Une approche pluridisciplinaire d'un sujet universel, qui questionne le rapport de l'homme à son environnement.

La notion d’habiter (et sa déclinaison en habitat ou en habitation) est parfaitement transdisciplinaire. Elle est aussi directement actuelle et fait l’objet de discours variés, souvent marqués par des situations d’urgences dans certains lieux (mal ?) habités comme les banlieues. Un ouvrage qui  aborde cette notion sous les angles de la philosophie, de l’anthropologie, de l’architecture, de la géographie et de la sociologie est donc bienvenu et utile. Celui que proposent un philosophe (T.Paquot), un géographe (M.Lussault) et une psychosociologue (C.Younès) a plusieurs qualités rares. Il est réellement multidisciplinaire, en ce sens qu’il couvre des champs scientifiques divers et de manière très largement ouverte. Les différents chapitres concernent, bien sûr,  des thématiques qui sont au cœur des débats disciplinaires mais s’intéressent aussi à des questions sur les interfaces, les marges ou les recouvrements entre disciplines. Une telle étendue de problématique, de telles larges rencontres entre spécialités sont rares dans des livres universitaires et proviennent, dans ce cas,  du fait que cet ouvrage est, en réalité, l’ensemble des actes d’un colloque tenu en Mai 2006 à l’Institut d’Urbanisme de Paris. Il est donc important que le lecteur juge ce travail comme l’état des lieux sur un questionnement et pas comme une thèse  au sujet d’une problématique.  

Le plan est assez classique (du général au particulier) et  repose sur deux parties inégales, ce qui est inévitable dans ce type d’ouvrage. Après l’introduction, la première partie présente des réflexions  théoriques déjà bien établies (8 communications) tandis que la seconde, (13 communications plus la conclusion) expose des exemples (cas d’espèce spatiaux)  ou des essais (de pratique scientifiques pour étudier l’habiter).

La première partie s’ouvre par un texte  philosophique  (M.Villela-Petit) qui présente l’"habiter" comme participant à une double relation. D’une part  habiter implique un rapport à la dimension spatiale de la "nature" (entendue ici comme composante bio-physique et symbolique de la Terre), d’autre part habiter implique une construction de l’être dans un rapport au lieu, sous le signe fort du "Dasein" heideggerien. Cette approche synthétique de l’habiter est en partie fondée sur une réflexion inspirée par Husserl.  La plupart  des communications qui suivent déclinent ce thème selon les habitudes propres à chacun de leurs auteurs. M.Lussault rajoute à  la base heideggerienne une réflexion sur la notion de distance, qui relativise la portée du terme da dans le "Dasein" et évoque rapidement le concept d’écume, venu de Sloterdijk. A. Berque reprend l’exposé de sa conception de la médiance. A. Sauvage insiste sur les dimensions pratiques de l’habiter avec une optique plus anthropologique. S. Tessier étudie l’importance du mot "ménager" dans le concept d’aménager un lieu pour l’habiter.

La seconde partie est une collection d’exemples. Certains d’entre eux sont des études sur des lieux, d’autres sont des analyses de pratiques, d’autres sont des expérimentations scientifiques. Un des intérêts de l’ouvrage est que les lieux sont variés (Sicile, Singapour, le désert, le Japon, Paris, le périurbain, …). Un autre intérêt est l’accent porté sur l’analyse des pratiques de l’habiter, qu’elles soient anciennes et remémorées par des habitants âgés (par exemple dans la contribution de  C.Montandon sur  le port de Vitry) ou actuelles comme dans l’étude de S.Némoz sur la cohabitation entre étudiants et personnes plus ou moins dépendantes. L’intérêt principal de cette seconde partie vient probablement d’un troisième volet de textes, souvent écrits par des doctorants en milieu de thèse. Ils présentent une réflexion sur un travail encore imparfait et, de ce fait, plus intéressant qu’un ouvrage fini. On devine, à la lecture de certaines de ces contributions que la mise en place d’un protocole de recherche, au moment où l’on recherche un financement de doctorat est parfois une démarche bien théorique et finalement peu adaptée à la réalité expérimentale du travail de terrain qui suit, quand on a eu la chance d’être financé.  Les différents doctorants sont inscrits dans des laboratoires assez distincts, porteurs de projets scientifiques très divers, voire divergents, mais ils expriment tous la même exigence : il faut repenser un doctorat au fur et à mesure qu’on le construit. Il est remarquable qu’un ouvrage dirigé par des enseignants chercheurs qui sont depuis plusieurs années impliqués dans la définition des programmes de recherche et dans l’évaluation des résultats… publie les contributions de doctorants qui démontrent combien est vaste l’écart épistémologique entre un projet de recherche et le résultat qu’on peut produire au bout de trois ans.  Une contribution remarquable est celle de D. Martouzet (professeur, donc délivré des difficultés du doctorat depuis longtemps) qui décrit une recherche en cours, sur le rapport affectif à la ville, et qui  fait percevoir la difficulté de croiser des données quantitatives (imparfaites, issues d’enquêtes) avec des analyses qualitatives. Son travail serait probablement, s’il était présenté ainsi, refusé par presque tous les organismes financeurs, et pourtant, sa lecture est extrêmement informative.


Penser l'habitation comme rapport de l'homme au lieu

Cet ouvrage est donc riche factuellement, conceptuellement et, disons le aussi, politiquement, au sens où il existe une politique d’évaluation de la recherche.

Sa richesse principale est cependant ailleurs, ou du moins dans une autre dimension de l’approche politique de la recherche. L’atout de cet ouvrage est que les différents auteurs ne travaillent pas tous avec les mêmes présupposés épistémologiques. La plupart des contributions, en effet, se place sous l’inspiration d’une pensée de l’habiter comme relation de l’individu au lieu, et d’une relation médiatisée entre la conscience du lieu et la construction ontologique de l’être de l’individu. Il est significatif que treize communications invoquent Heidegger dès leur début et utilisent le concept de "Dasein" comme base de réflexion. Plusieurs ne s’interrogent pas sur le lien entre ce concept et les positions politiques de Heidegger. Certaines (l’introduction de T. Paquot entre autres) signalent  le problème. Mais dans l’ensemble il paraît  acquis, pour nombre d’auteurs que l’habiter peut se penser sinon à partir, du moins avec le concept de "Dasein". Il en résulte deux catégories d’effets induits qui ont leur importance méthodologique.

Les premiers touchent à la logique argumentative. Si l’habiter doit être  pensé sous l’égide de l’être, alors, dit A.Berque Le Corbusier commet un "contresens abyssal, onto-cosmologique" quand il pense la maison sous la forme de la machine à habiter, répondant aux besoins communs à tous les hommes. Selon Berque (et Heidegger) l’être en effet est une élaboration, bâtie dans la relation au lieu, et cette relation est spatialement déterminée comme ontogenèse. Elle ne peut donc pas être réduite aux lois mécaniques d’une machine à habiter définie par des critères biologiques établissant les besoins animalement communs à tous les hommes. La logique de la condamnation de Le Corbusier par Berque est, en ce sens, imparable, mais, dans le fond, circulaire.  Il n’y a d’erreur "onto-cosmologique" que parce qu’on a défini l’habiter comme ontologique au départ. Si on concevait l’habiter comme  une pratique contingente et que la définition ontologique de l’homme était vue comme résidant ailleurs (dans la relation aux autres plutôt que la relation au lieu) il n’y aurait aucun contresens à penser l’habitat comme une pratique destinée à satisfaire les besoins circonstanciels d’un être humain biologique. La dimension "abyssale" du contresens perdrait  tout  d’un coup beaucoup de sa profondeur.  Il faut donc comprendre la logique du plan de nombre de ces contributions en acceptant (comme postulat) l’unicité de la ligne directrice de leurs raisonnements : le rapport au lieu est plus générateur d’ontologie que le rapport aux autres.

Un deuxième ensemble de conséquences touche à la pratique scientifique et aux techniques d’acquisition de données, aux enquêtes par exemple, et à leur traitement quantitatif.  Dès lors en effet que l’habiter est  un problème ontologique, le discours des "habitants" a vocation à dire quelque chose de vrai sur le rapport au lieu, et ce vrai peut être généralisé. Si comme le titre de l’ouvrage l’indique habiter est le propre de l’homme (cette expression, venue de Heidegger a une  conséquence ontologique  limpide)  tout discours tenu par un "homme" peut apporter un message utile à la construction d’une théorie de l’habiter comme relation ontologique au lieu. La dimension quantitative, la notion de représentativité d’un panel d’enquêtés…  perd de la pertinence. Un homme est représentatif de tous en tant qu’il a un être ontologiquement défini comme commun par l’habiter qui est le propre de l’homme donc de  tous les hommes, donc de lui en particulier. Il est alors très astucieux, que dans cet ouvrage, on puisse noter des détours ou des déviations : les hommes  interviewés sont parfois une femme (T. Fort-Jacques) ou trois homosexuels (C. Giraud). Il est tout aussi astucieux d’en déduire qu’une approche ontologique de l’habiter a quelques chances de s’interdire de discerner de fort nombreuses nuances dans la définition de l’homme (de la femme ou de l’homosexuel) donc de l’être. Bien qu’il n’y ait, dans cet ouvrage que peu de critiques à l’égard d’Heidegger, certains articles font ressortir en creux que la notion de "Dasein" n’est pas si simplement utilisable sans conséquences politiques éventuellement discutables quant à la norme par laquelle on définit  l’humanité de l’être.

De ce fait les rares contributions qui se placent sous le patronage d’une pensée différente sont remarquées. L’une fait appel à Levinas (celle de Y. Morvan) et plusieurs utilisent des approches venues, plus ou moins directement, de Deleuze et Guattari (S. Ségapeli, L.Devisme et L. Brenon par exemple).  La contribution de M. Stock fait figure originale. Elle est la seule à être présentée avec une large bibliographie (les autres n’ayant que des notes en bas de page) et elle se rapproche de ce qu’on attend habituellement de la forme d’un article scientifique (les autres étant parfois des transcriptions d’un exposé pensé pour l’oral). Elle interroge fortement la notion de lieu (le da du "Dasein") en  valorisant davantage  la mobilité que la distance : on peut habiter plusieurs lieux (thème du polytopisme déjà présent dans ses travaux précédents). On peut donc entretenir une relation variable avec le lieu, suivant le lieu où l’on est, ce qui  implique que le "sein" est spatialement déterminé comme variable.  Stock récuse donc une conception de l’être enraciné (il ne faut pas "être comme les plantes", ce que Sloterdijk a bien expliqué) et propose une conception de l’être comme géographiquement pluriel.

La communication de M. Agier est la plus redoutablement anti-heideggerienne. Elle traite, sans faire appel à aucun cadre philosophique explicite, des réfugiés et de leur habiter absent. Elle est descriptive, factuelle, non problématisée (en apparence)  et terrible si on la pense en termes humanitaires. Elle est en décalage complet avec toutes les autres. C’est cependant celle qui  "parle" du groupe social d’habitants le plus précaire.


Un débat scientifique qui est aussi un exemple de démocratie

Cet ouvrage collectif a donc quelque chose d’exemplaire, sur les plans de la science et de la politique. Il est important qu’il soit lu par de très nombreux étudiants et commenté dans de nombreux séminaires au moment où la politique de la  recherche est objet de débat et de conflits. Habiter n’est pas, dans cet ouvrage, présenté comme une réflexion sur la banlieue, la ville-centre ou le périurbain. Habiter est  le prétexte à un débat sur la constitution d’un savoir scientifique au sujet de la démocratie. De qui parlent les "scientifiques" et comment les "scientifiques" se parlent-ils entre eux ?

Il est clair que les scientifiques parlent et écrivent.  Les différentes contributions ne permettent pas de savoir exactement de qui (d’eux mêmes, des autres ou d’homme idéalisé par une théorie ?). L’important est que ce soit de beaucoup de gens, pas tous identiques. L’important est aussi de savoir  que les scientifiques peuvent se parler entre eux alors qu’ils ne s’entendent pas nécessairement sur grand chose. L’enjeu devient alors  totalement clair : quelle pertinence théorique et quel intérêt politique y a-t-il à penser un habiter ontologiquement commun à un homme heideggerien, une étudiante en histoire égarée dans le RER, un réfugié du Darfour et un homo bobo du Marais ? La réponse que peut inspirer cet ouvrage doit être élaborée par chacun de ses lecteurs. C’est en cela qu’il est un ouvrage qui, d’une façon discrète, donne un exemple de démocratie.