Regards croisés de deux ouvrages savants sur la France du XIXe siècle : l'un sur la littérature juive, l'autre sur la figure du Juif en littérature. 

Siècle de l’irruption de l’histoire inauguré par le trauma de la Révolution française, le XIXe siècle n’en finit pas d’étudier cette histoire, de l’analyser voire de la fantasmer dans sa production littéraire. Pour les Juifs de France, on le sait, la grande Révolution se double d’un autre bouleversement, non moins important, puisque l’émancipation les propulse de citoyens de seconde zone qu’ils sont, au statut de citoyens à part entière. Pourtant, alors que la réponse juive allemande à l’Emancipation a fait l’objet de nombre d’études universitaires, la présence culturelle des Juifs de France a laissé moins de traces. Il faut en effet attendre la fin du XIXe siècle pour qu’émergent des figures littéraires vraiment mémorables. Cette absence s’explique par le faible nombre de Juifs vivant en France au XIXe siècle (de 40 000 à la Révolution à environ 70 000 à 80 000 autour de 1840), et à leurs activités, concentrées principalement autour du petit commerce. C’est à travers l’événement proustien que les Juifs de France font réellement leur entrée en littérature. Or La Recherche ne peut se réduire aux seules origines juives de l’auteur   . Pour le reste, quand on parle de littérature “juive” française du XIXe et du début du XXe siècle, on  reste largement cantonné dans la représentation des Juifs dans la littérature.     

Dans son ouvrage publié aux presses de l’université Stanford, Inventing the Israelite (L’Invention de l’Israélite), Maurice Samuels fait l’audacieux pari de corriger cette lacune. Il veut retracer les grands courants de la littérature juive française, des années 1830 à la guerre de 1870, et présenter ceux qu’il nomme les “ancêtres” de Proust.  S’intéressant exclusivement aux écrivains juifs dont l’œuvre porte sur le judaïsme, son travail exclut ainsi les quelques plumes dont la question identitaire est restée sinon absente du moins marginale à l’œuvre. C’est la condition moderne de ces écrivains qui intéresse Samuels ; pour lui, la production littéraire est un prisme à travers lequel on peut analyser des destins tiraillés entre acculturation et assimilation. Bien plus, il s’agit d’un véritable “laboratoire”   dans lequel les identités inédites se forment, se testent, et muent, parfois vers d’autres versions d’elles mêmes.

L’analyse littéraire se transforme ainsi en "outil d’analyse historique"   , puisque la démarche consistant à suivre les trajectoires sociale, culturelle et historique de ces écrivains est une des pierres angulaires de ce projet. Dans les termes de l’auteur, “les écrivains juifs ont utilisé leurs romans et leurs nouvelles pour imaginer de nouvelles formes d’identification, à la fois individuelles et collectives”   . Cette approche historiciste et en partie collective suppose donc de prendre en compte ces écrivains comme les représentants d’une minorité, et de s’intéresser à leur œuvre en tant qu’émanation de leur identité. C’est une démarche emblématique de l’intérêt des études nord-américaines pour l’ethnic fiction (la littérature ethnique)   , c'est-à-dire “la littérature écrite par un membre d’un groupe minoritaire représentative de la relation de ce groupe à une culture dominante”   . Elle revient donc à intégrer la production littéraire d’un groupe à sa trajectoire historique, et à ce titre, on ne peut qu’acquiescer avec Samuels quand il écrit que les auteurs juifs français du XIXe siècle sont probablement les fondateurs du genre de la “littérature ethnique”, des “pionniers” en somme   .

La légitimité d’une telle approche, par rapport, par exemple, à une autre qui serait plus classiquement “littéraire” ou textuelle, se justifie aux yeux de Maurice Samuels par un questionnement de type existentiel. Car la littérature est le lieu qui permet à certaines interrogations de se manifester dans leur urgence la plus crue et de cerner certaines idéologies de plus près. Un tel recours à l’histoire, à l’identité, une telle “ethnicisation” de la littérature, en somme, se trouverait légitimée par la question montante des identités dans la France contemporaine. Samuels défend habilement la fascinante “percée” sur les dilemmes des citoyens fraîchement intégrés à la nation française que constituent ces écrivains. De même, il est très convaincant quand il montre comment, justement, ces écrivains ont puisé dans les formes littéraires en vogue à l’époque (roman historique, courts récits, feuilletons) pour créer leur propre littérature. On pense ici aux pages d’Albert Memmi consacrées à l’écrivain colonisé, condamné à changer de langue et de perspective s’il veut jamais atteindre un public. Similairement, les écrivains Juifs du XIXe siècle français se livrent à un exercice de haute voltige, périlleux et fascinant   .
 
Les auteurs auxquels Samuels consacre des chapitres très complets frappent par la complexité de leur trajectoire et des dilemmes auxquels ils ont trouvé, chacun à leur manière, des solutions inédites. Eugénie Foa en est un bon exemple. Issue d’une grande famille sépharade de Bordeaux, convertie au catholicisme, ce bas-bleu à la conscience sociale aiguë usera de stéréotypes et de folklore, orientalisera à outrance ses personnages juifs, tout en défendant une vision assimilationniste où ses héroïnes fusionnent littéralement avec la Nation   . Elle empruntera les codes du roman sentimental et historique. Ben-Lévi (Godchaux Baruch Weil), auteur réaliste que Samuels rapproche de Balzac, et dont la carrière est étroitement liée aux Archives israélites, propose dans ses textes un judaïsme flexible et adaptable aux circonstances. Sa version de la religion modernisée est “purgée de ses traditions” mais éthique et solidaire des coreligionnaires, et jette les bases d’une nouvelle forme de communauté   . Son pendant, Ben Baruch (Alexandre Créhange), riposte en important d’Allemagne une version néo-orthodoxe du judaïsme et prône une pratique communautaire solide transcendant les classes sociales. Il voit un parallèle entre les progrès politiques et sociaux et la disparition des structures communautaires et éthiques juives. En effet, écrit Samuels, la liberté et l’égalité ont conduit à la disparition de la fraternité pour les Juifs de France   . À la différence d’un judaïsme plus traditionnel, la néo-orthodoxie s’interroge sur la place des Juifs dans la cité et réfléchit à la manière de répondre aux nombreux dilemmes que pose la modernité, sans céder aux sirènes du matérialisme et de l’assimilation. Comment conjuguer tradition religieuse et citoyenneté ? Les interrogations de Ben Baruch n’ont rien perdu de leur actualité. Toutefois la description d’un passé idéalisé est en porte à faux avec les nouvelles exigences matérielles d’un monde urbain qui n’a plus rien de commun avec le petit village où l’exercice de la solidarité était possible. Cette nostalgie du petit village a été exprimée avec force par l’Alsacien Alexandre Weil qui écrira un temps dans la presse fourriériste. Son monde est celui de la littérature régionaliste et populaire. Or, explique Samuels, le choix d’un tel décor (pastoral) et de telles valeurs (familiales) en plein cœur du XIXe siècle, constitue un acte politique   . D’autres écrivains exprimeront la nostalgie du ghetto, lançant un dernier regard vers un monde qui disparaît à jamais. Ainsi Stauben dépasse par sa prose l’expression de la simple nostalgie. À l’image de George Sand, il effectue ce tour de passe-passe qui consiste à présenter des coutumes locales à la fois comme exotiques et comme fondamentalement françaises   .

Cet itinéraire passionnant, cette trajectoire historique et sociale commune mais vécue de manière si diverse, Maurice Samuels les revendique comme un exemple fondateur de la littérature écrite par une minorité. Sa conclusion, logique bien que problématique, relie les héros de cette épopée à la modernité de Proust. Si l’écart stylistique entre ces deux corpus est trop vaste pour qu’une comparaison sérieuse soit même envisageable, c’est le projet proustien en tant que laboratoire de la modernité qui intéresse Samuels et lui permet d’effectuer le lien entre Proust et ses prédécesseurs. “La Recherche peut se lire comme une expérience dans laquelle différents types de Juifs sont placés dans un creuset social donné (la haute société parisienne) et exposés à un catalyseur externe (L’Affaire Dreyfus)”   .  Limpide dans son rapport à l’histoire juive, et avec de nombreux rappels contextuels, le livre de Samuels permet de situer en continu les auteurs analysés par rapport aux remous de la société française du XIXe siècle. Il s’arrête en 1870, à un moment où la culture française n’est pas encore contaminée par la violence de la rhétorique anti-dreyfusarde : ce choix est fort sage car il permet d’éviter les analyses boiteuses rétrospectives, et de saisir ainsi les Juifs de France à un moment précis de leur histoire “avant” la déchirure de l’Affaire.  

Rien n’est plus éloigné du livre de Maurice Samuels que l’ouvrage de Nicole Savy, Les Juifs des romantiques. On quitte le XIXe siècle pour regagner des époques à la fois fastes et sombres, bibliques et médiévales. C’est un univers à part qui repose sur une représentation à la fois brillante, biscornue et intertextuelle, et qui se prête à une lecture par le mythe et le stéréotype. L’auteur le dit clairement, elle choisit une manière “non-historienne de contribuer à l’histoire”   , à l’inverse du projet de Samuels. Savy cherche justement à mettre le doigt sur le paradoxe transhistorique de la représentation des Juifs. “Comment le mythe du Juif a-t-il pu atteindre une viscosité, une vitalité quasiment transhistorique”, se demande-t-elle dès les premières pages de son ouvrage   . Ouvrant la grande boîte de Pandore de l’antijudaïsme français du XIXe siècle, l’auteur propose de “cesser de cacher la poussière antisémite sous le tapis”, poussière “pudiquement occultée par la tradition académique”   . D’une plume alerte, Savy fait le portrait de la représentation des Juifs dans la littérature, montrant que du début à la fin du XIXe siècle on est passé “du Juif aux Juifs” : désymbolisation, certes, mais qui rapproche les Juifs du réel de l’histoire.

Les ouvrages de Nicole Savy et de Maurice Samuels peuvent se lire comme deux constructions en miroir. Savy s’intéresse au “prototype abstrait, essentialisé" du Juif, "énigmatique dans sa permanence : présent mais comme suspendu en l’air, sans territoire ni état pendant des siècles […] en dehors du temps”   .  C’est cette vision, longtemps celle des artistes romantiques, qu’il serait intéressant de contraster avec celle de Samuels, justement parce que simultanément, les Juifs ont été dans l’histoire et hors du temps. Le bref ouvrage de Savy, écrit avec finesse et subtilité, fourmille d’images et de formules enlevées. Ainsi, de Napoléon qui compara les Juifs “à des chenilles ou à des sauterelles” Savy écrit qu’il s’agit d’un “souvenir égypto-biblique”   . Ailleurs, dans un passage consacré à Gaspard de la nuit, d’Aloysius Bertrand, elle écrit : “Le merveilleux et le comique subvertissent le stéréotype, en reflètent l’image immémoriale de manière paradoxalement fraîche et naïve, non sans rapport avec l’humour juif des contes de Cholem Aleïkhem, Isaac Bashevis Singer et des rabbins qui s’envolent sur les toits de Marc Chagall”   . Ces images jaillissent, sans explication, mais elles donnent au texte poésie et piquant.

L’ouvrage est divisé en douze courts chapitres qui brossent à grands traits la représentation des Juifs dans la littérature française.  Un bref aperçu historique et un résumé des thèses antijudaïques de l’époque sont les prolégomènes des grands thèmes de l’ouvrage : la représentation stéréotypée des Juifs, entre Ivanhoé et Le Marchand de Venise, mais qui prend également en compte l’irruption de la haute banque dans un paysage resté jusqu’ici atemporel (“L’Effet Rothschild”). Savy traite de la sexualisation du stéréotype ; elle mène son lecteur en Europe ou en Orient à travers des petites vignettes ; enfin elle revient sur Ahasverus, la figure pérenne du Juif errant. Trois chapitres distincts sont consacrés à des auteurs essentiels à ce panorama : Hugo, Balzac et Sand. Dans le chapitre IV, aussi riche qu’intéressant, l’auteur démontre l’écart constant entre la réalité juive et le terme Juif en littérature, qui “renvoie toujours à un autrefois, à un ailleurs, à une altérité abstraite, voire à un matériel narratif archaïque, atroce ou charmant, à explorer” : “La littérature ne renvoie qu’à elle-même, à une intertextualité”   . L’ouvrage s’achève par la reproduction de l’article “Juif” rédigé par Alphonse Cerfbeer de Medelsheim dans Les Français peints par eux-mêmes, nec plus ultra (savoureux) du stéréotype, article que Ben-Lévi critiquera amèrement. 

Ces deux ouvrages, partant de perspectives si opposées, sont en définitive complémentaires (leurs bibliographies le sont également). C’est dans l’intervalle entre cette fixation de la représentation et la lutte acharnée pour une existence propre, que se joue le destin singulier de ces nouveaux venus pourtant familiers que sont les Juifs de France au XIXe siècle. Le livre de Nicole Savy rappelle l’impossibilité ou du moins le caractère périlleux de l’entreprise que retrace avec précision l’étude de Maurice Samuels. Mais au bout du compte, la synthèse qui seule permet d’être à la fois poète et de vivre cette expérience de modernité de l’intérieur, c'est-à-dire sans délire de la représentation, Savy l’attribue, non pas à l’un de ces auteurs virtuoses de la littérature romantique ni à cette première génération d’écrivains juifs mais… à Heinrich Heine (naturalisé pour l’occasion). “En vérité (Heine) est le seul écrivain et poète du romantisme français, dans la mesure où il est Français ; le seul à écrire en connaissance de cause avec une préoccupation et une liberté critique qui le situent à part, le seul à parler de l’intérieur”   .

Heine, ancêtre de Proust ?