démocratiques ( de la mouvance centre gauche progressiste et moderniste sont représentés dans ce gouvernement , chacun, par son premier responsable).  Il y a également des ministres indépendants et crédibles on peut citer Taieb Baccouche universitaire et ancien Secrétaire Général de l'UGTT  en 1981-1982 et actuel président de l'Institut arabe des droits de l'Homme, trois femmes sont au gouvernement: Moufida Tlatli la réalisatrice du film les silences du palais (Ministre de la culture), Lilia Labidi, psychologue et grande figure du féminisme (universitaire, au poste de Ministre de la femme),  Faouzia Charfi, universitaire physicienne  et veuve du grand Mohamed Charfi, elle est secrétaire d’Etat à la recherche.

 

Toutes les garanties sont là pour rassurer les inquiets, ce sont des gages de confiance pour ceux qui ont des doutes. Je ne veux lancer la pierre à quiconque, c'est compréhensible de leur part parce que dans notre pays le mensonge était de mise sous le régime autoritaire, mais être vigilant ne doit pas être une raison pour mettre en doute un processus qui s'est donné toutes  les chances de réussir. Il faut montrer les garanties de réussite et non insister sur la fait que certains ministres avaient appartenu à l'ancien régime. Encore une fois c'est un gouvernement de convergence nationale qui va assurer le passage vers la démocratie, il n'est pas  la fin,  il est le début d'un processus très complexe et comportant des risques, je n’ai aucun doute, comme moi, vous êtes courant des interférences du faux voisin Kadafi qui de tout temps, a financé tous les contestataires du monde entier et condamne aujourd’hui notre jeunesse qui a osé défié Ben Ali. 

 

Chers amis, la solution pour la Tunisie doit être constitutionnelle et non relever d'un coup d'Etat. Elle peut ne pas apparaître assez radicale pour certains, cependant, elle permet la continuité de l'Etat  et de ses services et évite le chaos. Même, si je suis discret, beaucoup de mes amis savent bien que de ma vie, je n'ai jamais appartenu au parti Destour (devenu ensuite RCD), à l'âge de 19 ans j'ai adhéré au parti communiste (encore clandestin à l'époque) devenu depuis 1994 parti Attajdid (gauche démocratique) mais j'ai toujours respecté les autres opinions et leurs apports même si j’ai subi leur exclusion et leur autoritarisme. Le Destour (RCD) c'est un parti qui a dirigé la lutte nationale, c'est un parti de combat nationaliste,  il a dirigé et modernisé le pays depuis l’indépendance dans le cadre d’un système autoritaire, certes,  depuis sa prise du pouvoir beaucoup d'opportunistes s'y sont greffés. Ben Ali a utilisé la grande machine de ce parti pour faire perdurer son pouvoir, des mafieux sont devenus  des responsables de ce parti et de son comité central : les derniers dates sont les Trabelsi et les Matéri, mais de tout temps j'ai su distinguer les vrais, des faux.

Les mafieux ne sont plus là, ils sont partis avec l’argent du peuple,  il faut laisser aux électeurs  en juger, à travers des élections libres et non par des décisions inquisitoires de l’avenir du parti et de sa place dans l’échiquier politique tunisien. C'est vrai que beaucoup de ses responsables locaux, régionaux et nationaux sont corrompus et ont été des supplétifs de la police politique dans les régions et dans les quartiers et dans l’administration etc… mais attention, à jeter ainsi l'anathème sur l'ensemble (2 millions et demi de membres officiellement) on risque de créer ainsi une situation à l'irakienne , beaucoup de braves gens dans tous les milieux et dans toutes les professions ont adhéré à ce parti par convenance ou pour pouvoir travailler et "grimper" dans la hiérarchie sans être inquiété. Mais depuis hier le RCD n'est plus le parti au pouvoir, c'est un parti comme les autres. Chers amis vous allez voir, une fois la peur éloignée et la confiance rétablie, une fois que  gens  auront pris confiance en eux,  d'autres réalités vont surgir, ils quitteront d’eux même ce parti, il aura sa vraie place. Pourquoi voulez vous les donner sur un plateau aux intégristes, ou bien les voir utiliser l’argent qu’ils ont pour constituer des milices et s’allier à la police politique de Ben Ali  pour faire avorter la révolution des jasmins ? 

 

Il est hors de question pour moi d’exclure quiconque de ce processus, car, étant moi-même exclu depuis 35 ans, j'ai bien appris à éviter une telle démarche. Ce que j'ai voulu dire, c'est que le processus actuel permet d'associer tout le monde, la première tâche du gouvernement est de préparer une loi d'amnistie générale tant réclamée en Tunisie. Elle va rendre leurs droits à tous les opprimés de gauche comme de droite, ils pourront former d'une manière légale leur partis politique. Mais bien entendu j’ai mes choix et mes préférences, je milite pour donner la chance à la convergence des forces du progrès, de la démocratie et de la modernité en un grand rassemblement politique défendant les acquis de la Tunisie, car dans la douleur et la souffrance sous le despotisme, des acquis ont été bien créés : les institutions de l’Etat moderne, une administration efficace, des infrastructures, l’éducation, les droits de la femme.  

 Depuis avant hier la Ligue Tunisienne des droits d l'Homme (la première d’Afrique et du Monde arabe, un véritable patrimoine national en matière de lutte pour les droits humains)  a repris ses activités, ses locaux fermés depuis cinq ans ont été ouverts, elle est autorisé à organiser au plus vite son congrès. L'association légitime des magistrats (qui comprend dans son bureau national  quatre vaillantes femmes magistrates qui été éloignées de Tunis dans les quatre coins du pays, loin de leur mari et enfants : Kalthoum Kennou à Tozeur, Wassila Kaabi à Gabès, Raoudha Karafi à Siliana etc.. ) par le pouvoir de Ben Ali) a repris ses activités dimanche et a tenue sa première réunion au palais de la justice de Tunis.

 

Mes étudiants, dont deux d’entre eux ont préparés sous ma direction des mémoires de maîtrise sur l’histoire des juifs de Tunisie ont été libérés hier après passé plus d’une année et demi dans les prisons parce qu’ils ont organisé une grève. A côté de la composition du gouvernement ; dans la même conférence de presse on a annoncé la création de  trois commissions d'enquêtes (anti-corruption), (sur les tueries organisées) et une commission pour les réformes politiques. Elles sont présidées respectivement par Taoufik Bouderbala (ancien président de la ligue des droits de l'Homme), par Abdelfattah Amor (ancien doyen de la fac de droit) et la  dernière par Yadh Ebn Achour, tous ils sont intègres, respectés et je peux vous garantir que s'ils voient une ingérence dans leurs activités, ils seront les premiers à démissionne. Les élections seront organisées par une commission électorale et non par le ministère de l'intérieur, elles se dérouleront sous contrôle international.

Je vois l'avenir de notre chère Tunisie à travers ces hommes et femmes qui sont aujourd'hui membres du gouvernement. J'ai conscience que ce sont des ministres ayant travaillé avec Ben Ali, mais oui, dans toute transition il y a des éléments du passé, la révolution française n'a tué le roi que 4 ans après 1789....

 

J’arrête ma rédaction je viens d’apprendre que l’UGTT s’est retiré du gouvernement et que son Secrétaire Général va tenir une conférence de presse à 15h, c’est très grave, ça doit être  sous la pression de certaines fédérations, il a peur pour sa place. J’arrête d'écrire pour recueillir d’autres informations, je peux vous garantir que les trois partis d’opposition et les ministres indépendants sont toujours au gouvernement d’union

Il est 12h15

 

Depuis les changements intervenus mardi 19 janvier au gouvernement :La démission de l'UGTT et la déclaration qui a suivi du premier ministre Mohamed Ghannouchi et du ministre de l’Intérieur Kamel Morjane de leur démission du RCD (Rassemblement Constitutionnel Démocratique), Habib Kazdaghli a rejoint les positions de son propre parti :  Le Mouvement Ettajdid a accepté de participer au Gouvernement afin de combler le vide politique qui menace la sécurité du pays et de préserver les acquis de la révolution du Peuple. Et, conformément à l'engagement du Premier Ministre de séparer les institutions du pouvoir du RCD, le Mouvement Ettajdid pose le exigences suivantes :

 

1/ La démission immédiate, du RCD, de tous les Ministres appartenant à ce ce parti. 2/ Le gel de tous les avoirs mobiliers et immobiliers du RCD qui sont les biens du peuple tunisien.

 

3/ La dissolution des cellules professionnelles du RDC au sein de toutes les entreprises et administrations du pays.

 

Si ces exigences ne sont pas réalisées dans l'immédiat, le Mouvement Ettajdid révisera sa participation au Gouvernement

 

Propos recueillis par Lilia Blaise