Voici un film bien réconfortant. Son sujet étant la prise de conscience, par un acteur vedette de Hollywood, de la vacuité de l’existence, Somewhere laisse tout le temps de réfléchir à ce qui se passe à l’écran, c’est-à-dire pas grand-chose, tout en sachant que c’est fait exprès. Il ne saurait être reproché à la réalisatrice l’ennui tenace dans lequel est plongé le spectateur, vu que c’est le sentiment qu’elle s’efforce de lui communiquer, et qu’elle y parvient brillamment. Une fois qu’il a renoncé à deviner, par exemple, si l’acteur, affalé dans un sofa, mettra trois minutes, ou quatre, à siroter une bouteille de bière, il a tout le loisir de penser à la signification forcément profonde qu’une cinéaste aussi sophistiquée que Sofia Coppola ne peut avoir manqué de conférer à ses choix de mise en scène.
Le spectateur averti, qui se refuse à rechercher au cinéma un simple divertissement, mais plutôt matière à penser, est toutefois un peu déçu par le sens qu’il ne peut s’empêcher d’attribuer de prime abord à la première séquence. Une voiture de luxe fait des tours sur une sorte de circuit aménagé en plein désert, filmée en plan fixe de côté. Un, deux, trois tours, etc. Est-ce à dire que le personnage tourne en rond dans la vie ? Et s’il s’arrête et sort de la voiture précisément en face de l’endroit où est postée la caméra – étant entendu que ce ne peut être seulement pour qu’il soit commodément cadré – cela voudrait-il dire qu’il s’agit d’un homme au comportement prévisible, puisqu’il se laisse dicter sa conduite par la structure même du film ? Ce ne peut être que cela, se raisonne le spectateur, déjà transformé en analyste critique ; c’est toutefois un bon point, se dit-il : voilà un film qui ne me laissera pas passivement absorber un flot d’images captivant mon attention et une histoire palpitante faisant battre mon cœur ; voilà un film qui fera fonctionner mes méninges. D’abord très content de se montrer si véloce à comprendre le sens de ce qui lui est montré, le spectateur est néanmoins légèrement agacé, et sa fierté passablement écornée, par l’absence de subtilité des analyses qu’il cogite à mesure qu’il lui faut trouver à s’occuper pour ne pas finir dans la même torpeur que le personnage dont il suit les pérégrinations. Il lui faudra attendre les derniers plans pour se résoudre à conclure que les interprétations immédiates et basiques qu’il avait données à toutes les métaphores distillées consciencieusement par Coppola étaient bien les seules possibles. Cette fois, le héros roule non plus en rond, mais en ligne droite, la caméra n’est plus fixe et ne précède plus son mouvement, mais le suit, et, quand il s’arrête, ce n’est pas "somewhere", mais quasiment nulle part. Mieux, s’étant émancipé, à la fois de la tutelle scénaristique dans laquelle il était enfermé et de l’absence de perspectives que lui offrait sa vie misérable, il sort de la voiture, symbole de son aliénation matérialiste, et marche droit devant lui, on ne sait où. La réalisatrice semblant ignorer tout autant que le spectateur où se dirige le héros, qui sait si lui-même en a une idée ; n’est-ce pas le signe qu’il est enfin libéré à la fois de son spleen et de tous les carcans, y compris filmiques, qui l’entravaient ?
Dans l’intervalle, un événement majeur aura secoué une petite vie jusqu’alors rythmée par les cuites prises à diverses fêtes et les campagnes de promotion où séances photos et entretiens soporifiques se succèdent : l’obligation de s’occuper d’une fille de onze ans que lui confie son ex-femme. Ces "quelques jours avec elle" vont lui révéler à quel point passer du temps avec son enfant le remplit bien plus de joie que culbuter toutes les midinettes et starlettes qui l’adulent. D’ailleurs, ne lui arrivait-il pas de s’endormir au beau milieu d’un cunnilingus pratiqué sur une donzelle qu’il venait de rencontrer ? N’était-ce pas le signe que passer de femmes en femmes ne le satisfaisait pas et finissait même par le lasser ? Qu’il est réconfortant d’être ainsi édifié. Non, l’argent, la gloire et le sexe à tout-va ne font pas le bonheur ! Vive la famille et une relation vraie de vraie ! Non, les paillettes et lumières des shows télévisés, deux belles jumelles exécutant moyennant finance des danses lascives dans votre chambre d’hôtel, aussi haut de gamme soit cette dernière, ne valent pas la sérénité qui vous comble quand votre petite fille s’assoupit, la tête posée sur votre épaule, en écoutant un vieux chanteur susurrer un standard d’Elvis accompagné d’une guitare sèche. Un dernier doute assaille cependant notre spectateur : cette bonne morale que l’on m’assène n’est-elle pas un brin conformiste de la part de la coqueluche, non seulement de Quentin Tarantino (président du Jury qui lui a décerné le Lion d’or à Venise), mais de toutes les gazettes les plus progressistes et branchées, ou cherchant à en être (Les Inrockuptibles, Libération, Télérama, etc.) ? Aussi se creuse-t-il la cervelle pour trouver une signification plus riche aux caractéristiques stylistiques de Miss Coppola. Pourquoi, dans la plus grande partie du film, quand notre héros assiste à un spectacle (sa fille à la patinoire, par exemple, ou les danses susmentionnées), est-il filmé systématiquement en contre-champ, isolé, sans un seul plan d’ensemble l’associant aux autres protagonistes ? Cette grammaire cinématographique ne serait-elle pas un peu trop élémentaire pour signifier qu’il ne participe pas vraiment à ce qui se passe autour de lui ? Pourquoi, autre exemple, alors que les précédents Coppola étaient parsemés de morceaux planants de groupes "indé" à la mode, celui-ci ne laisse-t-il entendre, pendant sa première heure, que quelques pièces anodines de musique diégétique ? Serait-ce afin que les musiques extra-diégétiques, bien plus entraînantes, apparaissent seulement à partir du moment où le personnage, au contact de sa fille, sort de sa grisaille ? De nouveau, nous avons l’impression de retomber trop facilement sur nos pieds, d’être conviés par une mise en scène faussement subtile à un petit jeu herméneutique finalement assez vain. N’est-ce pas le spectateur, dès lors, que le film fait tourner en rond ?