Qu'est-ce que le contemporain? Une approche historique, géopolitique, linguistique et critique en douze articles enquête...

De qui suis-je le contemporain ? Avec qui est-ce

que je vis ? Le calendrier ne répond pas bien   .
 

Contemporain, postmoderne, avant-garde sont des notions qui semblent a priori jaillir de nulle part, déversées dans notre quotidien, sans sources ni préparation. Introduites subrepticement dans le langage critique, elles se sont imposées dans toutes les bouches pour se généraliser complètement dans le discours artistique et culturel. Banalisées, on leur affuble tous les épithètes disponibles sur le marché littéraire – "nouveau", "présent", "futuriste", "subversif", etc. - tant d’étiquettes pillant leur sens ultime. Comme si les idées, de moins en moins platoniciennes, étaient toujours comme le bon sens, la chose du monde la mieux partagée.

C’est bien à partir du surgissement d’un concept et de l’épuisement d’un mot, qu’il faut penser l'ouvrage collectif dirigé par Lionel Ruffel, Qu’est-ce que le contemporain ? Renverser l’évidence d’une génération spontanée conceptuelle au profit d’un examen des coulisses historiques, géographiques et linguistiques d’un terme ; lever le rideau des malentendus sur une notion floue et plurielle, telle est la tâche que se sont donnés les douze articles qui composent cet ouvrage. Abordant le contemporain sous des angles variés, le volume se présente sous la forme d’un triptyque : la première partie, intitulée "quand sommes-nous ?" aborde le contemporain comme catégorie du temps tandis que la seconde interroge les effets subtils de réception et de territorialisation (inter)nationale de celui-là sous le titre de "géo-politique du contemporain". Enfin l’entretien avec Pascal Quignard interrogé par Tiphaine Samoyault sur les convergences entre la notion et celle de jadis   exploitée dans son œuvre sert à la fois de troisième mouvement, de conclusion et d’ouverture à cette réflexion.

Les horizons très divers des intervenants font la richesse de ce livre   qui, non linéaire, cherche à tâtons sur le tracé de la toile du contemporain les percées possibles derrières les nœuds. Nulle pensée du consensus mais une pluralité d’hypothèses se découpe aux yeux du lecteur saisissant les voies communes empruntées par les auteurs comme leurs désaccords.

 

Au-delà du temporel : le contemporain et le moderne ou l’histoire d’une lutte esthétique

C’est d’abord dans l’évacuation d’une définition trop simplement temporelle réduisant le contemporain à "l’instant fugace, l’instant qui passe et ne revient pas"   que les différents auteurs de ce collectif sont au diapason. Il nous est rappelé que la notion devra lutter pour survivre restant trop longtemps dans l’ombre de sa concurrente, le moderne, de laquelle elle prend sa source et sa revanche. Toutes deux sont l’objet d’un déplacement du sens temporel à celui de l’esthétique. Dans la Querelle des Anciens et des Modernes : le couple de moderne et d’antiquitas n’est au fond que partiellement chronologique. En effet, un siècle après le célèbre pamphlet conservateur de Du Bellay, Défense et illustration de la langue française, dans L’Encyclopédie de Diderot, le moderne désigne clairement la nouveauté apportée au présent, par opposition à cet art ancien et passéiste qu’est l’imitation, devenue de mauvais goût.

Mais la notion de moderne perdra elle aussi de sa superbe, accusée d’avoir rompu délibérément avec l’idéal du beau et la tradition pour promouvoir l’informe et le chaos de l’abstraction. Le contemporain viendrait ainsi comme réparer la faille : "(…) à une littérature classique placée sous le signe du passé et à une littérature moderne placée sous le signe inverse du futur aurait succédé une littérature nouvelle ayant dépassé ces deux tropismes opposés pour se placer sous le signe réconciliateur du présent"   . Baudelaire, à en croire les titres de ses textes de théorie esthétique – Le Peintre de la vie moderne et Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains – s’est préoccupé de ces questions. Il décrit les contemporains "comme relevant d’une même communauté d’appartenance, celle des artistes et même (l’imprécision est maintenue volontairement) celle des "véritables artistes"   . " Être contemporain, c’est participer à la beauté de son présent mais aussi appartenir implicitement à une communauté d’élection.

 

Pour un contemporain communautaire

Cette dimension du Mitsein constitue le second point d’accord de bon nombre des contributions de cet ouvrage. En effet, ne dit-on pas souvent que le temps, c’est de lui appartenir comme dans l’expression "être de son temps", inscription rappelée par Michel Deguy : "être d’un temps, c’est être d’un même temps, en même temps que beaucoup de contemporains"   . De même François Noudelman souligne cette dimension sociale et communautaire : "Le contemporain suppose d’être ensemble à un même point du temps."   Le contemporain serait ce temps individuel et collectif déterminé davantage par des rythmes que par une chronologie linéaire. Générationnel plus que strictement temporel, il devient alors héritage et partage de valeurs, d’autorité, de souvenirs etc. : "Le contemporain est alors un présent remis à sa place dans la continuité d’un passé généalogique   ." Il restaure alors la notion de patrimoine qui avait été refoulée par le moderne.

De même la vie affective ou le rêve sont dotés d’une contemporanéité à plusieurs temps ou "multi-contemporanéité", chaque affect pouvant devenir contemporain s’il est revécu. Pour mieux rendre compte de cette simultanéité, Noudelman propose de substituer à la prétentieuse et absolue détermination de l’ouvrage "le contemporain", l’adjectif "contemporain de", symptomatique de ces temps complexes, éclatés et partagés. Dans cette perspective, Philippe Forest ajoute que tout auteur choisit ses contemporains, son présent s’appuyant sur l’avenir dans un pari. Comme André Breton choisissant ses alliés et annexant ses ennemis dans son Manifeste de 1924 en prétendant créer le surréalisme, "(...) chaque écrivain, chaque artiste et, plus largement, tout individu soucieux de penser sa place dans le temps, invente ses contemporains"   .

"Martin Rueff rappelle certes que les termes de "concordance" et de " contemporain" ne sont pas étrangers étymologiquement (en latin cum-temporaneus signifie "l’accord avec" mais il prend pourtant le contre-pied du mot : le contemporain ne serait pas "concordance" mais "discordance" ou "disjonction". Abolition du temps chrétien – mettant l’accent sur le passé et la récapitulation des fautes – et du temps messianique – orienté vers l’attente d’un futur  toujours plus ou moins proche – dans un temps pur : "Être contemporain, c’est si possible décider de ne plus rien attendre du temps que le temps"   .

 

Du tempus au spatium

Tout en gardant un pied dans la temporalité, l’article de Pascale Casanova   , ouverture de la seconde partie, déporte la notion vers la catégorie de l’espace et plus précisément celui du champ littéraire. Analysant l’étiquette sous l’angle de la sociologie comme titre de reconnaissance d’une œuvre et de son auteur, elle analyse les mécanismes qui la font naître à partir de la métaphore du méridien de Greenwich : il existerait pour la littérature une ligne spatio-temporelle fictive spécifique. Les centres géographiques dans lesquels les œuvres n’ont cessé d’être décrétée contemporaines durant les XIXe-XXe siècles ne sont autre que Londres et Paris. Sur le plan temporel, la consécration suit différentes voies, Casanova distinguant l’œuvre dite classique, l’œuvre moderne et l’œuvre-date. Le moderne prétend révolutionner l’histoire et proclame sa propre nouveauté (du Nouveau Roman à la Nouvelle Vague) sans pourtant échapper à son caractère éphémère : c’est l’avant-garde, par définition toujours déjà périmée. Au contraire l’œuvre-date dure. Marquant le temps de sa trace indélébile, elle sert à elle seule de point de repère, référence, voire modèle esthétique. Au lieu d’être le produit du temps, elle l’initierait par renversement comme cette révolution faulknérienne à laquelle des générations d’écrivains n’ont cessé de se référer. Mais au fond l’œuvre classique ne serait-elle pas la plus contemporaine, puisque trempant dans un présent éternel, elle est sans cesse actualisée au présent de la lecture ? La Princesse de Clèves n’échappe-t-elle pas au temps ? Au fil de cette cartographie ou territorialisation du présent littéraire, le méridien n’est pas si rectiligne puisque l’écrivain moderne cherche comme il peut à faire date ou devenir classique, et ce de son vivant : qu’on se rappelle Robbe-Grillet parlant stratégiquement de son "camarade Flaubert".

 

Contre-points : nuances et ouvertures 

Un peu en marge des définitions du contemporain comme appartenance symptomatique au présent de l’histoire ou de la mode littéraire, les articles de Suely Rolnik et Zahia Rahmani lient davantage la notion au partage d’un passé, et délocalisent le contemporain. Le ton change et devient davantage vif. Le premier texte – "Fleur d’archives"   – décrit cette pulsion de l’archive qui se manifeste depuis une vingtaine d’années, mouvement de fureur issu d’un marché géopolitique de l’art tendu et d’une cartographie culturelle de la société mondialisée plutôt inégale. Le second – "Le moderne comme point d’arrivée sans fin" – rappelle que le génie est sans point d’ancrage mais n’a que des points d’arrivée : "Ce point d’arrivée nous proviendrait de l’affranchissement du point d’origine, – lui-même pris dans sa clôture et son assignation (…)". Et c’est précisément selon elle "aux conditions de ce point d’arrivée qu’il faut (…) travailler"   . La réactivation du passé et l’affranchissement de l’origine représentent autant de coups de force permettant de produire le contemporain.

Enfin Luc Lang analyse en un dernier texte le terme à la lumière – oh combien contemporaine – de la technologie, ratissant derrière elle toute délimitation spatio-temporelle. En effet se trouvant inscrite dans un ici maintenant déterminé, l’attention du sujet contemporain est tout entière absorbée dans les images télévisuelles d’un lointain là-bas. Via la technique, puissance totalitaire et planétaire, nous nous trouvons livrés en sujets passifs à l’universel instant de l’écran : "Nous découvrons aujourd’hui de manière générique – mais non collective ! – et, de manière intime, quelle est notre condition de sujet contemporain"   . Le contemporain n’est plus un véritable "être ensemble" actif mais davantage une désappropriation : celle de notre condition d’individu ?

 

Le contemporain comme aporie

Nous l’aurons compris, les lignes de ce collectif attirent le lecteur bien au-delà de la question posée par son titre. Les multiples approches font de cette analyse une œuvre "à tiroirs" qui  resterait insaisissable comme totalité téléologique. Fragmentaire, ouvert, l’ouvrage ne se laisse pas approcher comme une fidèle promesse de réponse mais prendrait – à l’image même du contemporain qu’il explore – la forme de l’aporie. Notre commentaire s’abstiendra dès lors de conclure un propos et d’en clôturer le sens ; les pistes, pointées ici, appellent bien plutôt à être continuées. 

Le combat du contemporain contre le moderne, décrit par Lionel Ruffel dans son historique introductif, se perpétue toujours et encore sur le plan de la critique cherchant des mots pour parler des effets de subversion et de polysémie d’un extrême contemporain devenu très – ou trop ? – à la mode. Aussi l’intérêt des analyses de Qu’est-ce que le contemporain ? se trouve, nous semble-t-il, dans les détours qu’elles s’autorisent vers d’autres notions, actuelles concurrentes du contemporain ou nouvelles compagnes de jeu – et de guerre : nous pensons à celle d’avant-garde ou de postmoderne.

Pourtant si les pistes historiques et les conceptions théoriques sont originales, variées et clairement dessinées, nous regrettons que l’application du contemporain à une pratique, littéraire notamment, ne vienne pas davantage étayer ce propos. L’entretien final notamment, liant le contemporain au jadis dans l’œuvre de Pascal Quignard, dans des comparaisons étymologiques et linguistiques, ne répond que trop peu aux aspects développés précédemment par les différents auteurs. Nous retiendrons cependant ces paroles de l’écrivain, vibrant écho à cette recherche : "Il y a donc quelque chose d’extrêmement violent, solidaire, hostile, guerrier et social dans la contemporanéité"