Une passionnante introduction sous forme d’entretien à l’art de Judd Apatow, nouveau roi de la comédie américaine.

Plus frais et singulier qu’une anodine hagiographie, cet entretien d’Emmanuel Burdeau avec Judd Apatow est emblématique du pari des jeunes et hyperactives éditions Capricci : s’imposer sur le marché de la littérature critique grâce à des essais plutôt brefs mais dont le sujet et le ton défient les conventions. Certes, ce projet de l’ancien rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma constituera inévitablement une déception pour qui attend un livre-somme sur le cinéaste-producteur de 40 ans, toujours puceau et Supergrave, la conversation à bâtons rompus ne permettant de saisir que superficiellement le fonctionnement du "système Apatow". Il convient toutefois d’en saluer la nouveauté… et l’audace. Le mot est lâché, et il n’est pas abusif tant l’évocation d’un artisan de la comédie réputée "potache" (pour user d’un euphémisme), cinéaste occasionnel (trois films jusqu’ici), scénariste et dialoguiste pour d’autres mais avant tout producteur, va à l’encontre d’une doxa critique française acquise à la toute-puissance de l’auteur-réalisateur.

Si le nom d’Apatow s’impose progressivement auprès des spectateurs hexagonaux – et dans nos salles de cinéma, qui acculent encore parfois ses productions à l’humiliation d’une sortie technique –, voilà déjà plus de quinze ans qu’il a émergé aux Etats-Unis, traversant (et transformant éventuellement) toutes les formes de la comedy à l’américaine : stand up, sketches pour la télévision, feuilletons et enfin films de cinéma. Autant de pratiques parfois spécifiques à l’industrie de l’entertainment hollywoodienne, dont Burdeau n’oublie pas, à mesure qu’il remonte le fil de ce parcours plutôt typique, de donner les clefs (techniques d’écriture, procédures de production, mesure d’audience, valse des cadres exécutifs à la tête des studios…). Débuts laborieux, rencontres décisives, projets avortés, collaborations fructueuses : Judd Apatow convoque avec humilité et précision les étapes-souvenirs de sa carrière.

Parler solennellement de comédie, évoquer avec sérieux un homme dont l’œuvre provoque encore, chez certains, un dédain non feint, voilà une entreprise a priori bien périlleuse. Jamais le cinéma de genre (à plus forte raison la comédie, genre populaire par excellence) ne fut à l’abri des jugements hâtifs. Mais le temps facilite la levée des anathèmes, et la réhabilitation d’auteurs un temps ignorés ou raillés, de Billy Wilder à John Hugues. Souvent à titre posthume.

Emmanuel Burdeau aurait pu effectuer un passage en force, enfiler ses gants de boxe et, tel un Juste de la cause cinéphile, tenter de gagner aux points les conditions d’une célébration en bonne et due forme. Il aurait pu théoriser à tout va, comme si les films gagnaient leur "légitimité" auprès du public par la masse de commentaires "éclairés" qu’ils sont capables de susciter. Heureusement, il n’en est rien – à l’exception d’une "Introduction" de vingt pages destinée à identifier quelques-unes des occurrences communes aux créations les plus accomplies d’Apatow. La production critique consacrée à ce dernier étant quasi-inexistante, et la plupart de ses films méconnus en France, le choix de l’entretien s’avère judicieux puisque cette forme consacre avant toute chose la parole brute du cinéaste-producteur, et permet de faire sereinement le point sur ses références, sa méthode, ses valeurs.

Cette approche extrêmement pragmatique de l’œuvre et, par extension, de l’environnement industriel et créatif ayant permis son émergence, s’incarne jusque dans les questions qui lui sont posées : simples et concrètes, elles laissent au lecteur la liberté de tisser par la suite ses propres hypothèses théoriques. Burdeau sait bien, lui qui pilota une revue historique et expérimenta sans doute la nécessité d’être à la hauteur de ce prestigieux patrimoine, qu’il appartient à l’intervieweur de s’adapter avec humilité au style de son interlocuteur, et non l’inverse.Les rédacteurs des Cahiers du Cinéma, revue réputée pour ses entretiens-fleuve, ont à l’occasion expérimenté, face à des cinéastes américains ne se qualifiant pas d’ "artistes", un décalage entre leur approche des films et celle de leurs interlocuteurs. Ce décalage fit la célébrité de l’interview filmée de John Ford par le critique Peter Bogdanovich où, assailli de questions complexes sur son œuvre, le cinéaste observait un silence quasi-complet.

Paradoxalement, la démarche de Burdeau a aussi ses faiblesses, puisqu’aucune des accusations formulées par la critique française à l’encontre de Judd Apatow (misogynie, conservatisme, équilibre parfois mal tenu entre drôlerie et sentimentalisme) n’est abordée alors même que ces remarques attirent l’attention, peut-être involontairement, sur ce qui constitue le cœur de son cinéma : la famille recomposée.

C’est ce motif, davantage que ceux, plus évidents, du passage à l’âge adulte et de la pérennité des amitiés, qui imprègne non seulement les histoires qu’il scénarise mais également sa méthode de travail. Apatow est devenu une passerelle entre deux générations de comédiens, ceux surgis dans les années 1990 (Ben Stiller, Adam Sandler…), avec lesquels il effectue ses débuts, et ceux des années 2000 (Seth Rogen, Jason Segel, Jonah Hill…), qu’il découvre et dont il lance la carrière. Autour de lui s’est constituée une large "tribu" dont il aime vanter, tout au long de l’entretien, l’esprit d’équipe et la manière dont chacun des membres initie ses propres projets en incluant les autres. Tour à tour acteurs, scénaristes ou producteurs exécutifs, tous entretiennent "l’esprit Apatow", chaque fois sur des postes différents. Plus étrange : cette tribu s’est peu à peu étendue a des sensibilités comiques à première vue éloignées du style Apatow. Ainsi ce dernier s’est-il approprié, en les produisant, le masochisme de Ben Stiller comme le burlesque régressif de Will Ferrell ou encore, plus surprenant, la lenteur ténébreuse de David Gordon Green, brillant réalisateur de George Washington (2000) et L’Autre rive (2004). Cette "annexion" d’autres tribus comiques l’a progressivement amené à couvrir tous les territoires de la comédie américaine.

Que permettent un tel regroupement sous une même bannière, la constitution d’un tel réseau de talents hétéroclites, une fidélité aussi inhabituelle entre ces derniers ? Cette famille de cinéma, qui se confond chez Apatow avec sa famille naturelle (sa femme et ses enfants jouent également dans ses films), vise – c’est une piste possible – à conjurer l’angoisse première du clown : celle de ne plus parvenir à faire rire. Autrement dit, "plus on est de fous, plus on rit", et plus on rit longtemps. La boulimie de projets et le passage de relais occasionnel entre membres de la tribu promettent de continuer à faire "tourner la machine", même lorsque le roi Apatow est en panne d’inspiration. Tout âge d’or de la comédie, surtout lorsqu’il n’est incarné que par une poignée de vaillants soldats, a une durée de vie limitée : Jim Carrey et les frères Farrelly, dont les derniers vrais succès remontent presque au début des années 2000, peuvent en attester.

Visiblement conscientes de cette finitude, les trois réalisations de Judd Apatow pour le cinéma constituent elles-mêmes une passionnante synthèse de ce devenir-mélancolique : à la fluidité solaire de 40 ans, toujours puceau (2005) ont rapidement succédé l’authentique vachardise d’En cloque, mode d’emploi (2007) puis la noirceur taciturne de Funny People (2009). Ici plus qu’ailleurs – et il est seulement dommage que cet entretien n’explicite pas davantage cette évolution du volet "réalisation" – le motif familial impose à chaque structure narrative un mouvement qui dévie de sa route le dénouement attendu.

Dans 40 ans, toujours puceau, l’objectif premier du héros solitaire (avoir sa première relation sexuelle) est sans cesse différé, ce qui le conduit à intégrer malgré lui deux "familles" de substitution : celle de la mère célibataire dont il tombe amoureux, et celle que composent ses collègues et désormais amis. Du récit d’une trajectoire individuelle, le film passe au portrait d’un groupe dont il fantasme l’harmonie et l’euphorie (voir la chorégraphie collective finale sur un extrait de Hair). Le jeune tire-au-flanc d’En cloque s’extrait, lui, de la logique adolescente du groupe à l’occasion de la naissance non préméditée de son enfant (il prend son propre appartement, trouve un job) ; mais ne semble pouvoir concevoir sa relation amoureuse et son idéal familial qu’à travers le contre-modèle qu’offre un autre couple, malheureux car mal assorti. C’est le film du statu quo, à la fois confiant dans l’avenir et gorgé d’angoisse quant à la possibilité du bonheur à deux – les scènes de ménage sont d’une violence très crue. Le comédien prospère de Funny People, enfin, panique face à l’annonce de sa mort prochaine : il se rapproche de la femme qu’il a laissée partir et, par conséquent, de la famille qu’elle a construite avec un autre homme. Contrairement au puceau du premier film, il cherche à détourner cette famille de substitution comme on détourne un avion en plein vol, mais cette appropriation forcée, "capricieuse", le conduit à une solitude plus grande encore.

Il est tentant de voir dans Funny People un testament précoce de l’art d’Apatow. Certes, il s’agit là d’un film parfois revêche, dont l'ambition semble être de faire mentir son titre : montrer des "gens marrants" dans leurs aspects les plus sinistres (sens de la compétition, jalousie professionnelle) et leurs moments les moins valorisants (sessions de travail, angoisse de la scène, difficultés de couple). C’est oublier que ce malaise pointait déjà dans d’autres productions, jusqu’aux plus graveleuses, via des scènes de confrontation ou d’humiliation embarrassantes (une rupture en tenue d’Eve dans Sans Sarah rien ne va, une réunion de stagiaires dans American Trip…) ou la curieuse manie qu’ont certains personnages de commenter leurs actions ou éclats émotionnels (notamment ceux interprétés par Will Ferrell. La sècheresse de ces scènes nous rappelle que l’ensemble des aspects qui constituent notre quotidien est, pour Apatow, placé sous le signe du labeur permanent. La carrière, autant que la vie de couple ou l’écriture d’une blague, relèvent d’un travail acharné. Rien ne semble jamais facile aux personnages. Ce chaud-et-froid humoristique est en réalité, ainsi que le rappelle Burdeau dans son introduction, un des marqueurs les plus fameux de cet "esprit Apatow" évoqué plus haut. Par son habileté à articuler des enjeux d’ampleur disproportionnée (écrire une bonne blague /affronter la proximité de la mort), Funny People est symptomatique d’une permanente alliance des contraires. Dans les productions Apatow, l’humour le plus grossier n’est pas incompatible avec une réalisation extrêmement soignée ; la fantaisie avec laquelle sont dépeintes des figures familières voisine avec le surgissement imprévu de scènes brutales, aux dialogues cruels ; le pathétique d’un quotidien trivial est à la fois contredit et amplifié par une tendance à la mythification, les situations glorieuses jouxtant des enjeux misérables, et inversement.

C’est une minisérie diffusée par HBO, Eastbound & Down, qui concrétise le plus formidablement ce procédé. Dans ce programme piloté par des protégés de Judd Apatow, une ancienne gloire du base-ball laide, stupide et infatuée – sorte de variation monstrueuse sur le personnage-type incarné par Will Ferrell – fait subir à son entourage ses fantasmes de come back. Le récit ordinaire de ses échecs personnels et professionnels est fréquemment neutralisé par son comportement d’une part (attitude de rock star, litanies pompeuses cheveux au vent) ; par le panache de la mise en scène d’autre part (angles flatteurs, ralentis complaisants, superbe photo, bande originale exigeante) ; par le recours, enfin, aux atours du mythe américain (jeu sur les codes du mélodrame héroïque et du suspense sportif). C’est là que réside l’aspect le plus spectaculaire du comique selon Apatow : loin des conventions de la comédie romantique comme des désacralisations propres à un certain cinéma dit "indépendant", il trace une voie intermédiaire, à la fois cruelle et bouleversante.

Il y a quelques années, redécouvrant un vieux Hawks à la télévision, Serge Daney retournait malgré lui la morale de cette œuvre autrefois admirée, n’y voyant plus désormais qu’un monde étriqué dominé par de petits Blancs fonctionnant en vase clos. Il est probable que dans quelques années nous soyons nous-mêmes frappés par la relative mesquinerie de l’univers d’Apatow. Pour l’heure, la fanfaronnerie fragile de son œuvre n’est pas sans rappeler celle du récemment décédé Blake Edwards. Et cette référence, opportunément citée lors de l’entretien, laisse craindre qu’il ait à affronter dans un avenir proche la même incompréhension que son illustre aîné. Car on a depuis compris que ce qui intriguait Edwards, après des années de franche et "hénaurme" rigolade, c’était moins les séquences de "parties" qui émaillaient son œuvre que les lendemains de fête où, entre ivresse cotonneuse et gueule de bois, les personnages essayaient tout simplement de trouver l’amour…