Yves Bonnefoy rend hommage à des voix qui ont œuvré pour que la parole poétique soit préservée des idéologies qui, au XXe siècle, l’ont menacée.

“Écrire un poème après Auschwitz est barbare” selon l’aphorisme célèbre et très commenté du philosophe Theodor Adorno dans Prismes. Voilà une pensée dont s’étonne Yves Bonnefoy, qui se demande, dans Le siècle où la parole a été victime, comment l’on peut condamner la poésie alors même que c’est à elle qu’avaient recours les déportés pour réinjecter du sens dans leurs corps décharnés, comme a pu en témoigner Primo Levi, pour court-circuiter la machine idéologique nazie. Comment peut-on attaquer cette activité du langage qui est la plus à même de lutter contre Auschwitz, contre les totalitarismes ? Même si le philosophe allemand parle sans doute plus précisément des fausses consolations d’une certaine poésie lyrique qui seraient déplacées après la découverte des camps, ce que Bonnefoy remarque dès l’introduction, ce dernier invalide la légitimité même d’une telle prohibition : la grande suspecte, la parole qui est à surveiller de près, c’est celle de la philosophie.

Le grand péril pour la parole poétique, c’est la pensée conceptuelle. Telle est la thèse que défend Bonnefoy tout au long de ce recueil d’articles, de préfaces, d’hommages à des poètes (Gilbert Lély, Guillaume Apollinaire, Roberto Mussapi), à des écrivains qui ont contribué à sa réflexion sur la poésie (comme Kafka), qui précisément ont œuvré pour la parole, au cœur de ce XXe siècle qui a connu des guerres sans précédent, qui a vu des idéologies menacer l’humain, dénier le propre du langage qui est de donner sens à la vie. Le concept est une abstraction, il naît de la comparaison de plusieurs objets entre eux pour en dégager les points communs. Par exemple, le concept de chaise ne retient des chaises que l’on peut rencontrer que quatre pieds, un siège et un dossier, laissant de côté l’osier dont peut-être fait le siège ou le bois qui peut être d’arbres différents. Le concept ne prend donc en compte qu’une part du réel, n’en présente qu’une vue tronquée.

L’idéologie, c’est le concept érigé en vérité absolue, en un système clos qui interdit le dialogue et prend le risque de se heurter à un autre système défendant une autre portion de réalité. La pensée conceptuelle, donc, engendre la guerre. La parole poétique, au contraire, ne s’occupe pas de généralités. L’auteur d’Anti-Platon privilégie l’individuel au monde des idées. Comme le note le poète Philippe Jaccottet dans sa chronique sur l’œuvre de Bonnefoy, “Vers le vrai lieu”, Bonnefoy loue Baudelaire d’avoir su dire “une passante” et non plus “la passante”, non plus le concept mais l’être unique et mortel. Il ajoute : “La poésie ne doit pas, comme on le croit souvent, arracher le périssable au temps, elle doit intégrer l’éphémère, l’ombre, la ruine, pour saisir la profonde, l’unique réalité”   .

La poésie à l’épreuve des totalitarismes
Bonnefoy nomme parole le “retournement de la pensée contre les discours en place”   . Sa tâche est la “transgression des dogmes”. Muselée, elle manque donc son but. La voix d’André Breton, auquel Bonnefoy rend hommage à l’occasion du centenaire de sa naissance, s’élève dans un climat de libération de la parole : l’entreprise dadaïste, qui brise “l’immobilisme du discours en détachant les éléments signifiants des signifiés”   lui apparaît comme une parole autre et plus noble que l’ordinaire en ces années 1910 où le jeune poète découvre une société injuste et bientôt les horreurs de la guerre. Bonnefoy voit dans le surréalisme un “déni indigné de l’état du monde”   , une révolte qui passe par la croyance que, comme dans l’univers imaginaire du conte, tout est possible. Reprochant à Breton sa deuxième période, ésotérique, privilégiant une réalité autre, cachée, quand il faudrait investir pleinement cette existence, ressentir ce monde dans son unité profonde, il lui rend grâce cependant d’avoir rejeté le nazisme et le stalinisme.


Paul Celan, dont Adorno disait que la poésie “était imprégnée de la honte de l’art devant la souffrance”, a été touché plus directement par le nazisme. Bonnefoy, qui l’a connu personnellement, revient sur la fausse accusation de plagiat portée par Claire Goll. Alors qu’il a été rapidement disculpé, cette affaire le bouleverse profondément et le mènera à se faire hospitaliser à plusieurs reprises. À travers lui, le siècle, l’antisémitisme continuent à attaquer la parole : “Ils détestaient la lucidité dont Paul Celan faisait preuve, et surtout qu’à travers ses mots allemands remis en question, déchirés, mais tout autant préservés, elle fut la preuve de cette foi dans la parole qu’avait persécutée le nazisme”   . Ce qui alarma Paul Celan, pour citer le titre de cet article, c’est aussi le malentendu profond sur ce qu’est la poésie que mettait à jour ce scandale littéraire. Comment personne, pas même les amis de Celan, n’a-t-il remis en question la pertinence même de cette idée de plagiat en poésie, qui implique que le poète n’est qu’un “bricoleur de mots” et que l’expérience poétique est somme toute assez superficielle ? À côté des antisémites, d’autres terroristes de la parole empêchaient de réfléchir à ces questions : “Ses amis ne vivaient-ils pas dans une société dont l’intérêt se portait bien plus, en ces années de spéculation structuralistes ou textualistes, sur le fonctionnement du langage que sur les pouvoirs de la parole ?”   .

À l’écoute du son sous le sens : contre Roland Barthes
Le nazisme n’est donc qu’un des nombreux masques que ce démon de l’esprit a porté. Le structuralisme et le textualisme ont également mis en péril les spécificités de l’action poétique. Dans son article sur “Le Degré zéro de l’écriture et la question de la poésie” Bonnefoy reproche à Roland Barthes, son prédécesseur à la chaire de poétique du Collège de France, d’avoir envisagé la littérature comme un acte conscient de travail sur la langue considérée comme fait social. Cette conception met de côté les phénomènes psychiques, la démarche existentielle de l’auteur qui seuls sont porteurs de sens. Plus généralement, comme il a pu le préciser ces dernières années à l’occasion de la mise au programme du baccalauréat de son recueil Les Planches courbes, le poète rejette l’exercice scolaire du commentaire de texte qui présuppose que le poème est porteur de significations, voire même qu’il a pour fonction de véhiculer des significations. Cette attitude à l’égard du texte, héritée du textualisme, voit le poème avant tout comme un système de signes, un objet forclos, autonome, absolu, ignorant le monde réel auquel il fait référence et se prenant pour le réel lui-même ! Au contraire, Bonnefoy invite les lecteurs de poésie à l’approcher de manière plus instinctive et de se souvenir, à la lecture du mot “arbre”, des arbres qui ont marqué nos vies.

Faire l’expérience de l’unité profonde du réel
À ces théories de la littérature qui en font la chasse gardée des spécialistes, à ces systèmes qui ne sont encore une fois que de l’idéologie, Bonnefoy oppose des expériences poétiques et fait appel pour cela au vécu de chaque être humain. Dans ce même essai, il s’éloigne de son objet d’étude pour décrire une expérience de promenade, description à l’approche de laquelle la joie se lève et élargit le cœur du lecteur. Au cours de cette promenade, un instant, le monde apparaît au promeneur dans sa grande unité, où chaque arbre ne se tient pas là dans ses spécificités mais dans une grande et unique présence. Non pas l’abstraction, qui elle aussi abolit les particularités, mais l’unité du monde tel que le perçoit l’enfant, avant que le langage ne vienne délimiter sa réalité. Et cette expérience-là, Bonnefoy en fait l’archétype de l’expérience poétique. En effet, le poème, parce qu’il est composé de sons, possède une matérialité qui en fait un “fragment parmi d’autres de l’aspect sonore de la présence du monde”   . Et la lecture du poème invite à écouter la musique qui est sous les mots et leurs sens et, déchirant les mailles que tisse la pensée conceptuelle dans le discours ordinaire, à sentir un peu de l’unité du monde et de l’existence à travers elle. Ce que Bonnefoy nomme “degré zéro de la signification conceptuelle” pour reprendre Barthes.

Bonnefoy, dans cet essai qui nous fait découvrir ou retrouver des voix oubliées (comme celle de Gilbert Lély, mise de côté dans la plupart des programmes scolaires ou universitaires), nécessaire parce qu’il appelle de ses vœux une approche plus sensuelle de la poésie, qu’il dessine comme la “perception du son du mot dans le vers, ou celle de l’immédiat dans le spectacle du monde, avec pour effet que l’autorité des concepts dans le discours y est relativisée”   . Elle est donc l’harmonie de la partie par rapport au tout, elle est la science du rapport entre l’individu et les autres êtres parlants, elle est, alors que les grands récits religieux s’effondrent, “l’ultime ressource de l’espoir”.