Il y a quelque chose de réellement intéressant, et, pour tout dire, de fascinant, dans la démarche qui a poussé le site Wikileaks à révéler des centaines de milliers de télégrammes diplomatiques, après son coup d’éclat révélant certaines des pratiques des forces armées américaines et irakiennes. 

 

Fascinant, bien sûr, par l’ampleur de la somme des documents ainsi révélés. A lire les chiffres, on a l’impression d’une caverne aux trésors qui se dévoile, à moins que ce ne soit la pierre philosophale de la connaissance qui se fasse jour... Pour parodier René Girard, on croirait avoir à portée de main "les choses cachées depuis la fondation du monde", au moins celui dans lequel nous vivons, celui de ce début de XXIe siècle, face auquel nous cahotons bien souvent en tentant désespérément de comprendre ce qu’il se passe, et pourquoi, comment, cela peut bien nous concerner. 

 

Fascinant, aussi, par la façon dont cette mise au jour a fait l’effet d’une bombe médiatique. On peut y voir évidemment une part du talent de Julian Assange, qui, quoi qu’on pense de lui par ailleurs, semble être doué d’un certain génie de la mise en scène... En l’occurrence, il est l’alchimiste qui nous dévoile cette fameuse pierre philosophale, même s’il se rêve peut-être davantage en paladin.

 

Oui, mais voilà... Depuis que Shrek est passé par là, il semble bien que les paladins aient perdu de leur superbe, et que leur rôle soit plus sujet à question. Fascinante est aussi la manière dont le public, la presse, et une partie du monde de l’Internet ont été charmés et éblouis par ces révélations, et les questions qu’elles continuent de susciter. 

 

Wikileaks avait déjà été largement critiqué pour la façon dont les documents révélés sur l’Irak et l’Afghanistan avaient été diffusés, sans suffisamment de contrôle pour assurer la sécurité des personnes sur le terrain. En cela, c’est leur - et aussi notre - rapport à la vérité qu’il serait souhaitable d’interroger. On peut penser que dire le vrai, révéler ce qui est honteux, faire éclater un scandale et, de la part du public, s’y  intéresser, chercher à savoir, commenter ou encore diffuser, sont autant d’actions nécessaires à l’avènement et à la perpétuation de la démocratie et de la liberté, et qu’il devient légitime d’accepter la mise en danger d’autrui. Une telle attitude est en effet parfaitement légitime... Mais son contraire peut aussi se défendre. En d’autres termes, il s’agit de la vieille question de savoir si on peut, doit "mourir pour des idées", et, parfois, d’accepter de sacrifier, autrement dit de faire mourir pour ces idées. 

 

C’est toute la question qui est derrière les pratiques de "whistleblowing" dans les institutions : la démocratie doit être garantie et ses valeurs respectées, mais, il faut aussi prendre en compte et penser le coût de ce respect. Il ne s’agit pas là d’un sophisme, mais de chercher à comprendre ce qui nous meut à travers cette fascination, et avant tout de chercher à la penser. Et justement, ce que ce phénomène a sans doute de plus noble, c’est la recherche de la vérité ; vérité non seulement à l’endroit des faits, mais encore à notre propre égard. Qui sommes-nous ? Et qui/que regardons-nous ? Les valeurs que cette démarche tend à défendre sont sans doute parmi ce que nous avons pensé de plus noble, et de plus profond. Mais il serait trop confortable de les prendre simplement comme un donné, quelque chose d’absolu, d’intangible que nous pouvons contempler heureusement, dans la douceur de la certitude. La liberté, la vérité, certes. Mais Aristote soulignait que le bonheur que l’on atteint à les approcher, la pratique de la vertu qui nous y donne accès, étaient effets de la volonté, dans la Cité, dans notre rapport à tous ces autres qui nous entourent et face auxquels nous devons prendre nos responsabilités. Il y a quelque chose d’un peu pédant à aller si loin, mais après tout... Si Aristote n’a pas eu beaucoup de succès avec son illustre psychopathe d’élève, il a plutôt acquis bonne réputation avec le temps. 

 

Dans cette manne de télégrammes diplomatiques, rien de très rare, au fond, cela a déjà été souligné largement par ailleurs. Pour ce dont l’auteur de ces lignes peut juger - soit les données qui concernent le Moyen-Orient -, rien de très neuf, rien de vraiment secret non plus - ou qui n’ait déjà largement été expliqué, diffusé par les journalistes et spécialistes de la région, de sa géopolitique, et de son histoire. Ainsi, les pays arabes se défient comme de la peste des ambitions nucléaires iraniennes ; Israël est prêt à des frappes militaires lointaines pour contrer ce qu’il perçoit comme une menace pour sa sécurité, et une défiance persistante des Etats-Unis envers la Syrie... Outre cela, des données et opinions sur divers chefs d’Etats, à propos des plans de l’OTAN pour redéfinir la stratégie, au vu des événements récents. Rien de bien rare, si l’on ose dire. A la vérité, Israël a mis sa sécurité au rang des impératifs nationaux non négociables depuis des décennies et n’a jamais beaucoup hésité à frapper au loin lorsque cela lui semblait nécessaire. Les pays arabes, en situation politique souvent précaire ne tiennent assez logiquement pas à voir apparaître un nouveau facteur de déstabilisation, favorable à un pays qu’ils ont longuement combattu et qu’ils considèrent comme un acteur imprévisible du champ régional. Et il serait parfaitement anormal et scandaleux, en l’occurrence, que l’OTAN n’adapte pas ses plans et l’allocation de ses ressources aux évolutions de la situation géopolitique. C’est ce que l’OTAN a fait depuis sa fondation, en ajustant ses actions aux évolutions de la situation sécuritaire dans sa zone d’opération. C’est tout le sens de sa mission. Faute de quoi, il y aurait encore des missiles pointés sur Prague et Budapest depuis 1989. Caricature, si l’on veut, mais il est vraisemblable que les Tchèques trouveraient l’humour de la situation assez saumâtre. 

 

Ce que nous avons, davantage qu’une caverne merveilleuse, c’est une pile colossale de ce qu’en recherche on appelle de la "littérature grise", soit de la documentation à usage interne - comme en produit toute administration - destinée à nourrir la réflexion des décideurs, compilée, regroupée, distribuée, jusqu’à former, en fin de chaîne, les quelques pages qui seront présentées aux plus hauts responsables, et à partir desquelles ils pourront former leur ligne politique. Rien de très secret. Certains de ces documents peuvent être donnés aux chercheurs, journalistes, ou résumés oralement lors d’entretiens, tandis que d’autres, plus récents, ou sur des sujets plus sensibles, où la politique est en cours de définition, restent en circuit limité, en attendant une décision... Mais aussi parce qu’ils ne valent que ce qu’ils disent, ce sont des éléments de réflexion, qui peuvent aussi bien être complètement hors cadre que finalement donner des directions qui se révéleront essentielles. 

 

Et, de fait, cette révélation est aussi que le Pentagone, le Département d’Etat, et l’ensemble des services administratifs américains sont de gigantesques machines à produire du papier. Des montagnes de papier, un Himalaya de paperasse, de formulaires, de notes de services, de post-it, de gribouillages divers. Lorsqu’il était en poste au Pentagone, Donald Rumsfeld exaspérait ses services avec ce qu’ils appelaient ses "flocons de neige", des kyrielles de notes, plus ou moins rédigées, envoyées dans toutes les directions, si tenaces et si nombreuses, qu’elles en arrivaient à gripper la production normale de documents, ce qui relève de l’exploit. Pour mémoire, le Pentagone est le plus grand ensemble de couloirs de bureaux du monde, avec 28 kilomètres. Et les fonctionnaires du Département d’Etat font ce pour quoi ils ont été engagés : ce sont des agents de transmission ; pas de renseignement, simplement de transmission. Au grand dam sans doute de la maison Ferrero et au bénéfice de leur embonpoint, ils sont d’abord présents pour rédiger ces analyses, bonnes ou mauvaises, pour informer leurs responsables de la situation tels qu’ils la perçoivent selon leur formation et en fonction de la politique de leur pays et de ses intérêts, dont ils sont les gardiens. Et, dans l’autres sens, de faire redescendre l’échelle aux orientations générales dont ils sont avertis, et de leur mise en pratique dans les conditions particulières de leurs postes. Il s’agit plus d’une ambiance de néons et de box préfabriqués que de fauteuils clubs où se dessine le devenir du monde dans la fumée des cigares. L’homme de Wikileaks est bien plus proche de Dilbert que de James Bond ou même d’OSS 117.

 

Qu’on ne s’y trompe pas. Il ne s’agit pas de réitérer les appels à la défiance vis-à-vis de Wikileaks, ou de faire une défense de ce secret. Même si les fauteuils clubs en question sont nettement plus agréables au postérieur de l’auteur que les angles des chaises universitaires où il a usé bon nombre de pantalons, ce qui est intéressant, encore une fois, c’est ce que nous voyons. Derrière cette caverne fantastique - et peut-être fantasmée- ce sont les spectres de la diplomatie secrète, du savoir réservé qui nous fascinent. Peut-être autant qu’une valeur, la transparence, au nom de laquelle ces révélations sont faites, est un objet de fascination, en ce sens que c’est aussi nous qui voyons l’obscurité. En construisant et en pensant la pénombre, nous nous plaçons aussi en position de découvreur, et d’initié, autrement dit à la fois comme révélateur et détenteur de ce savoir secret. Nous brisons le sceau. Evidemment, parfois, derrière des sceaux se trouve la Bête de l’Apocalypse, mais le bonheur éternel de la connaissance semble une compensation intéressante. Cette tentation du savoir est elle aussi noble, et au coeur de ce qui fait de nous des hommes, mais il faut peut-être garder à l’esprit ce que cela peut avoir de faustien et de pulsionnel chez nous. Apocalypse, en l’occurrence, prend tout son sens de Révélation. La diplomatie ici est bien plus privée que secrète si l’on y réfléchit bien, privée comme une administration peut l’être. Et la diplomatie secrète a justement été mise hors-la-loi par les Etats-Unis eux-mêmes - c’était l’un des arguments essentiels de l’entrée en guerre du Président Wilson en 1917. Cela n’a sans doute pas été respecté à la lettre. Mais les administrations américaines récentes ont justement été qualifiées de "wilsonistes bottés" par Pierre Hassner, et la concordance des termes mérite qu’on s’y arrête. 

 

Le savoir réservé... En fait, si l’on veut jouer au provocateur, les premiers agents de Wikileaks ont été les archéologues qui ont mis au jour les correspondances diplomatiques d’Akhenaton et d’Assurbanipal dans leurs palais d’Amarna et de Haute-Mésopotamie. Des centaines, des milliers de tablettes écrites en cunéiforme, donnant les dates de passage des troupes, les chiffres de tributs des provinces, les annonces de catastrophes, et les dots des princesses envoyées au loin pour sceller une alliance. C’est accessible. Une fois traduit, de lecture aisée. Et réservé. Avant tout parce que ces textes sont atrocement ennuyeux, écrits dans un langage technique et odieusement ampoulé, traitant de problèmes excessivement locaux, et souvent très secondaires. Cependant, leur ensemble est passionnant et permet de voir se dérouler l’ensemble des relations internationales dans toute leur vivacité il y a quelques millénaires, et qui ont forgé les nôtres, en dernière analyse. Ce que nous offre Wikileaks, c’est avant tout un tableau de la transmission des données, de leur cheminement jusqu’à ce qui pourra former une politique, disponibles dans d’autres milliers de pages de déclarations, de communiqués, et de discours divers. L’étude diplomatique est au fond surtout un travail de moine copiste, de compilation, à l’ombre d’une solide armature théorique pour s’y retrouver, d’une patience d’ange, de nerfs à toute épreuve devant la énième mouture d’une même question, et, bien souvent, d’une chaufferette et de quelques dizaines de litres de café.

 

Face à ce déballage de leur intime paperasserie, les institutions saisies culottes baissées font évidemment preuve d’une certaine mauvaise humeur. Mais ce n’est pas non plus à surestimer : pas dans un pays qui a déjà connu, pour ne citer que les plus célèbres, les bandes de Nixon et les Papiers du Pentagone. De l’humeur, de l’inquiétude devant le fait que leurs réseaux se révèlent si perméables aux attaques, mais guère plus. Julian Assange ne verra certainement pas sa vie facilitée par les administrations qui se sont trouvées prises dans cette histoire. Pour autant, mise à part ce qu’on peut penser des aspects techniques du code suédois, la justice de ce pays n’a jamais eu la réputation, ni les actes d’une carpette envers quelque puissance étrangère que ce soit. Quant à craindre pour sa vie... Une telle débauche de documents nous enseigne aussi que, si ce dossier a pu être nommé "assurance", il est aussi assurance par les processus bureaucratiques qu’il met à jour, et qu’avant de prendre une décision aussi grave, qui plus est illégale, il faudrait sans doute noircir au moins autant de papier. Mais cela est aussi dans notre regard. En sa personne, en son destin, que voyons-nous, que voulons-nous voir ?

 

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