Une réflexion stimulante sur les formes multiples de libéralisation à partir du milieu des années 1960 et sur le rôle qu’y tiennent les "événéments" de 1968.
 

La rentrée des idées nous plonge dans l'histoire sociale et politique de la France du XXème siècle avec Danielle Tartakowky, professeure et présidente de l'université Paris 8 qui réitère son intérêt pour les grands moments politiques avec l'ouvrage qu'elle co-dirige avec Michel Pigenet, Histoire des mouvements sociaux de 1814 à nos jours (La Découverte) à paraître en novembre 2014. C'est donc l'occasion de relire cette critique de l'évènement Mai 68.

L’ouvrage collectif dirigé par Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky s’attache à analyser "les processus complexes et multiples de libéralisation manifestés dans différents domaines lors de la seconde moitié des années soixante ainsi que leur rôle éventuel dans la dérégulation affirmée ouvertement après 1984". Alors même que le "moment 68" est accusé à l’heure actuelle d’être à l’origine d’un dérèglement social généralisé, cette réflexion ne peut qu’apparaître salutaire. Les différentes contributions passent au crible les multiples aspects de la libéralisation : politique, économique, sociétal, culturel. Elles tendent à dessiner un mouvement de long terme dans lequel les "événements" de 1968 tiennent selon les cas le rôle d’accélérateur ou, par réaction, de frein involontaire, lorsqu’ils ne sont pas un simple symptôme voire une conséquence. En cela, elles questionnent la place que peut tenir un événement aussi bref et intense que Mai 68 dans l’évolution de tout un corps social. Les "années 68" se situent en tous cas à l’articulation de deux cycles successifs et contradictoires. Le premier, ouvert par la séquence 1936-1946, correspond à l’émergence et à l’affirmation d’une culture de régulation plus ou moins consensuelle et transpartisane, née à la Libération et portée tout autant par les gaullistes que par la gauche marxiste. Or, à partir des années 1960, cette culture de régulation est mise à mal par les aspirations anti-autoritaires et libérales qui agitent la société. Peut-on dire que 1968 est le commencement d’un cycle nouveau ? C’est à cette question que les auteurs tentent de répondre.

Rupture ou continuité ?

Le rôle tenu par 1968 dans le processus de libéralisation est au cœur de plusieurs chapitres. À cet égard, la contribution d’Antoine Prost, consacrée aux évolutions dans le domaine de l’éducation est tout à fait stimulante. À rebours de ceux qui, aujourd’hui, et au prix de simplifications abusives, font de Mai 68 un événement fondateur - certains y voyant "le début de la récréation dans l’école" et d’autres l’amorce d’une nécessaire modernisation -, l’auteur souligne que la transformation du système éducatif est amorcée dès le début des années 1960. Un conseiller du ministre Christian Fouchet affirme ainsi en 1963 que "les méthodes adaptées à l’heureuse formation d’un petit nombre de privilégiés ne valent plus pour la masse qui envahit les établissements d’enseignement secondaire". À côté de ce constat d’une "massification" de l’enseignement, d’autres éléments poussent à la réforme, tels que l’évolution du français et des mathématiques ou encore le développement dans les entreprises de formations qui apparaissent résolument modernes et innovantes comparées aux "méthodes frontales et dogmatiques de l’enseignement traditionnel". Ce faisceau de facteurs conduit à l’émergence d’une pédagogie nouvelle qui bénéficie du soutien des autorités politiques. Le ministère lance plusieurs commissions  destinées à élaborer les réformes tant souhaitées - dont une sur la question dès lors récurrente des rythmes scolaires. Un Institut pédagogique national est créé en 1966. Le mouvement s’accélère encore avec Alain Peyrefitte, nommé ministre de l’Education nationale en 1967. Les projets qu’il défend, allant de la transformation du rapport maîtres-élèves à l’allègement des programmes, ne sont freinés que par les réticences du premier ministre Georges Pompidou. Autrement dit, la métamorphose du système éducatif français n’est absolument pas un produit de Mai 68 : elle est amorcée bien avant, à l’initiative du gouvernement.

Bien au contraire, Mai 68 fragilise le mouvement réformateur en radicalisant les positions tant de ses partisans que de ses détracteurs. Les comportements, certes, évoluent vers plus de permissivité, mais le train des réformes est pour un temps arrêté. De même, Michel Margairaz, dans un article intitulé "La faute à 68 ?", s’interroge sur les progrès du libéralisme dans le domaine de la planification et montre que "la tentative de conciliation entre le Plan, le marché et l’ouverture internationale" commence dès avant 1968. Sous la conduite de Pierre Massé, commissaire général au Plan de 1959 à 1966, ce pilier essentiel de la culture de régulation se conçoit de plus en plus clairement comme un outil au service de la croissance et de la compétitivité des entreprises françaises. L’auteur va jusqu’à se demander si cette libéralisation, plutôt que d’être un produit de Mai 68, n’en est pas plutôt l’une des causes. Certaines options du Plan - notamment le freinage des salaires - pourraient en effet avoir nourri le mécontentement social. En tous cas, ce "tournant libéral de la planification" s’accentue  après le départ du général de Gaulle. D’autres études remettent encore en perspective le rôle de 1968 dans des domaines aussi variés que la fiscalité (Frédéric Tristram), la politique monétaire (Fabien Jouan), les politiques culturelles et les métiers de la culture (Aurélien Poidevin), le statut des dockers (Michel Pigenet), la formation permanente (Guy Brucy), l’économie des territoires (Florent Le Blot et Fabrice Marzin) ou  les télécommunications et la poste (David Chaurand). Si les événements de Mai semblent n’avoir pas prise sur ce dernier secteur, "l’effet Mai 68" est plus sensible dans le domaine de l’objection de conscience, auquel Régis Forgeot consacre un chapitre ; l’auteur montre que 1968 est ici, "au moins par les chiffres, une année rupture pour l’histoire récente des objecteurs".

Les acteurs du changement

Les auteurs posent également à plusieurs reprises la question des acteurs à l’origine de la libéralisation de la société. Si l’action de l’Etat apparaît essentielle - par la promulgation de  textes tels que la loi Neuwirth de 1967 sur la contraception ou encore par l’abaissement de la majorité à dix-huit ans en 1974 - il faut s’interroger sur l’action réelle et les résultats des multiples acteurs sociaux qui participent au bouillonnement de la période. Michaël Rolland, dans une contribution consacrée à Actuel entre 1970 et 1975, se demande ainsi dans quelle mesure cette revue emblématique de la contre-culture a pu participer "à la libération des mœurs et aux changements de valeurs de la société". Actuel est alors la principale revue underground. Ses tirages ne sont pas négligeables : 90 000 exemplaires en 1972. Mais comment jauger l’influence qu’a pu exactement exercer ce medium ? L’exercice est périlleux et l’auteur, avec raison, préfère observer le rapprochement progressif entre, d’une part, les valeurs de la contre-culture promues par Actuel et, d’autre part, les normes de la société française. Il constate ainsi que la libéralisation des mœurs finit par rendre caduc le propos de la revue qui se trouve dépossédée de thématiques jusqu’alors considérées comme contestataires ; Actuel change donc de formule et s’engage dans la voie de la dérision avant de disparaître en 1975. La contribution de Jean Bérard, consacrée aux réformes pénitentiaires, montre quant à elle que la libéralisation est souvent le résultat d’une action combinée. Tandis que Mai 68 ne remet pas en cause l’institution pénitentiaire, différents acteurs se mobilisent au début des années 1970 pour réclamer à la fois "moins de prison" et des droits pour les détenus. On compte parmi eux le Groupe d’information sur les prisons (GIP) ou encore le jeune Syndicat de la Magistrature. Dans un contexte de révoltes pénitentiaires répétées, certaines de leurs revendications sont reprises par le gouvernement qui assouplit en 1972 les conditions de détention et institue le principe de la réduction de peine pour bonne conduite. La libéralisation dans ce domaine n’est cependant pas complète : "le mouvement des prisons n’a pas de pendant législatif qui en marque le succès".

Libération, libéralisation

Plusieurs contributions nous invitent à réfléchir sur le couple libération-libéralisation, un problème que met d’ailleurs au premier plan le titre de l’ouvrage. Le très bel article de Frank Georgi, consacré à l’utopie autogestionnaire, nous montre ainsi comment l’autogestion passe progressivement du libertarisme au libéralisme. L’auteur remonte aux origines yougoslaves du mythe autogestionnaire puis étudie sa théorisation progressive dans le paysage idéologique français. Il souligne que, si "l’autogestion yougoslave, à l’origine, n’est ni libertaire ni libérale", elle se pare d’atours libertaires une fois qu’elle a été transposée dans le contexte français et qu’elle a été réinterprétée par des marxistes hétérodoxes qui rejettent autant le capitalisme libéral que le socialisme étatique. Cette coloration libertaire de l’autogestion demeure jusqu’au lendemain de Mai 68, lorsque la thématique autogestionnaire se trouve intégrée et réélaborée par la CFDT ; "la question de son rapport au libéralisme est [alors] rarement évoquée". L’un des premiers dirigeants syndicaux à inscrire le mot d’ordre autogestionnaire dans une optique "libérale" est le secrétaire général du SGEN, Paul Vignaux, qui, s’interroge dès 1968 sur "les conditions de possibilité économique d’un socialisme autogestionnaire". Ce faisant, il rejette toute approche qui prônerait une "économie commandée du centre". Bien au contraire, pour Vignaux, l’autogestion ne peut trouver sa place que dans une "économie socialiste de marché" qui n’ignore pas la notion de rentabilité et qui incite les travailleurs à adopter "un comportement d’entrepreneur". Ce point de vue demeure cependant très minoritaire à la CFDT et il faut attendre le milieu de la décennie 1970 pour qu’il soit repris par des publications telles que CFDT Aujourd’hui, la revue que dirige Pierre Rosanvallon. Ce dernier estime lui aussi que le marché "apparaît comme un moyen privilégié de réaliser l’autogestion". En 1976, dans L’Âge de l’autogestion, il souligne encore les liens profonds qui unissent selon lui l’autogestion et le libéralisme politique - mais non économique. Cette conception d’une autogestion "libérale" rejetant l’étatisme et la planification est incarnée au sein du parti socialiste par Michel Rocard qui défend ces thèmes en avril 1977 au Congrès de Nantes. Les rocardiens se voient alors reprocher "d’aller au devant des désirs de dérégulation des libéraux" avant d’être défaits au congrès de Metz en 1979. Hostiles au libéralisme, les marxistes peuvent également se montrer réticents face à la libéralisation des mœurs, comme le montre Danielle Tartakowsky dans une belle étude sur "La gauche marxiste, le libéralisme et la libéralisation des mœurs". La doctrine marxiste, en effet, si elle vise la "libération" de la classe ouvrière, fait peu de cas de la libéralisation des mœurs dans la mesure où celle-ci suggère "une autonomie du social et des questions dites de société". La gauche, certes, se rallie de fait au libéralisme lorsqu’il s’agit de voter des lois telles que le divorce par consentement mutuel, mais ces questions continuent longtemps d’agiter le PCF. D’autres contributions nous montrent que la tension entre libération et libéralisation est encore observable dans le cinéma (Sonia Bruneau), dans les syndicats et associations de tourisme social (Sylvain Pattieu) ou dans la politique économique de la Tchécoslovaquie (Michel Christian).

Au final, l’ouvrage dirigé par Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky souligne l’existence d’une "grande bifurcation" qui fait passer la société française de l’ère de la régulation à celle du libéralisme. Sans doute cette transition, qui s’achève en 1983-1984 avec l’acceptation des règles du marché par les socialistes au pouvoir, a-t-elle correspondu à l’érosion d’un modèle proprement hexagonal, entre socialisme étatique et capitalisme libéral. Il est probable que le rôle tenu par 1968 dans ce mouvement continuera longtemps encore d'être questionné.