La synthèse passionnante de dix ans de recherches sur les usages de la morale dans le gouvernement des hommes.

C’est sans doute le destin des grands philosophes que d’inspirer des disciples bien inégaux. Foucault, à ce titre, a eu droit à toutes les lectures possibles, et particulièrement aux contresens aberrants, aux usages serviles et sans réflexivité, aux dénonciations hâtives et mesquines, aux gloses sans portée. Aussi, quel plaisir de lire, sous la plume de Didier Fassin, un texte qui prouve que la dynamique impulsée par le philosophe est plus que jamais vivante, et en bonne santé : ni au cimetière des idées où voudraient l’enterrer ceux qu’elle dérange, ni dans le coma de l’histoire de la philosophie. L’auteur, anthropologue de renom récemment nommé à l’Institute for Advanced Studies de Princeton, ne tombe dans aucun des travers des lectures de Foucault mentionnées ci-dessus. Il ne s’encombre pas d’allégeance intellectuelle, mais emprunte au philosophe son questionnement sur les formes de gouvernement, comme "techniques et procédures destinées à la conduite des hommes"   , et le renouvelle de deux manières. D’une part, il ajoute aux deux piliers des biopolitiques contemporaines que sont pour Foucault la police et le marché, un troisième élément : la raison humanitaire. D’autre part, il utilise une méthodologie originale pour transformer les questions du philosophe en problèmes empiriques.

L’ouvrage est constitué d’une série d’articles publiés par ailleurs, dans des revues francophones ou anglophones, retravaillés à des degrés divers, et encadrés par deux textes faisant sens du projet général qui a guidé les recherches de l’auteur ces dix dernières années. Il s’agit d’une interrogation sur le "gouvernement humanitaire", c'est-à-dire "le déploiement des sentiments moraux dans les politiques contemporaines"   , qui est utilisé autant pour justifier le bombardement du Kosovo que pour accorder, ou non, la régularisation de résidents étrangers. Les sciences sociales se font les complices implicites de cette évolution, en modifiant leurs sujets de recherche, des inégalités à l’exclusion, des conditions de vie à la subjectivité, etc., qu’elles dénoncent la sentimentalisation du débat public ou se réjouissent de ce progrès moral. Didier Fassin préfère adopter une position analytique, privilégiant une enquête sur l’efficacité de la raison humanitaire, et ses conséquences, à une discussion de l’hypocrisie ou de la générosité d’un tel raisonnement.

Les neuf chapitres de l’ouvrage sont alors autant de monographies mettant en acte cette perspective. En choisissant de rassembler un tel recueil plutôt que d’écrire un ouvrage théorique de synthèse, l’auteur garde intacte la richesse et la qualité intrinsèque de ces études de cas ethnographiques, au prix cependant de quelques choix discutables, comme le regroupement dans une première partie des terrains français, et dans la seconde des terrains étrangers, comme si les ethnographies du proche et du lointain devait continuer à être opposées. Ces chapitres traitent de situations diverses, témoignant de la diffusion de ladite "raison humanitaire".

La question de la situation légale des étrangers en France fait ainsi l’objet de deux travaux. Le premier est consacré aux régularisations pour raison médicale, qui depuis 1997 permettent d’accorder aux étrangers atteints d’une maladie qui ne peut être soigné efficacement dans leur pays d’origine le droit de séjourner en France. Au travers de cet élément du droit, on voit une mutation du statut du corps des immigrés. Le corps malade est devenu une ressource pour la reconnaissance juridique. Cependant, les médecins disposent d’un pouvoir considérable de décision : s’il existe dans la profession un consensus autour des maladies mortelles, cancer ou SIDA, d’autres affections, en particulier les maladies mentales, sont tantôt jugées curables dans le pays d’origine, et tantôt non. Le chapitre suivant examine également le rôle du corps, non plus malade, mais souffrant : celui des victimes de la torture dans les demandes d’asile. Dans un contexte de restriction considérable de l’octroi du droit d’asile, au mépris des conventions internationales, le demandeur est sommé de prouver les dangers qu’il encourt dans son pays d’origine. Et il lui faut pour cela le plus souvent exhiber les traces des mauvais traitements encourus. Dans ces deux cas, on a donc affaire à une instrumentalisation du corps des immigrés.

Ces chapitres, comme d’autres, contribuent ainsi à une anthropologie politique qui s’attarde sur les mécanismes de gouvernement et leur fonctionnement réel, plutôt que sur les seuls systèmes politiques. Le premier texte de l’ouvrage examine par exemple les lieux d’écoute pour exclus et marginaux mis en place en 1995, après une campagne présidentielle dominée par le thème de la fracture sociale. A rebours des thèses reposant exclusivement sur la psychologisation de la société, Fassin propose de considérer la souffrance psychique à la fois comme réalité et comme discours, ou dans les termes de Ian Hacking, comme une "maladie mentale transitoire"   . Il importe alors, pour comprendre comment la souffrance a pu être institutionnalisée, de s’intéresser à sa prise en charge psychiatrique. Cette mobilisation n’est pas sans conséquence : l’exclusion remplace le chômage comme préoccupation majeure, y compris dans les discours politiques. C’est  la problématisation de la pauvreté elle-même qui change. Un autre texte présente une enquête sur les commissions qui, en 1998, furent chargées par le gouvernement d’allouer le milliard de francs du fonds d’urgence sociale destiné aux plus défavorisés. Il montre  l’arbitraire des décisions, et la formation progressive de critères implicites. Mais surtout, ce procédé reposait sur une mise en récit de soi des requérants, mis en demeure d’argumenter leur demande. La souffrance, là encore, doit se donner à voir pour fonctionner.

Cette anthropologie politique ne s’arrête pas à l’aire de l’Etat, mais est également appliquée aux organisations humanitaires. Ce terrain informe deux textes de l’ouvrage. Le premier, plus théorique, porte sur les métamorphoses de la figure du témoin. Le terme a toujours recouvert deux sens : le témoin peut-être tiers-parti, observant et rendant compte, ou acteur racontant. La naissance de Médecins Sans Frontières, en 1971, quelques années après la tragédie du Biafra, fournit alors une occasion exemplaire d’examiner les métamorphoses de ces deux figures. Le tiers-parti fonde son argumentation sur le pathos, insistant sur le vécu des victimes, quand il était auparavant chargé d’établir une vérité, de raconter des faits vérifiés sans jugement moral ; à l’inverse, le témoin comme acteur se voit désormais sommé de prouver ses dires, et ne saurait compter sur son seul récit, à l’image des demandeurs d’asile exhibant les stigmates de la torture.

La place manque pour aborder l’intégralité de cet ouvrage remarquable : le camp de Sangatte et le tremblement de terre qui frappa le Venezuela en 1999 fournissent ainsi la matière d’une réflexion sur l’usage politique de l’exception, critique des travaux de Carl Schmitt, alors que la représentation des enfants malades du SIDA en Afrique constitue un nouvel exemple d’usage de la raison humanitaire. L’ouvrage de Didier Fassin fait preuve de qualités rares, et rarement combinées. Il est cohérent et pourtant foisonnant, chaque chapitre contribuant autant à étayer la thèse principale qu’à ouvrir de nouvelles pistes. Il allie une réflexion théorique poussée à un travail empirique de grande qualité. Il appelle enfin une réflexion politique, et interroge à chaque nouveau texte le lecteur citoyen, tout en conservant la rigueur scientifique qui sied à un ouvrage de cette ambition ; le parti-pris de poser un regard analytique sur la "raison humanitaire", en particulier, est respecté. Scientifiques et citoyens gagneront donc beaucoup à le lire, et à interroger avec l’auteur l’"évidence morale"   qu’est la raison humanitaire