"The Rest is Noise" ou le son du silence : une histoire de la musique contemporaine à visage humain. 

Le passage est irrésistible : Los Angeles, centre commercial. Schönberg se dirige vers la femme de Lion Feuchtwanger et lui hurle: "Mensonges, vous devez savoir que JE N'AI JAMAIS EU LA SYPHILIS, JAMAIS !" faisant ainsi référence au livre de Thomas Mann, "Dr Faustus", dont il était un des modèles supposés, et dont le personnage principal Leverkühn souffre de la maladie. Cet extrait donne le ton d'un ouvrage dont la profusion de témoignages , de faits significatifs et de réflexions sur les débats esthétiques musicaux du siècle écoulé est proprement décoiffant. Racontée à cent à l'heure , cette histoire de la musique "savante" du XXème siècle ressemble à une gigantesque tournée des Rolling Stones période "Gimme Shelter", tant The Rest is Noise cultive volontairement un mode de narration inspiré du journalisme musical, fait de rapidité, d'images- chocs, d'anecdotes signifiantes et de jugements engagés, ne laissant jamais indifférents.

Ce mode de traitement historique romancé, incontestablement très américain, agacera certains habitués à plus d'abstraction et de digressions musicologiques. Il en ravira d'autres, dont nous sommes, par cette vitalité, cette pédagogie, cette simplicité qui ne sombrent jamais dans la vulgarité, et surtout par un art consommé de mêler à la narration évènementielle un grand savoir technique et musicologique. Il est en effet assez bluffant de lire dans la même phrase une considération très complexe, mystérieuse pour le profane, concernant un accord particulier inventé par tel ou tel compositeur, et, dans le même temps, la relier à une information biographique. Le même accord fera aussi l'objet d'une analyse de sa finalité émotionnelle, de son utilisation par le compositeur dans son rapport sémantique avec l'auditeur. Cette indéniable compétence n'empiète heureusement jamais sur ce qui fait le coeur du dynamisme du livre : concevoir le développement de la musique contemporaine comme une intrigue romanesque quasi-policière dont les protagonistes dissimuleraient à l'enquêteur les ressorts cachés et les influences occultes. Elle crédibilise au contraire cette démarche en conférant plus de profondeur et de distance à l' ébouriffante traversée que nous offre Alex Ross, comme si ces considérations marquaient des jalons sur un chemin parfois très escarpé. La musique du siècle passé possède, en effet, une histoire marquée par deux tendances majeures que sont, d'une part, l'irruption de la politique et de l'histoire (souvent pour le pire), et d'autre part, la place de la tonalité dans le langage musical.

Le premier versant est traité impeccablement en terme de mise en scène. Les passages qui narrent les compromissions de Richard Strauss avec le nazisme sont saisissants. Un Strauss prompt à remplacer au pied levé Bruno Walter, qui ne respecte pas les critères d'aryanisation du régime nazi ou ravi de montrer devant le Führer l'étendue de son talent pianistique. L'affinité élective du régime nazi pour la musique est retracée depuis les cérémonies quasi-religieuses de Bayreuth, jusqu'aux très longues séances de phonographes imposées dans le nid d'aigle par Hitler à ses hôtes de passage. De l'incontestable antisémitisme théorique wagnèrien à l'opportunisme straussien, de la passivité de Furtwangler à l'activisme de Karajan, cette traversée nauséeuse amène à évoquer naturellement en contrepoint les figures plus ou moins connues de l' "Entartete Musik" fuyant le régime et trouvant asile aux USA. On rencontrera ainsi Kurt Weill collaborant avec Brecht, le mal-aimé Hindemith et ses improbables formations de chambre, les oubliés Ernst Krenek, Hans Krasa,déporté à Terezin, Korngold, l'auteur d'un des plus beaux concertos pour violon du siècle, Schönberg naturellement, le chef d'orchestre Otto klemperer, l'un des plus grands interprètes de Mahler... tous formant une diaspora musicale des plus talentueuses.

Parallèlement, Ross dépeint avec une science du contraste digne d'un film expressionniste, la chape de plomb à laquelle se trouve soumise Chostakovitch en URSS. Le récit de la représentation de Lady Macbeth de Mtensk atteint des sommets de dramaturgie. l'auteur mettant en perspective les loges de Staline, Molotov et ce qui s'y déroule derrière le rideau tiré, tandis que, dans la loge en face, Chostakovitch est rongé d'angoisse quant au verdict du mélomane géorgien. En dépit d'un triomphe public, le départ précipité du camarade Staline annonce pour Chostakovitch le choc de l'éditorial de la Pravda du lendemain dans lequel sa musique formelle et bourgeoise est clouée au pilori, assortie de la menace ainsi rédigée : "tout cela pourrait mal finir ". L'accès aux archives soviétiques permet de lire les réactions d'un certain nombre d'intellectuels et de musiciens mis sur écoutes comme Miaskovki ou Platonov. Le critique Abram Lezhnev paiera de sa vie la phrase suivante, entourée de rouge par le NKVD : "les dictateurs marchent toujours du pied gauche". Certains craignent que Chostakovitch (diversement apprécié) ne soit poussé au suicide. L'aventure se terminera par un entretien téléphonique faussement débonnaire où Staline expliquera au compositeur son rôle d'édification du peuple et l'assurera que sa musique continuera d'être jouée s'il daigne, toutefois, suivre quelques conseils bienvenus. La mort dans l' âme, Chostakovitch s'exécutera, alors que la musique soviétique entame son ère glaciaire sous la férule bureaucratique du très académique Khrennikov, terrorisant des générations de musiciens. Ces évocations se concluent sur l'étrange constat d'une passion commune pour la musique de la part des deux dictateurs les plus sanglants du XXème siècle, art que plus que tout autre ils eurent à coeur de diriger, de déformer et d'utiliser à des fins idéologiques.

L' autre versant est consacré aux disputes d'écoles musicales et en particulier à la question de la tonalité qui sera la pomme de discorde d'une nouvelle querelle des anciens et des modernes. Le cas Stravinsky est particulièrement révélateur du caractère extrêmement mouvant de la ligne de partage de cette modernité musicale et de la fragilité de la notion d'avant-garde. La trajectoire du compositeur russe des ballets de Diaghilev est celle d'un moderniste qui fut pour ses contemporains le symbole d'une avant-garde choquante et colorée. Stravinski, c'est alors l'automobile, le téléphone, le jazz, la promesse du bonheur que confère le progrès. C'est Apollinaire, Reverdy, Cocteau et le cubisme. C'est une rivalité assumée avec Schönberg, opposant la polytonalité du Russe à l' atonalité de l'Autrichien. Rivalité qui s'efface devant le masque mortuaire de Schönberg auquel Stravinski rend un hommage ému. Stravinski, c'est, au contraire, pour la génération d'après guerre , le symbole des illusions à jamais perdues d'un passé révolu, et les "jeunes Turcs" ont décidé de suivre agressivement Schönberg son monde musical sensé refléter par son affranchissement des règles de composition anciennes la vérité d'un monde à la fois nouveau et privé de sens. Leur passeur se nomme Olivier Messiaen. La description de l'irruption d'un groupe de perturbateurs menés par Pierre Boulez pour interrompre un concert de Stravinski et le scandale qui s'ensuivit, ponctué d'une tribune de Poulenc dans Le Figaro est très révélatrice d'une certaine course effrénée vers la modernité et d'un conflit générationnel. A ce titre , Boulez est dépeint sans aménité comme un théoricien terrorisant, dont le talent est reconnu autant que l'intolérance stylistique soulignée. Les quelques témoignages cités ne dressent guère un portrait avenant de la personnalité de l'auteur du "marteau sans maître". La filiation avec Messiaen est retracée, tout en s'accompagnant d'un éloge de l'aîné qui ressemble à une prise de distance envers l'élève, dont on ne doit pas oublier néanmoins que ses écrits porte la marque d'un théoricien de premier plan.

Pour autant, Ross n'est en aucune manière partisan dans cette querelle, dont il fait ressortir en fait l'inanité. Ses seules prises de parti en la matière sont pour réfuter autant l'influence néfaste de la politique, que celle d'une école particulière qui se voudrait exclusive. Il met en exergue la liberté de la création musicale contre toutes les formes de contraintes extérieures, qu'elles soient sociales ou formelles. Les éloges de Berg et de Schönberg sont appuyés, faisant ressortir l' authentique génie des deux compositeurs, la grande capacité d'attention et d'accueil du premier, autant que le caractère fantasque du second. Son appréhension de la modernité ne connaît aucune exclusive et se veut parfaitement universelle. On ne s'étonnera guère d'y trouver une place, sans doute plus importante que son influence réelle, pour la musique américaine. Des compositeurs un peu dévalués sur le Vieux Continent y occupent une certaine place, on pense à Aaron Copland et Bernstein (sans nous convaincre....), Ross procède aussi à une saine réévaluation de l'oeuvre de Charles Ives, et cite sans s'y attarder les "traditionalistes": Walter Piston, William Schuman comme les avant-gardistes Cage, Feldman et Elliott Carter, Steve Reich ou La Monte Young. Ross fait preuve toutefois d'un impérialisme musical mesuré.

De ce brassage homérique, il ressort la diversité passionnante d'une modernité musicale dont les paradoxes sont nombreux entre, d'une part, une lutte pour l' affranchissement de toutes limites dans la composition par la mise en cause de la tonalité traditionnelle, le franchissement de nombreuses barrières avec la musique populaire, (des études folkloriques de Bartok à l'intérêt pour le jazz de Chostakovitch et Stravinski aux emprunts au rock de la musique concrète), des possibilités de composition inédites, et d'autre part, une soumission d'un niveau inconnu antérieurement aux diktats politiques des idéologies, une domination des formalismes via les règles sérielles, des résurgences fondamentalistes en réaction aux excès précités, et, malheureusement, un éloignement du public, même « instruit ». Une forme de cacophonie dont Alex Ross a su démêler l'écheveau de manière presque démiurgique rendant cette lecture haletante par son rythme, passionnante par sa profusion de personnages et d'événements, autant qu'un roman noir de James Ellroy. Livre qui donne envie d'écouter ces compositeurs et de compléter son savoir par une étude scientifique, The Rest is Noise constitue une introduction idéale à un univers auquel beaucoup restent à tort réfractaires, donnant à voir une musique moderne "à visage humain"