Une enquête documentée qui nous entraîne à la poursuite du premier Genet, qui un jour se découvre écrivain.
Jean Genet, matricule 192.102 aurait pu s’intituler, à l’exemple du substitut envisagé pour la Recherche : “Comment Jean devient écrivain”, ou encore “Comment Jeannot devient Jean Genet”. Mais contrairement au narrateur du roman de Proust, la vocation de Genet n’est pas affirmée au départ, elle ne l’oriente pas vers une quête de littérature. Jean Genet ne naît pas écrivain mais se découvre écrivain, et cette découverte constitue l’aboutissement d’une autre quête.
Cette quête prend pour Genet, orphelin né à Paris le 19 décembre 1910 dont la seule marque d’identité se limite au numéro de matricule qui le rattache à l’Assistance publique, la forme d’une fuite. Le premier Genet est un aventurier impertinent en perpétuelle recherche de lui-même, fuyant une société qui le renvoie en permanence à son absence de racines et à son statut d’assisté, le privant ainsi de sa liberté. Aussi, cette liberté, le jeune Genet tente-t-il de la trouver dans ses fugues, dans de légères transgressions – de l’indiscipline et des vols –, qui lui valent d’être sanctionné et balancé d’institution en institution : l’Assistance publique, mais aussi la maison de redressement, la légion étrangère et les prisons, dans lesquelles il fait de nombreux séjours. Un cercle maudit duquel Genet ne paraît pas pouvoir s’échapper. C’est la littérature qui constituera sa libération définitive. In extremis, puisque Genet échappe de justesse à la condamnation de relégation : l’internement ad vitam aeternam dans les colonies.
L’ambition critique de l’ouvrage est donc, comme l’affirme l’avant-propos, de suivre Genet dans sa fuite. “Écrire sur Genet est peut-être encore une façon de poursuivre le voleur. Ce vieux désir d’arrestation qui anime toujours les entreprises critiques ou biographiques, comment ne serait-il pas exacerbé par le statut d’un écrivain en perpétuelle fuite, échappant toujours à ses propres images, vagabond littéraire ‘sans profession’ ni ‘domicile fixe’ – comme disent si bien, à son propos, les divers rapports de police ou minutes de jugement que vous lirez ici ?”
Écrit dans un style neutre, factuel et abondamment documenté au moyen de procès-verbaux d’arrestations, des jugements rendus lors des procès, de témoignages de camarades de classe, de membres de la famille adoptive et de coupures de journaux d’époque, Jean Genet, matricule 192.102 constitue une sorte de dossier reportage sur les années de la jeunesse de l’écrivain, de sa naissance en 1910 à son dernier séjour en prison en 1944. Paru chez Gallimard (Les cahiers de la NRF), il a été rédigé par Albert Dichy, spécialiste de Jean Genet, et Pascal Fouché, historien, spécialiste de l’édition. D’autre part, il actualise un ouvrage plus ancien, paru en 1988 sous le titre Jean Genet. Essai de chronologie 1910-1944.
La lecture du livre amène le lecteur à poursuivre Genet autour du cercle maudit qu’il parcourt, constitué d’une alternance d’enfermements, d’infractions et de fuites. Après sa prise en charge par une famille d’artisans du Morvan, les lieux d’enfermement ou de détention se succèdent : l’école d’Alembert, centre d’apprentissage de l’Assistance publique, l’hospice des enfants assistés, où Genet se retrouvait régulièrement après ses fugues, la colonie pénitentiaire de Mettray, établie pour le redressement moral des “enfants acquittés pour avoir agi sans discernement”, d’où il entreprend deux évasions, l’armée, qu’il finit par déserter, les commissariats et les prisons, qu’il fréquente régulièrement à la suite de ses infractions à la loi, toujours légères, mais récurrentes. Les motifs d’arrestation de son adolescence sont souvent les mêmes : fugues, vagabondage, infraction à la législation des chemins de fer.
Entre septembre 1937 et septembre 1943, la vie de Genet est ponctuée de pas moins de treize condamnations dont chacune des onze premières respectivement pour vol de mouchoirs, falsification de passeport et port d’arme prohibée, désertion, vol de bouteilles d’apéritif, resquille dans le train, vagabondage, tentative de vol d’une chemise et d’un coupon de soie d’une valeur globale de 150 francs aux magasins du Louvre, vol d’un coupon de drap au BHV, vol de trois livres chez Gibert, vol d’un coupon d’étoffe de tailleur et vol de quelques livres aux dépens de la librairie Stock.
Comment expliquer cet état de récidive permanente ? Déjà ses anciens camarades de classe, dont l’ouvrage présente les témoignages, décrivent Genet enfant comme un être intelligent mais également solitaire et secret, avec quelque chose d’efféminé, de bizarre, il est même accusé de petits vols commis dans la salle de classe ou chez sa famille nourricière. Ce contraste d’une personnalité intelligente mais mystérieuse et peu sociable, voire sauvage, est attesté par les faits. Genet rencontre de vrais succès scolaires et arrive premier de la commune au certificat d’étude, alors qu’il était déjà rare que les enfants de l’Assistance publique atteignent ce niveau d’études. En revanche, il est souvent considéré comme rêveur, puni pour indiscipline à plusieurs reprises, et fait preuve de paresse pour toutes les activités pratiques. Plus tard, les fugues et les vols qu’il commet à répétition le font apparaître comme un adolescent à l’esprit échauffé par les romans d’aventure, ou encore comme un cleptomane, un débile de la volonté et du sens moral. Les expertises psychiatriques établies à son sujet le présentent comme un “déséquilibré psychique, instable, fugueur, amoral, inaffectif”, un “habitué de l’homosexualité passive, ainsi qu’un fabulateur, un imaginatif mythomaniaque”, “vraisemblablement, un apragmatique, qu’on classerait volontiers parmi les schizoïdes, c’est-à-dire parmi ceux qui vivent dans leur autisme, en dehors du réel”.
Au fil de ce parcours carcéral, la figure d’écrivain de Jean Genet émerge progressivement. Les premiers éléments en sont des traits de son caractère : son orgueil, sa sensibilité, sa soif de liberté, sa maladresse associés à ses évidentes qualités intellectuelles, son élégance, son côté aventurier. Des éléments biographiques laissent présager l’avenir littéraire de Genet : son inaptitude pour les travaux pratiques révélée tôt au sein de sa famille nourricière et confirmée dans sa double fugue de l’école d’Alembert, centre d’apprentissage de l’Assistance publique formant à l’ébénisterie et à l’imprimerie ; un premier emploi à quatorze ans comme secrétaire auprès du compositeur aveugle René de Bruxeuil où il croise des gens du monde du spectacle, et qui l’éveille au monde des arts et le “familiarise”, selon Sartre dans son Saint Genet, comédien et martyr, “avec la prosodie et les lois de la rime” – à cette occasion, il aurait entrepris d’écrire ses mémoires sous le pseudonyme de Nano Florane. Le parcours de Genet est parsemé de lectures : découverte émerveillée des Fleurs du mal chez René de Bruxeuil, éblouissement à la lecture de Ronsard durant son séjour à Mettray, découverte de Gide à l’armée.
Mais il développe parallèlement aussi une sensibilité d’écrivain à la vie. “Si écrire veut dire éprouver des émotions ou des sentiments si forts que toute votre vie sera dessinée par eux, alors oui, c’est à Mettray et à quinze ans que j’ai commencé d’écrire”, révélera-t-il en 1981, lors d’un entretien. Les voyages affinent la perception du monde de Genet : une première fois lors de son aventure dans l’armée, qui le conduit en Syrie, puis au Maroc, une traversée de l’Espagne en 1933, puis un parcours de 8 500 km à travers toute l’Europe en 1936-1937. Son éveil à la sexualité contribue aussi à son épanouissement. Si des signes de son homosexualité apparaissent dès son enfance lorsqu’il joue à la poupée avec une compagne de jeu, ou lorsqu’il se maquille chez les Bruxeuil, la sexualité de Jean Genet se développe surtout à Mettray et explique son choix de l’armée. En Syrie, deux événements importants ont lieu dans sa vie sexuelle : il lit L’Immoraliste de Gide qui le décomplexe, et connait en la personne d’un jeune Turc la passion de sa vie. La dimension littéraire que prend la vie de Genet à ce moment apparaîtra indirectement ensuite dans le fait que les moments vécus pendant cette période ont largement inspiré des œuvres que Genet publiera plus tard, notamment Le Miracle de la rose, L’Enfant criminel, et Le Journal d’un voleur.
Plusieurs rencontres sont déterminantes dans la transformation de Jean Genet en écrivain : celle de Gide à l’été 1933, qu’il appelle déjà “maître”, qui l’encourage à voyager, et auquel il envoie deux lettres ; celle ensuite d’Andrée Pragane dite “Ibis”, tour à tour pianiste, journaliste, peintre et danseuse, qui à vingt-deux ans mène une vie de bohême à Montparnasse, anime une petite revue féministe et anarchiste intitulée Jeunes et fait pénétrer pour la première fois Jean Genet dans un cercle d’artistes et d’intellectuels de son âge ; il fait aussi connaissance, lors de son passage en Tchécoslovaquie, de Lily Pringsheim, journaliste allemande antifasciste, membre de la Ligue des droits de l’homme et d’Anne Bloch, trente-quatre ans, fille d’un médecin juif allemand à laquelle il donne des leçons de français et écrit plusieurs lettres tendres et cultivées ; mais sa rencontre décisive c’est, en 1942, alors que Jean Genet s’est reconverti en courtier auprès des libraires – un courtier particulier, qui revend comme des “occasions” les livres qu’il a volés –, celle de Jean Cocteau qui, croyant reconnaître en lui le génie littéraire du siècle, lui permettra d’échapper au cercle maudit de ses condamnations, d’être publié et à terme de se faire reconnaître et d’intégrer l’élite littéraire de l’époque.
C’est la littérature qui sauve Jean Genet du cercle maudit dans lequel il s’était enfermé. En effet, la littérature l’institutionnalise, fait sortir sa marginalité de l’illégalité et lui permet de mettre un terme à la spirale de la transgression et d’accomplir celle-ci dans la fiction. C’est en 1942, en prison, que Genet rédige ce qui sera considéré comme sa première œuvre littéraire, un long poème intitulé Le Condamné à mort et dédié à la mémoire de Maurice Pilorge, assassin de vingt ans condamné à mort et exécuté à Rennes en 1939. “Genet a pu voir dans ce voleur de vingt-cinq ans un double de lui-même, un Genet qui aurait réussi, qui aurait accompli l’acte suprême, le meurtre, auquel il aspirait autant qu’il le terrifiait et qui l’aurait ‘définitivement retranché du monde’”. C’est aussi la première œuvre publiée de l’écrivain, mais clandestinement. Dans le même temps, Genet commence la rédaction de son premier roman, Notre-Dame-des-Fleurs, signe un premier contrat avec les éditeurs Robert Denoël et Marc Barbezat, par l’entremise de Jean Cocteau, projette la rédaction de futures œuvres.
Parallèlement à cette institutionnalisation de l’écrivain, s’achève pour lui la spirale de ses incarcérations. Pour sa douzième condamnation, à cause du vol d’un exemplaire d’une édition de luxe des Fêtes galantes de Verlaine, c’est probablement grâce à l’intervention de Cocteau qu’il échappe à la peine de relégation, châtiment à destination des récidivistes considérés comme incorrigibles, qui consistait en l’internement perpétuel sur le territoire des colonies. Genet subit une treizième et dernière condamnation pour le vol d’un livre, puis un dernier internement dans le camp administratif de Tourelles, d’où il manque d’être transféré vers un camp de concentration. Après quoi il est définitivement libéré en mars 1944. L’ouvrage conclut : “Alors qu’il descend vers le Midi, dans les premiers jours d’avril 1944, L’Arbalète publie à Lyon un fragment de Notre-Dame-des-Fleurs. Il s’agit du premier texte de l’écrivain officiellement publié et normalement distribué dans les librairies. Genet sort de l’ombre.”
On n’aborde souvent Genet qu’indirectement, par son théâtre. Jean Genet, matricule 192-102 montre que l’auteur du Balcon et des Bonnes mérite aussi d’être connu pour sa vie. À ceux qui la connaissent déjà, l’ouvrage permettra avant tout de disposer d’une synthèse complète, bien menée et bien documentée, faisant état des derniers apports de la recherche. Pour ceux qui la découvrent, il dévoilera, derrière le masque de l’auteur, un jeune homme attachant aux airs de héros picaresque. Demeure cependant un regret : dans ce travail fouillé, l’œuvre de l’écrivain reste à peine évoquée, et l’on aurait aimé que la jeunesse de Genet soit mise en lumière aussi au moyen de ses productions ultérieures – un travail qu’il est laissé au lecteur de réaliser après ou en même temps que son parcours du livre
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