Une synthèse qui prend la forme d’une « excavation de la révolution andine, dont les couches successives de sédimentation historique forment le sous-sol, le terreau […] de la lutte politique actuelle en Bolivie. »

Cette traduction d’un ouvrage paru aux Éditions Verso en 2007 est l’œuvre de deux historiens engagés dans le champ des études critiques sur les mobilisations et les processus révolutionnaires en Amérique du Sud. Ayant assisté aux évènements marquants du cycle de mobilisation des premières années de la décennie 2000 en Bolivie, ces deux chercheurs présentent ici une synthèse historique de ce qu’ils nomment les « horizons révolutionnaires » en Bolivie. Cette synthèse prend la forme d’une « excavation de la révolution andine, dont les couches successives de sédimentation historique forment le sous-sol, le terreau […] de la lutte politique actuelle en Bolivie. » (p.61)

Le cycle de mobilisation débutant par la « Guerre de l’eau » de Cochabamba en 2000, suivie de la « Guerre du Gaz » à El Alto en 2003, du siège de La Paz qui l’accompagnait, et des multiples mobilisations ayant mené à la chute du régime politique et à l’élection d’Evo Morales à la tête du pays en 2005, est ici analysé en détails. Mais le plus grand mérite de cet essai est de situer ces évènements dans la « longue durée » de l’histoire des résistances et des processus révolutionnaires à partir des soulèvements de 1781 dirigés par Tomás Katari, Tupaj Katari et Tupaj Amaru. La thèse défendue dans l’ouvrage est que les évènements récents doivent être interprétés comme résultant de la fusion sans précédent des luttes autochtones (J’utilise le terme « autochtone », d’usage courant dans la Francophonie nord-américaine, à la place du terme « indigène » qui est utilisé dans l’ouvrage) et nationales-populaires.

En se basant sur leurs propres travaux d’histoire des projets anti-coloniaux, nationalistes et d’affirmation autochtone, de même que sur une minutieuse revue de la littérature produite en Bolivie et dans le monde anglo-saxon, les auteurs nous proposent un récit jalonné par différentes étapes dans la formation de la citoyenneté des populations autochtones mais aussi métis et créoles. La contestation de l’ordre colonial au 18e siècle est suivie de celle de l’ordre républicain oligarchique au 19e, ainsi que de la montée de mouvements nationaux-populaires au 20e siècle. Les populations autochtones, représentées par leurs chefs, forment des alliances variables au fil du temps avec certaines élites, ce qui leur permet d’acquérir de nouveaux droits, mais ces alliances mènent le plus souvent à des trahisons et des échecs. Le « colonialisme interne » persiste donc jusqu’aux évènements récents où la prise du pouvoir de l’État par un ensemble de mouvements comprenant les principales organisations autochtones est qualifiée par les auteurs de véritable pachakuti, terme andin signifiant à la fois révolution et retour au passé.

Les principaux enjeux contentieux, qui reviennent telles des constantes dans les luttes évoquées, sont la volonté d’autonomie des communautés autochtones, leur désir d’appartenance à un projet national plus large, leur défense des terres qu’elles occupent et cultivent, leur demande d’accès à l’éducation formelle, et leurs efforts pour maintenir leurs vastes réseaux productifs et commerciaux parfois transfrontaliers. Si les auteurs évoquent une « économie morale andine » sans en expliquer les fondements, on comprend que les Autochtones tels qu’ils sont décrits comme acteurs économiques et politiques sont loin du stéréotype de l’Indien des communautés isolées vivant d’agriculture de subsistance.

Si les auteurs ont la sagesse de montrer que le gouvernement d’Evo Morales n’est pas nécessairement le représentant fidèle des aspirations autochtones ni de tous les mouvements sociaux qui l’ont porté au pouvoir, on peut soulever les limites de leur analyse des mécanismes sous-jacents aux affiliations ethniques. Quand, par exemple, ils déplorent le fait que les puissants syndicats miniers vers le milieu du 20e siècle aient entretenu des préjugés et du mépris à l’égard des paysans autochtones – vieilles représentations instaurées par le colonialisme et prolongées par les élites créoles – on se questionne sur l’identité ethnique des miniers en question. Il aurait convenu de se demander par quelles transformations de leur autocompréhension sont passés ces miniers et leurs descendants qui se réclament aujourd’hui d’une identité autochtone.

Un autre type de question se pose à la lecture de l’expression « chefs indigènes », qui est utilisé pour décrire les acteurs autochtones de façon transhistorique, alors qu’on sait fort bien que les formes d’organisation et de représentation des communautés se sont transformées dans le temps. Les auteurs mentionnent les caciques-apoderados puis, beaucoup plus tard, les Kataristas et la confédération paysanne CSUTCB, ce qui témoigne de leur connaissance de ces transformations. Mais le sujet aurait mérité un traitement plus systématique, afin de relever, notamment, la complexité grandissante des formes de représentation de l’autochtonie et d’organisation des Autochtones. Par ailleurs, on remarque l’extrême rareté des Métis comme acteurs politiques dans le récit proposé par les auteurs. Pourtant, il est question du mythe du métissage lorsqu’est évoquée la Révolution de 1952, ce qui implique que des catégories de la population se décrivaient ou étaient décrites comme des Métis.

Cet ouvrage souffre d’un défaut autrement plus grave : une traduction bâclée qui produit chez la lectrice l’envie irrésistible de reconstituer les phrases telles qu’elles ont dues être écrites en anglais. On rencontre même des erreurs graves telles que « Katari et son associé Bartolina Sisa » (p.72), alors que Bartolina était une femme et était la conjointe de Tupaj Katari. Les phrases sont souvent lourdes et parfois difficilement compréhensibles, problème qu’on peut sans doute attribuer à la traduction.

Ceci dit, pour les lecteurs qui recherchent des ouvrages francophones sur l’histoire de la Bolivie, ce livre est d’une grande richesse. L’analyse est nuancée, critique et réflexive du point de vue d’une histoire de la gauche, en plus de fournir une vision de la révolution comme processus historique de longue durée, ce qui permet d’accéder à la complexité des différents rapports de force et à l’enracinement du colonialisme interne.