Dix mots clés et une succession de récits vécus ou rapportés par l’auteur de Brothers retracent cinquante ans de mutations brutales en Chine, de la Révolution culturelle au miracle économique actuel et sa remise en cause.

Dans la postface de Brothers (Xiongdi), paru en Chine en 2005, Yu Hua dévoilait le cœur de son entreprise romanesque : relier, à travers les destins croisés de deux demi-frères, l’époque de la Révolution culturelle et la Chine d’aujourd’hui. Alors que la Révolution culturelle (1966-1976) était une "époque de fanatisme, de répression morale et de tragédies, analogue au Moyen Age européen", la Chine actuelle correspondrait à une "époque de subversion de la morale, de légèreté et de permissivité, l’ère de tous les possibles, plus encore que dans l’Europe d’aujourd’hui". Rappelant qu’on ne saurait comprendre la Chine d’aujourd’hui sans étudier les changements politiques, économiques et sociaux du dernier demi-siècle, Yu Hua concluait ainsi : "Seul un Occidental qui aurait vécu quatre cents ans aurait pu vivre deux époques aussi dissemblables, quand il n’aura fallu aux Chinois que quarante ans pour les connaître toutes les deux. Quatre cents ans de bouleversements résumés en quarante années, l’expérience n’a pas d’équivalent."

 

En reprenant cet extrait de la postface de Brothers dans l’avant-propos de La Chine en dix mots, Yu Hua indique avoir conçu son essai comme une "extension non fictionnelle" du roman, permettant de combler certaines "lacunes de ce récit"   en détaillant plusieurs grandes ruptures historiques et culturelles des années 1960 à 2000 et en analysant certaines menaces inhérentes au système politique actuel qui pèsent sur les perspectives du développement économique et social de la Chine.

 

"Dix mots qui seront comme dix paires d’yeux permettant de scruter la Chine actuelle sous dix angles différents"    

 

Yu Hua est né en 1960 à Hangzhou, capitale de la province du Zhejiang, à 200 kms de Shanghai. Il a donc grandi pendant la Révolution culturelle. Il décrit son parcours dans le chapitre "Ecriture" de La Chine en dix mots : après avoir exercé une activité de dentiste pendant cinq ans, il entame une carrière d’écrivain grâce à ses premières publications dans les revues littéraires du début des années 1980. Il est rendu célèbre par son deuxième roman, Vivre ! (1993), dont l’adaptation cinématographique par Zhang Yimou, censurée en Chine, obtint le Grand Prix du jury du Festival de Cannes en 1994. Brothers, son dernier roman, a été vendu à plus d’un million d’exemplaires en Chine, rencontrant également un franc succès critique et commercial à travers le monde.   L’auteur reconnaît qu’il faudrait plus de dix mots pour "raconter la Chine d’aujourd’hui sous tous ses aspects"   , mais il était nécessaire de rester simple et concis et de se limiter à dix mots : Peuple, Leader, Lecture, Ecriture, Lu Xun, Disparités, Révolution, Gens de peu, Faux, et Embrouille. Pour naviguer entre ces dix mots clés, Yu Hua choisit de partir d’expériences de la vie quotidienne, de les mêler à des souvenirs personnels ou des anecdotes célèbres et d’en tirer des enseignements sur l’histoire récente de son pays, sa situation actuelle et ses perspectives futures. La sortie en France de cet essai, dont la publication en Chine n’est pas prévue, est une première mondiale, la traduction française ayant été plus rapide que la version anglaise.

 

Le peuple chinois aurait-il disparu ?

 

Les deux premiers mots, "Peuple" et "Leader", sont complémentaires, car, comme le rappelle Yu Hua, on disait à l’époque que "Le peuple, c’est le président Mao, et le président Mao, c’est le peuple."   . Mao Zedong incarnait le peuple et il n’y avait aucune distinction entre l’individu, la société, le régime politique et son leader. Mao disparu, le mot "peuple" est lui aussi "tombé en désuétude"   . Yu Hua évoque une "recapitalisation", un changement de sens du terme "peuple", intervenu non pas à la mort de Mao en 1976, mais dans la foulée de la répression des manifestations de la place Tian’anmen auxquelles Yu Hua, qui avait 29 ans en 1989, a assisté.    L’auteur raconte qu’en rentrant de nuit depuis la place quelques jours avant la répression du 4 juin, il a compris le sens profond du terme "peuple"   lorsqu’il a croisé plus de dix mille personnes amassées au niveau d’un échangeur routier, défiant les tanks avec comme seule arme leur ferveur inébranlable au moment d’entonner comme un seul homme l’hymne chinois : "(…) Debout ! Debout ! Debout ! Nous, qui ne faisons plus qu’un…" Vingt ans plus tard, Yu Hua se désole de l’ignorance collective que la répression a imposé, notamment au sein de la génération née à la fin des années 1980 qui n’a pas connu directement le mouvement de Tian’anmen, mais qui a désormais atteint l’âge adulte, avec un individualisme forcené comme seul horizon.   L’évolution de la Chine en un demi-siècle se mesure à l’évocation de la jeunesse de Yu Hua. Comme tous les autres jeunes écoliers chinois, il apprenait que Mao était le seul grand leader du monde, succédant en cela à Marx, Engels, Lénine et Staline dont les profils étaient alignés sur les affiches dans les salles de classe. Ce retour en enfance permet à l’auteur d’évoquer la folie de la Révolution culturelle, la chasse aux éléments contre-révolutionnaires et la personnification du régime autour de Mao.

 

Lire et écrire en Chine de la Révolution culturelle à nos jours

 

La violence et le sang, qui sont très présents dans les romans de Yu Hua, ne sont pas les seuls souvenirs qu’il conserve de la Révolution culturelle. A découverte de la littérature dans un monde où les livres étaient interdits remonte à cette époque. Alors que les œuvres littéraires nationales et étrangères avaient été déclarées "herbes vénéneuses"   , les seuls ouvrages disponibles étaient une collection d’insipides récits socialistes révolutionnaires, les œuvres du grand écrivain Lu Xun (1881-1936) que Mao admirait, les quatre tomes des Œuvres choisis de Mao Zedong et la compilation de ses meilleures citations réunies dans le Petit Livre rouge.    Pourtant, le relâchement relatif de la répression à la fin de la période avait permis la circulation clandestine de grands classiques étrangers comme Une vie de Maupassant ou La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils. Yu Hua raconte avec émotion qu’il manquait souvent les premières et les dernières pages des romans en raison de l’usure des livres passés sous le manteau ou encore qu’il s’était relayé avec un camarade pour recopier en une nuit un livre qu’ils devaient rendre le lendemain à l’aube. Ces circonstances particulières ont aiguisé son appétit littéraire insatiable jusqu’à la réouverture des librairies après la Révolution culturelle.    Si la lecture était rendue quasiment impossible pendant la Révolution culturelle, l’écriture était encouragée sous la forme des dazibao, des affiches révolutionnaires rédigées et placardées en place publique par les citoyens que Yu Hua compare aux blogs d’aujourd’hui, la variété en moins   . Ce n’est qu’après la mort de Mao et la fin de la Révolution culturelle que le métier d’écrivain s’est développé de nouveau grâce à la multiplication des revues littéraires dans lesquelles furent publiées les premières nouvelles du Yu Hua.    Si la démocratisation du livre auprès du lectorat chinois est abordée, le maintien de la censure et de l’autocensure des auteurs sur certains ouvrages est malheureusement éludé par Yu Hua.

 

L’émergence d’une société déséquilibrée

 

Le chapitre suivant, "Disparités", concentre les critiques de Yu Hua sur les déséquilibres du miracle économique chinois et se révèle à ce titre comme l’un des mots les plus intéressants de l’essai. Le contexte social a évolué depuis la Révolution culturelle, "époque simple" où les représentations chinoises du monde étaient manichéennes : "Nous devons soutenir tout ce que notre ennemi combat et combattre tout ce qu’il soutient" disait Mao   . Les disparités d’alors ne pouvaient être qu’idéologiques. La célèbre expression de Deng Xiaoping "Qu’importe que le chat soit noir ou blanc, pourvu qu’il attrape les souris" marque le passage à l’époque actuelle, "complexe et chaotique", où toute chose peut être bonne et mauvaise à la fois. L’affirmation de la domination de l’économie sur le politique s’est accompagnée du développement sensible des disparités sociales, entre riches et pauvres, entre villes et campagnes, entre régions littorales et centrales. Trente ans après la mort de Mao, des Chinois meurent encore de faim alors que le pays est devenu le premier consommateur mondial de produits de luxe.    Le destin extraordinaire des nouveaux riches chinois est abordé à travers le terme "Gens de peu". La traque féroce des propriétaires fonciers et des héritiers durant la Révolution culturelle ayant égalisé les conditions sociales, les grandes fortunes apparues depuis une vingtaine d’années sont souvent le fruit de la réussite de "gens de peu", des individus de basse extraction qui, à l’image du héros de Brothers Li Guangtou, ont flairé un bon filon ou ont manifesté un sens aigu des affaires au moment du décollage économique chinois. Si 825 000 Chinois sont désormais millionnaires en euros (fortune supérieure à dix millions de yuan), cent millions d’autres gagnent moins de 80 euros par an   . Le développement chinois est donc structurellement déséquilibré et les inégalités se creusent à grande vitesse : possédant désormais le deuxième PIB mondial, le pays est seulement le centième en PIB par habitant.    Dès lors, comment comprendre la poursuite de la croissance chinoise et la stabilité politique du régime communiste ? Yu Hua explique ce phénomène, qui peut paraître paradoxal pour un regard occidental, par la reproduction au cœur de la politique économique et industrielle actuelle de stratégies inspirées du Grand Bond en avant de 1958. De gigantesques projets d’infrastructures et de développement industriel sont lancés en grande pompe, parfois sans se préoccuper des conséquences sociales, par des gouvernements locaux omnipotents et non transparents. Ainsi, des populations ont été déplacées et relogées de force pour accélérer la modernisation des villes ou le nombre d’étudiants dans les universités a été quintuplé en dix ans ! Pour financer cette massification des études supérieures, les universités se sont surendettées et les frais de scolarités des vingt-cinq millions d’étudiants chinois ont été multipliés par un facteur vingt, tente ou cinquante. La future crise du système universitaire peut déjà être anticipée car les universités ne pourront pas rembourser leurs dettes et la montée continue du nombre de jeunes diplômés au chômage (déjà plus d’un million) va détourner les plus pauvres des études. Tous les progrès de la Chine, parce qu’ils reposent sur des ruptures trop brutales, cachent le potentiel de graves crises sociales. Selon Yu Hua, la Chine est toujours marqué par des modes d’action inspirés de la "Révolution".

 

Entre le faux et l’embrouille, esquisse d’une Chine complexe

 

L’expression Shanzhai, qualifiée de "mythe national version populaire"   , désigne le faux. Ce terme aujourd’hui très usité revêt un double sens : l’imitation et la magouille. Outre les contrefaçons bien connus, shanzhai qualifie également les fausses émissions télévisées reprenant les concepts des grandes émissions nationales (de variétés par exemple) mais en donnant leur chance à d’autres candidats ou le faux relais de la flamme olympique en 2008, traçant un parcours parallèle desservant les villes et villages terriblement déçus de ne pas avoir été retenus pour le passage de la flamme officielle. Yu Hua veut donc voir dans ce concept de faux un sens positif, celui d’une réplique populaire des gens de peu à la culture de l’élite.    Huyou, "l’embrouille", est un autre terme à la mode identifié par Yu Hua. Désignant un registre de situations allant de la blague à l’arnaque, il correspond à la fois aux tentatives du régime politique pour embrouiller le peuple et aux stratagèmes des Chinois eux-mêmes pour embrouiller en retour le régime ou leurs semblables. La société chinoise est bien moins monolithique qu’elle n’y paraît au premier abord, comme le montrent les petites anecdotes relevées par Yu Hua au cours de ces derniers chapitres.

 

Un livre inclassable, à mi-chemin entre l’essai littéraire, le recueil de petites histoires populaires et le récit de souvenirs personnels

 

Yu Hua conclut son livre sur la compréhension de la souffrance des autres qui nourrit sa propre souffrance et sa vocation d’écrivain. La souffrance, selon lui, est ce qui permet le "plus facilement aux hommes de communiquer entre eux"   . C’est pourquoi, en parlant des souffrances de la Chine, il dit avoir parlé des siennes, et inversement.    Tout au long de ces dix mots, on apprécie les qualités de conteur de Yu Hua, aussi à l’aise pour parler de la misère des gens de peu que pour décrire les frasques des nouvelles élites fortunées. Dans la lignée de ses romans, il décrit parfaitement les bouleversements de la Chine depuis la Révolution culturelle. Son diagnostic est par ailleurs lucide sur certaines évolutions de la Chine actuelle. Par hypothèse, La Chine en dix mots ne visait pas l’exhaustivité et la cohérence en faisant le choix de juxtaposer "dix angles de vue" différents. On regrette toutefois qu’il n’aille pas au bout de son raisonnement pour nourrir une pensée plus globale des forces et des faiblesses du modèle chinois. L’essai demeure pertinent, notamment comme complément pour les lecteurs de Brothers