A la fin du mois de mai dernier, une enseignante de l’Université de Srinagar à la fonction importante, qui était par ailleurs l’épouse d’un dirigeant séparatiste fréquemment emprisonné, m’indiqua que j’avais tort de me fier à l’apparente quiétude de la vie quotidienne. Le ressentiment populaire à l’encontre de l’Inde continuait de sourdre. Mon interlocutrice, âgée d’une cinquantaine d’années, était membre d’une élite qui, sans même en avoir conscience, prônait une libération du joug indien qui maintiendrait cependant la structure sociale intacte. En témoignait, par exemple, une conversation à laquelle j’assistais par hasard. Ignorant peut-être que l’ourdou m’était familier, cette dame déplorait - d’un ton bien condescendant- le peu de fidélité dont les domestiques cachemiris faisaient désormais montre quand les maîtres étaient absents   .

 

Tandis que je m’apprêtais à quitter la Vallée du Cachemire, je me demandais si la libéralisation économique - dont la dynamique atteignait progressivement cette région- et l’attrait de la découverte de la société de consommation n’autoriseraient pas une plus grande prise de conscience de ce que le combat en faveur de l’azadi   s’était cantonné à la seule dimension politique. Les Cachemiris remettraient-ils alors en cause un tel attachement, renonçant à l’indépendance que la grande majorité appelait de ses voeux ?

 

Des fissures dans une unanimité qui avait été de rigueur étaient désormais visibles. De riches bâtisses apparaissaient ça et là : tous n’avaient pas souffert d’une manière égale... L’on reprochait à nombre de dirigeants séparatistes un enrichissement suspect ; une rumeur persistante avait longtemps laissé entendre que l’argent pakistanais destiné aux veuves et aux orphelins du conflit ne leur était parvenu que partiellement. Au lendemain de l’annonce de nouvelles négociations indo-pakistanaises (au début de l’année 2004)   , la population n’avait pu esquiver un questionnement d’importance : avait-elle, ces quinze dernières années, adhéré au mythe d’un allié pakistanais dévoué à la cause cachemirie ? La Vallée n’osait admettre qu’elle avait été l’otage d’un combat qui avait rapidement opposé les forces de sécurité indiennes et des groupes militants armés dont le chef d’orchestre, à tout le moins partiel, était pakistanais. De même préférait-elle blâmer l’impérialisme indien plutôt que de convenir que l’ancien Etat princier du Jammu et Cachemire (dont la population était à majorité musulmane) avait été l’enjeu d’un antagonisme idéologique que l’Inde et le Pakistan, suite au partage du sous-continent, avaient continué de nourrir.

 

L’Inde vantait l’application d’une laïcité qui permettait à toutes les communautés religieuses de construire, ensemble, une nation. Le Pakistan défendait, pour schématiser, la théorie de deux nations (l’existence d’une nation hindoue et d’une autre musulmane) qui avait autorisé sa naissance. Dès le début de l’année 1949, l’Etat princier du Jammu et Cachemire - à la composition ethnoculturelle bien hétéroclite - avait pour sa part été divisé suite à la proclamation d’un cessez-le-feu : à l’Inde revint le Jammu et Cachemire tel qu’il existe aujourd’hui. Et elle se félicita que cette zone ait choisi le modèle qu’elle cherchait à promouvoir, s’empressant d’oublier qu’elle s’était engagée à y soutenir l’organisation d’un referendum dont des acteurs internationaux garantiraient l’impartialité. Le Pakistan, quant à lui, ne cessa de proclamer qu’il entendait accueillir en son sein l’ensemble des territoires de l’ancienne principauté. Il ne pouvait se contenter des régions qu’il avait intégrées au sein de sa fédération, à savoir l’Azad Kashmir (le Cachemire Libre), Gilgit et le Baltistan, lesquels furent - dès 1949 - regroupés au sein des Federally Administered Northern Areas (FANA)   .

 

Signe des temps ? A la veille des événements de juin 2010 sur lesquels nous reviendrons, le Cachemire se préparait à la saison des mariages. Les étalages des centres commerciaux appelaient les plus jeunes, certes attachés aux rites traditionnels cachemiris, à intégrer aux cérémonies nuptiales des éléments du faste bollywood   . L’affluence de touristes indiens, issus d’une classe moyenne qui s’affirmait au sein de l’Union, constituait au demeurant un exemple qui ne laissait pas indifférent, et cela en dépit de voix rigoristes qui s’élevaient. Celles-ci, qui procédaient davantage d’une vision traditionnelle que d’un attachement religieux prononcé, blâmait une mode étrangère voire hindoue d’autant plus inacceptable que les jeunes filles et les jeunes femmes étaient invitées à découvrir partiellement ou totalement leur bras ; de plus, la longueur des tuniques traditionnelles (les kamiz), qui d’ailleurs tendaient à davantage épouser la forme du buste, était écourtée.

 

Les observateurs avaient beau jeu de souligner que la jeunesse s’identifiait aisément au nouveau Chief Minister (Chef de l’Etat), le jeune Omar Abdullah, pourtant issu d’une dynastie que la Vallée avait longtemps abhorrée. Il est vrai - comme on nous l’indiqua lors d’un second séjour au mois d’octobre suivant - que la liberté de la presse était conditionnelle : cette dernière, qui ne pouvait survivre sans l’aide étatique, était rappelée à l’ordre lorsqu’Abdullah était trop longtemps absent des grands titres de l’actualité cachemirie. Les plus jeunes, nés durant le conflit, n’en aspiraient pas moins à un mieux vivre. L’apparition d’Abdullah (alors âgé de 38 ans) sur la scène du Jammu et Cachemire parut apporter comme une bouffée d’oxygène. Omar Abdullah, dont la mère était britannique, n’avait guère vécu au Cachemire ; son ourdou était encore hésitant   . La population espérait-elle qu’il procédait d’autres valeurs, ce qui l’autoriserait à favoriser la régénération de la Conférence Nationale, parti que son grand-père (le Sheikh   Mohammed Abdullah) avait fondé à la fin des années 1930 ? Les Cachemiris appréciaient, en tout état de cause, que le père d’Omar, Farooq Abdullah, n’ait pu recouvrer le poste de Chief Minister qu’il convoitait. Au lendemain des élections législatives de la fin de l’année 2008, le Parti du Congrès, allié de la Conférence Nationale dans la formation d’un gouvernement de coalition, imposait Omar à la tête des affaires. L’on supputa alors de la marge de manœuvre dont jouissait le Chef de l’Etat : son père, demeuré Président de la Conférence Nationale, tirait-il les ficelles ? Quels dividendes le Congrès, que la Vallée continuait d’honnir, attendait-il ?

 

L’abstention (de l’ordre de 87%) des habitants de Srinagar durant les élections législatives de la fin de l’année 2008 avait été massive. Toutefois les observateurs avaient souligné qu’en dépit du mouvement d’Amarnath   qui s’était achevé peu auparavant, les autres villes et les campagnes cachemiries n’avaient pas boudé la consultation. Certains se gaussaient de l’attitude contradictoire des Cachemiris. Ils signalaient que ceux qui avaient vivement soutenu le mouvement d’Amanarth avaient comme naturellement pris le chemin des urnes. L’Inde, se félicitant d’une participation populaire croissante aux scrutins régionaux, tenta d’imposer son interprétation du succès d’une consultation que 61% d’une population à majorité rurale avait, selon elle, plébiscitée. Son Premier ministre, Manmohan Singh, estima qu’il s’agissait d’une "vote en faveur de la démocratie"   . Ecartant un peu rapidement l’existence d’un clivage ville-campagne, les Cachemiris, quant à eux, proposèrent une explication bien plus simple : des élus leur étaient indispensables, afin de résoudre les problèmes ponctuels auxquels ils faisaient face dans leur vie quotidienne. L’azadi viendrait ultérieurement. Au demeurant, les Cachemiris indiquaient qu’il était préférable qu’ils se munissent de leurs cartes d’électeurs lorsqu’ils quittaient leur domicile. Dans le cas contraire, ils risquaient de graves ennuis aux nombreux check points qui continuaient de jalonner leur chemin. Geste d’un encouragement bien particulier ? L’Inde offrait aux demandeurs de tels documents la somme nécessaire à l’obtention des photos d’identité requises.

 

Demeurait une attitude ambivalente qui trouvait son explication dans la nécessité de survivre à plus de vingt années de conflit : l’espoir, la résistance ou la révolte n’empêchait pas une forme de collaboration avec l’autorité indienne voire la recherche d’emplois gouvernementaux ou semi-gouvernementaux qui, en l’absence d’industrialisation, permettaient aux bénéficiaires d’avoir en quelque sorte une prise sur l’avenir. La norme demeurait la famille jointe ; si l’un des membres masculins détenait un tel emploi, il autorisait celle-ci à jouir d’un revenu mensuel, même limité.

 

Vers la mi-octobre 2010, j’assistais à une scène de vie que je jugeais, pour ma part, cocasse. Je me trouvais en compagnie de la famille qui m’avait, au mois de mai, reçue sur son houseboat - maison flottante - du lac Nageen (Srinagar). Les plus jeunes suivaient avec enthousiasme la remise d’une médaille à une athlète indienne, alors que se déroulaient les XIXe Jeux du Commonwealth. J’osais exprimer ma surprise. L’on me répondait du ton de l’évidence que les Cachemiris étaient, pour l’instant, indiens ; l’Inde avait donc le devoir de bien les représenter sur la scène internationale. Cette vision était-elle particulière ? Ou me trouvais-je au sein d’une famille qui m’avait en quelque sorte adoptée, me laissant entrevoir des contradictions qui étaient le reflet d’un certain climat social ?

 

Les deux branches séparatistes ne parvenaient plus à convaincre. L’All-Parties Hurriyat Conference-Geelani (APHC-G, Conférence de tous les partis pour la liberté-Geelani) défendait la nécessité d’une longue lutte. Son discours entretenait une ambigüité quant à l’avenir, mêlant la dimension de l’azadi au rattachement au foyer musulman pakistanais. L’All-Parties Hurriyat Conference-Mirwaiz Farooq (APHC-F) persévérerait sur la voie des négociations : elle prônait un dialogue tripartite auquel le Pakistan serait convié.

 

Le Centre (New Delhi) passait sous silence ce qui ressemblait, de plus en plus, à une extinction de la militance : on dénombrait environ 300 militants dont 100 était, estimait-on, actifs. La panoplie d’instruments répressifs qui avaient été déployés ne semblait plus nécessaire. On disposait de chiffres divergents quant au nombre de forces de sécurité indiennes stationnées au Jammu et Cachemire : l’Inde avançait le chiffre de 300 000, et le Pakistan celui - outrancier - de 700 000. En tout état de cause, New Delhi - semble-t-il - n’osait pas même examiner le bien-fondé des prérogatives que ses trop nombreuses troupes   et, dans une mesure moindre, la Jammu and Kashmir Police (JKP) s’étaient arrogées, en particulier dans la Vallée. Le Public Safety Act (PSA) permettait l’arrestation puis la mise en détention préventive (en fait arbitraire) pendant une durée allant de six mois à deux ans de toute personne qui représenterait une menace pour la sécurité de l’Etat. L’Armed Forces Special Powers Act (AFSPA) octroyait aux forces de sécurité indiennes des pouvoirs discrétionnaires étendus, ce qui les autorisait à un comportement éhonté voire criminel. Des voix indiquaient que soldats et gradés donnaient volontiers des dessous de table afin d’être envoyés au Cachemire, tant les dividendes étaient importants.

 

Le fragile équilibre qui prévalait dans la Vallée fut, de nouveau, remis en cause le 11 juin 2010. A cette date, un jeune étudiant en médecine, Tufail Ahmad Mattoo, trouva la mort, accidentellement frappé par une grenade lacrymogène. Des effectifs de la police cherchaient alors à contenir des manifestants. La population réclama que justice fût cette fois rendue. New Delhi et Srinagar indiquèrent qu’ils accorderaient la priorité au rétablissement de l’ordre. Une commission d’enquête fut chargée de déterminer les responsabilités. Mais une telle démarche suscita l’ironie voire la colère de la population cachemirie : au regard de l’expérience, nul n’attendait que de tels organes déterminent les faits de manière impartiale.

 

La jeunesse ne parvint plus à contenir une indignation dont elle-même ignorait peut-être l’importance. Elle reprit une stratégie qu’elle avait testée durant le mouvement d’Amarnath. La kani jang s’inspirait de l’Intifada palestinienne : usant de seules pierres, des jeunes hommes défiaient des membres de la CRPF qui étaient appuyés par des policiers cachemiris. Ces deux forces - à la triste réputation - n’avaient guère reçu d’entraînement qui les autorisait à faire face au combat de rue. Au demeurant, la Central Reserve Police Force ne fut équipée de balles en caoutchouc que tardivement. 

 

Quant à envisager de doter cette force paramilitaire de lances à eau, l’exercice était sans doute difficile : plusieurs combats de rues pouvaient avoir lieu simultanément, d’autant qu’un grand nombre de forces paramilitaires étaient de nouveau dans les rues. Elles patrouillaient à pied, s’asseyaient devant les devantures de magasins en temps de hartals (grève), alors que les Cachemiris pouvaient interpréter leur attitude comme provocatrice. 

 

L’Inde montra son attachement aux analyses manichéennes d’antan. Avait-elle même conscience de la lente affirmation d’une société civile au Cachemire dont elle aurait avantage à favoriser l’expression ? Son refus d’envisager la voie de la conciliation, rappelant à l’ordre le gouvernement du Jammu et Cachemire qui - dans un premier temps - avait condamné les méthodes brutales des forces de sécurité indiennes, poussa, en tout état de cause, la population à resserrer les rangs. En témoigne la réaction de la communauté des houseboats qui pourtant continuait de considérer l’azadi avec défiance ; côtoyant des touristes étrangers, elle avait sans doute une vision du caractère suranné de ce que l’on nommait dans la Vallée le nationalisme cachemiri. Elle se joignit cependant au chorus qui qualifiait les Indiens d’occupants, n’hésitant pas - en tout cas, dans l’intimité des foyers - à reprendre le slogan d’Indian dogs (chiens indiens). 

 

Peu avant mon départ pour Srinagar, au début du mois d’octobre 2010, des journalistes indiens basés à New Delhi m’indiquèrent que le long mouvement que les Cachemiris avaient entamé bénéficiait, c’était une évidence, d’un financement pakistanais. Des pierres étaient même distribuées dans les mosquées, ce qui témoignait de l’emprise islamiste sur le mouvement. A mon arrivée à Srinagar, je me remémorais un fait auquel je n’avais pas prêté une réelle attention lors de mon précédent séjour : la ville était parsemée de chantiers de construction. L’on m’indiquait aussi qu’après chaque affrontement qui opposait forces de sécurité et jeunes hommes, les pierres étaient remises en place. La plupart des incidents naissait de la provocation d’une ou de l’autre partie. 

 

Restait le mystère du financement du mouvement : ceux qui occupaient un emploi gouvernemental ou semi-gouvernemental se rendaient à leur travail en dépit des nombreux hartals et/ou couvre-feux qui rythmèrent - jusqu’il y a peu - le Cachemire ; ils disposaient d’un laissez-passer dont ils usaient en cas de couvre-feu. Nul n’envisageait la démission massive des fonctionnaires, car une telle mesure conduirait à "l’écroulement" de ce que l’on nommait le "système économique familial". Quant aux commerçants, ils étaient contraints de payer l’un des plus lourds tributs au mouvement. Ils s’alarmaient - à juste titre - que le stock de marchandises dont ils disposaient ne pourrît ou ne fût périmé. Souvent ils ne levaient les rideaux de leur échoppe qu’à la nuit tombée, craignant les représailles. Le flux de touristes s’était également tari, mettant à mal ses bénéficiaires ; le revenu de ceux-ci dépendait de l’unique saison estivale. L’on murmurait que certaines familles étaient frappées par la pauvreté, et se contentaient d’un seul repas par jour. D’autres voix attestaient de l’existence d’un système de solidarité qui apportait assistance aux nécessiteux.

 

D’aucuns notaient l’existence d’une majorité silencieuse qui n’approuvait pas un mouvement qui perdit progressivement de son ardeur suite à la visite du Président Barack Obama en Inde (au début de novembre 2010). Une telle analyse omettait de prendre en considération l’immense fierté que la jeunesse insuffla à ses aînés, les rappelant à un devoir de résistance qui leur avait soudainement fait défaut. New Delhi n’en finançait pas moins le mouvement né du drame du 11 juin