C'est selon une organisation thématique mais en gardant en filigrane une progression chronologique que l'auteur nous entraine en images dans cette histoire de la folie.
Après une "histoire de la folie" parue en 2009, Claude Quétel rassemble dans ce nouvel ouvrage un choix d'images de la folie, représentations artistiques ou documentaires qui, de l'Antiquité à nos jours, retracent à leur manière l'histoire de cette affection troublante et dérangeante. Le propos de l'auteur n'est pas de dresser un catalogue indifférencié d' illustrations de la folie mais, à travers certaines d'entre elles, de nous faire percevoir les préoccupations philosophiques, religieuses, morales et médicales qui ont prévalu à tous les moments de l'histoire. Car le mot folie a toujours été ambivalent, signifiant à la fois, au sens philosophique, l'absence de sagesse et au sens médical, la perte de la raison. Cette dualité de sens se retrouve dans la diversité et souvent l'équivoque des représentations.
A l'aube de la Renaissance, la figure emblématique du bouffon, celle du fou qui divertit les seigneurs et les rois par son délire audacieux, est largement représentée dans les gravures, les enluminures et jusque dans les cartes de jeux de tarots. Symbole de l'errance, de l'insouciance et de la liberté, elle illustre la folie au sens philosophique du terme et devient rapidement l'allégorie de la folie du monde (Le sabbat de bouffons d'après Pieter Bruegel en témoigne). Cette signification est reprise et consacrée par Sébastien Brant, dans son ouvrage de morale chrétienne, La Nef des fous (1494), maintes fois réédité et imité. Sont répertoriés et représentés les vices des contemporains, allégoriquement embarqués dans des bateaux ivres dérivant vers nulle part. C'est la folie des hommes et du monde qui est ici stigmatisée. Rien d'étonnant dans le contexte religieux de l'Occident médiéval où, suivant la tradition judéo-chrétienne, la folie est la marque du péché et le fou l'impie dont il faut se protéger. Les crises de la fin du Moyen Age et les craintes eschatologiques qu'elles font naître, voient surgir l'image du fou possédé du démon (le diable au corps) ou qui a pactisé avec lui. L'Inquisition qui multiplie les procès en sorcellerie obtient force aveux, convainc parfois les intéressés eux-mêmes de la nature démoniaque de leur mal. Plusieurs artistes reprennent la thématique de La Nef des fous, comme Jérôme Bosch vers 1510-1515. Mais le thème de la mélancolie va davantage encore les inspirer. Cette maladie de l'âme est vue par les hommes de la Renaissance, selon la tradition aristotélicienne, comme la source de l'inspiration, le fondement de la puissance créatrice. La figure du mélancolique envahit alors l'histoire de l'art (Albrecht Dürer, Melancolia, 1514, Lucas Cranach l'Ancien, La Mélancolie, 1532). La folie a donc d'abord été représentée comme une allégorie, tour à tour de la liberté, du vice, du diable, de la mort, de l'absurdité du monde ou du génie artistique.
Mais le thème de la pathologie authentique s'impose progressivement dans l'iconographie. Il avait parfois accompagné les représentations allégoriques de la folie dans la mythologie antique (Héra punit Héraclès pour se venger de Zeus) et dans les récits bibliques (Nabuchodonosor est frappé de folie par Yahvé pour avoir détruit le temple de Jérusalem). Il devient central et témoigne des préoccupations médicales et thérapeutiques de l'époque. Les médecins du Moyen Age et de l'Ancien Régime reprennent et complètent les posologies des médecins grecs dans lesquelles les plantes tiennent une place centrale. L'hellébore noir, vomitif puissant, devient même la plante médicinale emblématique de la folie. Mais le peu de réussite encourage les médecins et les charlatans à inventer toutes sortes de traitements farfelus. La folie du traitement répond à celle du malade. L'un de ces remèdes (réel ou fictif ?), plus spectaculaire que les autres, va inspirer les artistes en développant leur fantaisie et connaitre ainsi une large diffusion. Il s'agit de la pseudo-opération chirurgicale au cours de laquelle la "pierre de folie", sensée être responsable des maux, est extraite du front de l'insensé. Des artistes de renom comme Jérome Bosch (L'extraction de la pierre de folie, 1499) ou Pieter Bruegel l'Ancien (Excision de la pierre de folie, XVI°siècle) nous ont laissé de belles représentations de cette pratique. L'Eglise propose aussi plusieurs saints guérisseurs spécialisés dans la folie (Saint Jean, Saint Mathurin). Partout des pèlerinages thérapeutiques se développent et donnent lieu à des représentations réalistes, burlesques ou plus tard hallucinées comme Le pèlerinage de San Isidro de Fransisco Goya (1820).
Au cours des XVII° et XVIII° siècles, la recherche médicale se fait plus précise. Les premiers discours rationalistes sur la folie apparaissent avec les travaux illustrés des Anglais R. Burton (Anatomy of Melancholy, 1651), T. Sydenham ou T. Willis. Le fou n'est plus un démon et la théorie des humeurs d'Hippocrate est récusée au profit de celle du cerveau. Des expériences cliniques sont menées un peu partout en Europe (ce sont les premières classifications de la folie). Dans le même temps, en Angleterre nait le courant philantropique qui dénonce les conditions d'enfermement des insensés dans d'horribles cachots, asiles ou tours pour les fous dont témoignent nombre de gravures et de peintures (Le Roué à Bedlam, de William Hogarth, 1733, Le préau des fous à Saragosse, de Fransisco Goya, 1794). Cette dénonciation sera reprise plus tard par les pères de la psychiatrie, Pinel puis Esquirol. Partout en Europe la doctrine de l'assistance prend le relais de la charité traditionnelle. L'édit de 1656 qui crée "l'Hôpital général" ne vise pas particulièrement les insensés (comme Michel Foucault a voulu le démontrer dans son Histoire de la folie à l'âge classique, dénonçant le "Grand Renfermement" orchestré par le pouvoir royal qui assimile les fous aux déviants et aux asociaux), mais plutôt les mendiants qui errent en masse dans Paris. Les fous, eux, considérés comme malades, sont dirigés, à la demande des familles et par lettre de cachet, vers les grandes maisons de force religieuses (comme Charenton). Les deux établissements de l'Hôpital général, La Salpêtrière pour les femmes et Bicêtre pour les hommes, n'accueilleront jusqu'à la fin de l'Ancien Régime qu'une minorité d'insensés (10% tout au plus). C'est à la Révolution cependant que s'accomplit le geste libérateur du médecin faisant tomber les chaines des aliénés, attribué de façon mythique à Philippe Pinel, directeur de Bicêtre. Deux représentations de cet évènement contribuent à enraciner le mythe fondateur de la psychiatrie, celle de Charles Louis Müller, Pinel faisant ôter les chaines des aliénés à Bicêtre, 1849 et celle de Tony Robert-Fleury, Pinel faisant ôter les chaines des aliénés à la Salpêtrière, 1876).
C'est au début du XIX° siècle que nait l'asile et la psychiatrie dans le postulat de la curabilité des aliénés. L'isolement du monde, la vie réglée et la thérapie par le redressement moral (souvent synonyme de correction) doivent apporter la guérison. Partout en Europe, un vaste programme de construction d'asiles commence (en France la loi de 1838 en prévoit un par département). Les projets d'architecture ( Montrouge en 1827, Charenton en 1826 ou Sainte-Anne en 1867) par leur symétrie parfaite ont pour but de favoriser la surveillance tout en présentant métaphoriquement l'image du corps idéal. Mais la réalité de l'internement est loin de cet idéal rêvé. Le surpeuplement (la nouvelle loi admet l'internement de tous les aliénés y compris de ceux qui ne présentent aucun danger pour la société), la promiscuité, la discipline, le travail obligatoire et les sanctions, sont les vrais visages de ces asiles. Ils ont impressionné les artistes qui les représentent dans leur réalité douloureuse (Wihelm von Kaulbach, La maison des fous, 1834, Jean Béraud, Charenton,1885, Telemaco Signorini, La salle des agités de San Bonifacio à Florence, 1865). D'autres images (illustrations le plus souvent de traités médicaux) nous renseignent sur les pratiques thérapeutiques utilisées: lits de contention, camisole de force, masque de fer, tambours ou fauteuils rotatoires, électrochocs (expérimentés en 1804). Elles accompagnent la médication qui s'enrichit de nouvelles substances avec les progrès de la chimie (morphine, chloroforme). C'est aussi au début du XIX° siècle qu'apparaissent les premiers portraits de fous dans une recherche physiognomonique destinée à identifier le type de folie par l'observation des caractères physiques du visage et la mensuration du crâne. L'origine des maux est cherchée dans l'anatomie du cerveau (poursuivant la réflexion engagée dès le XVI° siècle par Della Porta et plus tard par Charles Lebrun ou Descartes) et non plus dans les passions de l'âme. Esquirol, en 1825, fait dessiner plus de deux cent portraits d'aliénés par Georges François Gabriel. Géricault, dans une vision romantique et peut-être à la demande de son ami Etienne Georget, assistant d'Esquirol, réalise plusieurs portraits d'aliénés dont Le Monomane du vol d'enfants, 1821-1824. Les traités psychiatriques de la fin du XIX° siècle s'accompagnent d'illustrations de portraits à visée plus clinique car il s'agit de recenser et cataloguer les grands types de folie. La photographie naissante s'intéresse aussi à la psychiatrie (Hugh Diamond, Photographies d'aliénés internés en Angleterre, 1850, Henry Hering, Photographies d'aliénés du Bethlehem Hospital, 1857-1859) mais le regard et donc l'image ne suffisent pas à rendre compte de la pathologie. La psychologie et la psychanalyse vont y substituer bientôt la parole et l'écoute. Une maladie en particulier va cristalliser les intérêts médical, social et littéraire, c'est l'hystérie. Son caractère spectaculaire (convulsionnaire), plus spécifiquement féminin (érotique) et incurable la rend fascinante pour les psychiatres comme pour les artistes qui créent l'archétype de l'hystérique adultère incarné par Mme Bovary (Flaubert, 1857). Le neurologue Jean Martin Charcot expérimente l'hypnose. Les photographies d'Albert Londe qui travaille avec lui à la Salpêtrière, montrent les phases successives d'une attaque hystérique, 1882, tandis que le peintre André Brouillet nous fait assister à Une leçon clinique du Dr Charcot à la Salpêtrière, 1887. Mais ses méthodes vont être rapidement critiquées par "l'école de Nancy" qui s'oriente vers une prise en charge plus psychologique et relationnelle. Sigmund Freud, influencé par ce courant, invente la méthode des "associations libres", la psychanalyse.
Dans les années 1960-1970 en Europe, un puissant courant contre la psychiatrie nait de la contestation radicale du système asilaire. Celui-ci avait déjà été fortement critiqué dès son apparition. Les campagnes de presse contre la loi de 1838 sous le second Empire, les critiques virulentes de Jules Vallès et d'Albert Londres (Chez les fous, 1925) et le manifeste surréaliste contre la "dictature sociale" des psychiatres en sont les témoignages. Mais dans un monde occidental en pleine croissance économique, c'est la notion de norme elle-même qui est remise en cause et donc la folie en tant que pathologie. Le fou devient le bouc émissaire d'une société normative et répressive. C'est cette thèse que Michel Foucault défend en 1961, à la suite de l'américain Tomas Szasz. La raison de l'âge classique aurait exclu la folie, la psychiatrie moderne aurait poursuivit cette exclusion. Pour beaucoup de psychiatres désormais, la folie n'est plus une maladie mais un "écart de conduite au sein de la société" qu'il faut accompagner et non plus médicaliser. En Mai 68, les étudiants se font les porte-paroles de ce courant en dénonçant la psychiatrie comme instrument de l'Etat policier. Plusieurs artistes, photographes, cinéastes, réalisent des reportages et des fictions sur ce thème. Les photographies de Raymond Depardon rendent compte du dénuement des patients dans des asiles vétustes, Vol au-dessus d'un nid de coucou de Milos Forman (1975) dénonce l'enfer psychiatrique et devient un film culte. C'est le début dans le même temps du démantèlement des hôpitaux psychiatriques au profit d'une prise en charge ambulatoire accompagnée d'une médication moderne (neuroleptiques et antidépresseurs). Une page est tournée.
L'auteur termine son livre par une brève histoire de l'art. En rappelant que le thème de la folie a pris dans un premier temps et jusqu'au XVIIe siècle une forme métaphorique, il précise qu'il devient une véritable mode lorsqu'il est abordé sous l'angle de la vraie maladie par les romantiques. Tous les genres sont concernés. L'opéra, avec le livret de Donizetti, La fiancée de Lammermoor (1839), la peinture avec William Blake, Fuseli, Géricault et Delacroix. En particulier le courant expressioniste, qui en donnant à ressentir plus qu'à voir, rend le traitement du thème de la folie encore plus saisissant. Sont évoqués L'idiot de Soutine (1920), La Folle d' Otto Dix (1925) et avant Le Cri de Münch (1893). La folie des auteurs n'est jamais loin et l'art est parfois l'expression d'une douleur intérieure qui s'en rapproche (celle de Géricault, celle de Van Gogh). Enfin les fous eux-mêmes font de l'art. Si les internés se sont souvent exprimés par le dessin, la peinture ou la sculpture, le caractère esthétique de leurs oeuvres n'a été consacré que tardivement par les surréalistes et par Jean Dubuffet, qui invente le terme d'art brut (Outsider Art). Les oeuvres d'Adolf Wölfli, interné à Berne de 1895 à 1930 et d'Aloïse Corbaz, internée de 1886 à 1964 sont depuis devenues célèbres. L'art psychopathologique s' expose à partir des années cinquante jusqu'à nos jours où l'art-thérapie prend le relais