Suite à une campagne marketing lancée en grandes pompes, le livre du rappeur Jay-Z Decoded est arrivé dans les librairies américaines précédé par l’aura internationale de son auteur. Couverture blanche et dorée, savant mélange entre le beau livre et le style bling bling qui plaît tant aux rappeurs, l’ouvrage a éveillé la curiosité de Kelefa Sanneh, journaliste au New Yorker. Plus qu’une simple autobiographie, le livre est une succession de paroles de chanson commentées et complétées par des anecdotes personnelles.

 

Dans un article daté du 6 décembre Kelefa Sanneh analyse Decoded à partir de la question : à quel genre littéraire appartient-il ? L’autobiographie ? Simple objet décoratif à poser sur la table du salon ? Ou au contraire, est-ce une réflexion approfondie sur ce qui définit le hip-hop ? Le livre s’impose comme l’héritier du manifeste Book of Rhymes. Les poétiques du Hip-Hop écrit par l’universitaire Adam Bradley et de l’anthologie du rap du même auteur. Jay-Z tente de faire sentir à ses lecteurs l’essence des paroles et de la musique hip-hop et rap à travers leur son et leur rythme mais aussi son propre ressenti. Allant à l’encontre des idées reçues sur le rap comme déformation du langage et "musique agressive", l’auteur tente de montrer l’importance poétique des rimes et des sons qui produisent le "beat" et le "sound" et laisse place parfois à un flot de paroles effréné et improvisé. "The words themselves don’t mean much , but he snaps those clipped syllables out like drumbeats, bap bap bap bap” dit le rappeur à propos des paroles du groupe Run D.M.C. A l’aide de ses influences musicales et de sa propre évolution en tant qu’artiste le but de Jay-Z est de "décoder"  ce qui peut amener à considérer le hip-hop comme un langage poétique. Adam Bradley revendiquait que "toute chanson de rap est un poème en train de se faire" et citait des rappeurs tels que Tupac, Big Daddy Kane, qui, en alliant les jeux de mots et une phonétique à rimes mettaient à jour une forme spécifique, sans forcément s’en rendre compte. Si ces procédés restaient peut-être inconnus des rappeurs dans les années 80, une nouvelle forme poétique émergeait que l’Anthologie du Rap, co-écrit par Andrew Dubois, lui aussi universitaire et professeur d’anglais, essaya de décrire. 

 

L’intérêt biographique du livre est de montrer comment Jay-Z lui-même a changé en prenant conscience de son art. Il est passé du rappeur "hustler " qui interpelle et agresse au rappeur "artiste" qui joue plus sur la forme en essayant toujours de mêler l’oralité populaire au reste. Jay-Z se pose en poète et revendique son statut d’artiste à part entière. A l’image de d'autres rappeurs comme Notorious B.I.G., il utilise sa vie pour créer ses histoires. Son but n’est pas d’inciter à la violence lorsqu’il parle de ses années de dealer mais de faire vivre en live les émotions ressenties à cette époque. Tout comme les rappeurs du Dirty South dont les cris et le ton incisif allaient de pair avec leur engagement politique et social. Cette posture rejoint l’entreprise de Bradley et Dubois, qui voulaient par leur livre, donner une dignité au rappeur en tant que poète. Decoded serait alors l’expression de ce désir de voir le rap et le hip-hop reconnus et respectés en tant qu’arts littéraires. Jay -Z résume ainsi les paroles d'une chanson rap :

"When a rapper jumps on a beat, he adds his own rythm. Sometimes you stay in the pocket of the beat and just let the rhymes land on the square so that the beat and flow become one. But sometimes the flow chops up the beat, breaks into smaller units, forces in multiple syllables and repeated sounds and internal rhymes...."

Kelefa Sanneh montre d’ailleurs que le livre nourrit déjà d’autres réflexions sur le genre tel que Finishing the Hat de Stephen Sondheim, qui lui, s’intéresse aux aspects négatifs du hip-hop et du rap vus comme langage poétique. Est-ce que le besoin de trouver toujours des rimes et d’aller vers des tournures complexes ne dénature pas le genre même de cette musique qui est avant tout tirée du langage de la rue : brutal et cru, sans artifices ? On voit ainsi toute l’ambiguïté de cette musique qui puise sa force dans le langage ordinaire, "celui qui marche" et qui touche directement le public, celui qui "encourage une audience à prendre et écouter des mots parlés pour de la musique". Et en même temps, un art qui aspire à une reconnaissance : celui du travail sur le langage, initié par les rappeurs des années 70 qui donnaient une valeur à la rime. Si le paradoxe perdure entre le rappeur et ses joutes en direct et le rappeur qui travaille sur la forme, Jay-Z met en valeur l’idée que ce sont les mots qui importent avant tout même dans un genre aussi populaire, le "rhythmic argument " permettant de donner toute sa force au verbe

 

* Kelefa Sanneh Jay- Z 's Decoded and the language of Hip-Hop , New Yorker, 6 décembre 2010.