Le récit subjectif d’une vie qui porte davantage l’accent sur les petites turpitudes que sur l’élucidation de son œuvre littéraire.

À l’occasion du bicentenaire de la naissance d’Alfred de Musset, Gonzague Saint Bris nous livre une biographie sur un sujet dont il est familier, le romantisme. Il rajoute ainsi Musset au rang de ceux dont il a brossé la vie, parmi eux Alfred de Vigny et George Sand. C’est à dessein que le terme “brosser” est utilisé, puisque, dans l’avant-propos, l’auteur se propose d’explorer la “géographie d’un visage”, de dresser le portrait d’un homme saisi dans sa véracité, son mystère intime. On le voit, sa démarche ne se déprend pas d’une pose romantique, plus volontiers attentive au sentiment, à l’approche subjective et passionnée, qu’au relevé attentif, patient et froid des éléments qui constituent une vie. Ce parti pris présente des séductions, puisqu’il rend vivant une figure littéraire et ne dédaigne pas de recréer par l’imagination des scènes de la vie de Musset. On se trouve alors par moments à la couture entre la biographie et le roman historique. En dépit du danger que cette démarche présente, de fantasmer un personnage, se trouve une possibilité de réunir, autour d’une intuition forte, un personnage qui se disperse le plus souvent dans des anecdotes, et, qui sait ?, de toucher du doigt le nœud central, la source de son inspiration poétique.

Dépoussiérer le buste des Lagarde et Michard
Le biographe place, au seuil de son livre, une photographie inédite du poète, fournie par Christiane Sand, descendante de la dame de Nohant. Alfred de Musset y pose la main sur la hanche, le regard perçant et triste, beau sans doute, étrangement vivant. À son tour, le biographe voudrait ressusciter une vie, donner à voir à la fois la “fugacité de l’instant” et l’“éternité d’un être”, débarrasser la figure de Musset des clichés qui figent l’homme et ne nous laissent qu’un personnage “angélique, sentimental et asexué, uniquement préoccupé de poésie”   . Il tente aussi de l’exonérer de tout ce poids de mépris dont sa poésie, surtout, est entourée, depuis que Baudelaire l’a qualifiée de “dandinements de commis voyageur”, Flaubert de “coup d’œil de coiffeur sentimental” ou encore Rimbaud de “quatorze fois exécrable”… Et sans doute, de tels avis infléchissent durablement une réputation littéraire ! Gonzague Saint Bris se fait pourtant discret sur les raisons de ce désamour. Musset, qui enchantait les salons dans sa jeunesse, se retrouve cinquante ans plus tard la cible des moqueries les plus cruelles. Pour tous, il est l’incarnation même du romantisme, accusé de relâchement dans l’art des rimes, d’une facilité d’exécution qui donne la part belle au sentiment, plutôt qu’à la quête idéale du Beau qu’incarnera le Parnasse. Le romantisme selon Musset apparaît comme une médiocrité, un coupable laisser-aller dans l’art sérieux de la poésie. De nos jours encore, Les Nuits ou Rolla subissent à l’université une désaffection à laquelle n’échappe guère que le théâtre de Musset.

Ecce Musset !
L’idée centrale du livre, telle qu’elle se présente, est de rendre compte de la complexité d’un homme qui, figure baudelairienne quoiqu’on en ait, oscille de l’idéal au spleen, de la pureté du sentiment aux excès de la débauche, de l’ange au démon. Le biographe prend le parti de commencer son récit in medias res, par une journée de la vie de Musset, en un soir d’automne de l’année 1830, au temps de sa jeunesse flamboyante et dissolue. Il a vingt ans. On suit le jeune homme sur le boulevard, dans les cafés où il promène sa chevelure blonde, dans les bordels d’où Sainte-Beuve lui reproche de ne jamais sortir. Puis on reprend le cours de la vie de Musset, qui se dessine comme un tracé d’étoile filante, “du Zénith au nadir”, tôt lumineuse et tôt mourante, avec, en son cœur, son histoire d’amour avec George Sand, de six ans son aînée, faite de passion et de complicité intellectuelle, mais plus encore de jalousie, de sadomasochisme, de menaces et de violence. L’année où ils se rencontrent, 1833, George Sand est déjà une figure bien connue de la vie littéraire, et sa rupture d’avec son mari, sa coutume de s’habiller en homme, son indépendance font d’elle une femme qui cristallise les passions et les haines. Gonzague Saint Bris accorde une place centrale à cet amour que Musset cherchera à retrouver toute sa vie. Et cependant, leur escapade à Venise s’était soldée par un échec traumatisant pour Musset, que George Sand trompe avec son propre médecin. À l’origine de cet échec se trouverait la jalousie maladive de Musset ou encore sa propension à tourmenter ce qu’il aime. Et le biographe charge encore le tableau en nous le montrant aux prises avec d’étranges déséquilibres nerveux, schizophrénie, pulsions suicidaires, ou “autoscopie psychiatrique”   . Ainsi, le portrait qui nous est fait de cet homme le soustrait violemment à une pieuse image d’Épinal, de l’“enfant” des Confessions d’un enfant du siècle, tendre et éternellement blessé par la vie et les femmes. Gonzague Saint Bris, au contraire, n’a de cesse de nous rendre ce personnage vivant et l’imagine à notre époque, “cocaïnomane”, courant la jet-set et régalant la presse people de croustillants scandales.


Mais ce n’est pas sans risque que la lumière se fait si brusquement sur Musset, et on reste un peu perplexe devant ce personnage nouveau, égoïste, violent et excessif, bien davantage décrit sous la figure du démon que de l’ange. Il devient l’incarnation de la figure romantique, de l’ange déchu, au risque, peut-être, d’être esquivé et remplacé par une figure byronienne trop connue. Certaines anecdotes rendent cependant compte de ce cliché sur un mode burlesque et fort touchant. Hetzel raconte l’avoir rencontré à quatre heures du matin devant un bordel : “Il avait été si ignoble dans cette maison qu’on l’avait flanqué dehors. Il pleurait comme Adam à la porte du paradis terrestre.” Ce serait un peu cela, Musset, selon Saint Bris : un ange déchu, mais sans grande révolte, sans métaphysique, un peu lamentable, un peu dérisoire.

De l’amour, beaucoup (trop) d’amour
Musset aimait les femmes, et sa biographie aime à faire part des innombrables conquêtes amoureuses d’un homme aussi prompt à s’émouvoir qu’à se désénamourer. La vie amoureuse de Musset est, certes, intéressante et significative, mais elle occulte tout un pan de l’homme Musset, au temps où il ne s’occupe ni à boire, ni à séduire toutes celles, et nombreuses, qui ne demandent pas mieux. On ne saura que peu de chose de la relation d’Alfred à son frère Paul, ou à sa famille, peu de chose sur les liens l’unissant aux figures brillantes du Cénacle où on le voit déclamer sa Ballade à la lune, presque rien sur ses relations avec le pouvoir, la politique, les idéaux de son temps, presque rien sur sa relation à son éditeur, et, pire, fort peu de chose sur son travail poétique. Sans doute le livre a-t-il le mérite d’inclure de vastes passages des œuvres de Musset, ainsi contextualisés dans sa vie, mais on aurait aimé le voir un peu plus à l’ouvrage, ce paresseux poète si taxé de facilité. Aussi, loin de nous livrer ce qui motive l’écriture de Musset – quelles angoisses, quels motifs, quelles obsessions – la biographie se contente d’éparpiller des morceaux de textes sans tenter d’y démêler une réelle progression, sans entremêler la personnalité et l’œuvre de l’auteur que sur le seul plan des résonnances biographiques. Tel serait pourtant l’intérêt d’une biographie, de comprendre ce qui motive une écriture, ce qui en rend nécessaires et les formes et les motifs. Le même procédé impressionniste est utilisé pour qualifier son œuvre, rapidement donnée comme héritière de l’esprit du XVIIIe siècle par sa pudeur, son goût de la maîtrise. Cette idée d’un Musset au fond plus timide et retenu qu’il n’y paraît, aurait été en mesure d’en renouveler la lecture. Mais cette hypothèse aurait mérité d’être appuyée sur des textes finement analysés pour réellement emporter l’assentiment d’un lecteur qui demeure sceptique, faute de preuves.


Le lecteur se retrouve alors face à un Musset qui a mis la quête amoureuse au cœur de sa vie, et ce credo, celui de Perdican : “On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux, mais on aime.” Le malheur c’est que ce Musset-là, qui “fait serment de vivre et de mourir d’amour”, est précisément celui des clichés qu’il aurait fallu dépoussiérer. À ceci près que l’idéal amoureux tel que le concevait Musset n’est que fort peu évoqué. Musset semble ne voir les femmes que comme un dérivatif à l’ennui, une drogue trompeuse qui lui donne accès à un monde plus intense. On reste à la fin de ce livre sur une idée fâcheuse. Musset se serait consumé dans une quête amoureuse qui se résume à ce qu’elle était peut-être : une incapacité à s’engager, une dépendance au sexe de plus en plus tyrannique, une manie de débauché, une quête forcenée de la jouissance. Ce n’est pas que toute vérité ne serait pas bonne à dire, mais on aurait préféré que cela ne constitue pas l’essentiel du regard sur Musset.


Mais après tout, le lecteur sait bien qu’il ne trouvera pas là une thèse révolutionnaire, car tel n’est pas l’objet du livre. Tout au plus passera-t-il quelques heures en compagnie d’un homme, tout au plus se laissera-t-il convaincre de faire revivre le Paris du XIXe siècle, pour quelques heures dans son esprit, voir Stendhal monter dans son fiacre, Rachel enthousiasmer les théâtres, George Sand écrire de folles et très belles lettres d’amour. Et il se surprendra, arpentant au retour de sa lecture, le Paris du XXIe siècle, à chercher des yeux, près de Cluny, la grande silhouette aux cheveux blonds, aux yeux clairs, à la taille si mince.