Un livre riche et original qui permet de découvrir la Perse à un moment clef de son histoire, le XVIIe siècle, et nourrit une réflexion autour de l’écriture de l’autre comme miroir de soi.

Le livre de Frédéric Jacquin est beaucoup plus riche que ne le laisse présager son titre. Le voyage en Perse au XVIIe siècle est ainsi bien davantage que la tentative d’un historien moderniste   de restituer le contenu d’un certain nombre de récits de voyages de divers témoins de l’époque, qu’ils aient été ambassadeurs, botanistes, marchands ou simples aventuriers… Cet ouvrage permet  en effet en premier lieu à ses lecteurs d’appréhender un espace, la Perse, et sa richesse économique, paysagère et historique, ainsi que la diversité de sa société, à un moment clef de son histoire, de la fin du règne de Shâh Abbas (1588-1629) à celui de shâh Soltan Hoseyn (1694-1722).

Surtout, ce livre témoigne de la singularité du regard de voyageurs européens, contemplant un monde encore peu connu, à un moment où non seulement l’Europe a conscience d’être au centre du monde, mais où d’autre part l’Angleterre et le Portugal se disputent la suprématie politique et économique sur les rives du golfe Arabo-Persique. Mais il ne s’agit pas d’un livre sur une précoce naissance de l’orientalisme au XVIIe siècle, pour reprendre le titre de l’ouvrage fameux d’Edward Saïd. La Perse décrite par les voyageurs hollandais, espagnols, allemands ou français retenus par Frédéric Jacquin n’appartient pas réellement à un Orient digne des Mille et Une Nuits. Le poids de l’imaginaire est certes fort dans les textes, mais ce filtre mental n’empêche pas une certaine critique de la société et de la cour persane. Cette "distance" permet alors l’esquisse d’une réflexion sur soi. L’autre est bien un miroir, un biais détourné, un prétexte littéraire et culturel qui permet de mieux se comprendre et éventuellement de se décrire, comme l’a montré Tzvetan Todorov.
Bien évidemment, les études sur l’Iran sont nombreuses, notamment pour une période s’étendant du XIXe au XXe siècles. Mais le Voyage en Perse de Frédéric Jacquin mérite d’occuper une place à part dans l’historiographie, en raison de sa singularité mais aussi des qualités de l’étude conduite, notamment via un important corpus de sources, aussi divers que foisonnant d’informations.  Le Voyage en Perse est par ailleurs nourri d’une bibliographie fort utile et de cartes claires et pédagogiques. C’est donc un outil précieux à la fois pour les amoureux de "l’Orient", pour les passionnés d’histoire perse ou pour tous les lecteurs férus d’histoire moderne.

La genèse du récit : les motivations du voyage et le premier contact avec l’espace
   
En premier lieu, l’ouvrage de Frédéric Jacquin revient sur les motivations qui poussent les voyageurs à se rendre en Perse. Pour une partie d’entre eux, notamment les missionnaires, il s’agit de contribuer à la propagation de la foi chrétienne. Pour d’autres, les enjeux sont essentiellement de nature économique. La Perse, réputée pour la beauté de ses soieries, est une étape sur la route des Indes, notamment dans le cadre de la quête des épices. Le mythe de la richesse des ports que sont Ormuz ou Mascate, auquel s’ajoute celui de Sinbad le Marin, naviguant dans le Golfe chargé de produits précieux, sont alors vifs dans les esprits des Européens. C’est en partie la raison pour laquelle le pays du Shah est au XVIIe siècle convoité par les puissances européennes qui cherchent à y établir des comptoirs commerciaux. Ceci est notamment chose faite non seulement pour les Portugais, mais aussi pour les Anglais, depuis le règne d’Elizabeth Ire, avec l’East India Company, dont les emporia ne cessent de gagner en puissance, notamment depuis qu’ils ont collaboré avec Shâha Abbas pour chasser les Portugais de Perse.
Enfin, d’autres voyageurs sont davantage guidés par des motivations d’ordre culturel ou scientifique. Le désir de voir les ruines de l’antique Persépolis est ainsi fort pour cette catégorie d’aventuriers, qui collecte durant leur séjour reproductions des sites, échantillons de plantes rares, témoignages variés de la diversité de la faune et de la flore.

En outre, comme le souligne Frédéric Jacquin, «écrire» une relation de voyage en Perse au XVIIe siècle, c’est se placer, pour les témoins, dans une continuité littéraire et historique forte, celle d’Hérodote, de Strabon ou de Plutarque. Le "filtre" culturel est en effet important : la culture classique des auteurs nourrit leurs récits et les textes sont donc en quelque sorte "codifiés". Comme le montre Frédéric Jacquin, les textes se caractérisent tous par des topoï, des passages obligés sur le brigandage sur les routes, sur la beauté, certes cachée par le voile, des femmes perses, par des propos sur la décadence de la cour safavide. C’est donc une certaine image de la Perse que les relations de voyage construisent, dans un dialogue perpétuel entre culture classique, singularité d’un espace et volonté de se peindre "en européen" à travers le prisme de la société perse. Les auteurs sont à la fois ethnographes et anthropologues et leurs narrations se transforment parfois en une galerie de portraits à la manière de La Bruyère, en un recueil de fable digne de La Fontaine, dont la "morale" n’est bien évidemment pas absente. Leurs textes suivent un système de construction textuel qui est à la fois "chronique" et "diachronique". Ainsi, les récits analysés par Frédéric Jacquin se ressemblent par bien des points, mais possèdent chacun de vraies singularités.
 


Le circuit en Perse a des étapes obligées, comme les grandes villes commerçantes que sont Chamakhi, Erevan, Kashan ou Bandar Abbas, ou les cités culturelles et religieuses, soit Chiraz, Qom, Ardabil, mais aussi les anciennes capitales politiques comme Tabriz, Qazvin et surtout Ispahan, qui abrite au XVIIe siècle, le cœur du pouvoir safavide. Des zones sont en revanche peu explorées, notamment celles qui se situent au nord-est du pays. Le lecteur pourra, pour davantage de précisions, se référer aux très belles cartes jointes au texte dans le Voyage en Perse au XVIIe siècle. En outre, comme le montre Frédéric Jacquin, le premier contact avec l’espace perse est parfois difficile pour les voyageurs. Les routes, vers les villes d’Ispahan, de Tabriz, de Chiraz, de Qom ou vers le port de Bandar Abbas, sont peu sûres et véritablement infestées de voleurs. Certains espaces sont ravagés par des guerres. La Perse se révèle difficilement, elle suscite presque la peur, lorsque les auteurs contemplent les chaînes de montagne abruptes ou encore les déserts de pierre ou de sel sans aucune vie. Dans ce monde fait d’inconnu, ils sont parfois très malades en raison notamment du caractère souillé de l’eau.

L’aspect des villes est, lui, en revanche plus plaisant et teinté d’exotisme : c’est souvent l’occasion d’apercevoir pour la première fois pour bien des Européens, des minarets, des bains publics, mais aussi des souks ou de beaux jardins publics, baignés par la fraîcheurs de nombreuses fontaines. L’émerveillement est aussi très fort devant l’or des sanctuaires du chi'isme ou face à la beauté des grenades de la cité de Qom, fruit merveilleux et encore jamais aperçu pour ces Européens.

Entre fascination et répulsion : le regard d’Européens sur la société et la cour perses.
   
La peinture dressée par les voyageurs européens de la société est fort intéressante et riche. En effet, d’une part, les témoins appréhendent la diversité de cette même société, et même ses minorités, comme les Juifs, les Arméniens, les Guèbres et les Banians   . D’autre part, ils dépeignent ces derniers dans leur quotidien, entre activités domestiques, rurales, commerçantes et devoirs religieux. Hésitant constamment entre émerveillement et réprobation, les auteurs manifestent tour à tour surprise, dégoût ou envie.

En premier lieu, les récits analysés par Frédéric Jacquin témoignent d’une sorte de processus de construction d’un stéréotype. C’est peut-être alors davantage un type de "persan" dont les contours sont esquissés. Ce dernier est décrit comme plus raffiné que le Turc, portant la barbe et fumant le tabac. Il est souvent petit de taille, mais se distingue par une grande subtilité d’esprit et par son hospitalité. Pour d’autres auteurs, le Persan est bien souvent oisif : il s’adonne ainsi fréquemment aux plaisirs du luxe. Le thème de la richesse est alors introduit dans les relations de voyage. En effet, nombre de témoins s’émerveillent de la beauté des vêtements des Persans, faits de soieries variées et colorées, et rebrodés de fil d’or et de pierres précieuses. Cette débauche d’or et d’argent contraste avec un élément qui caractérise les Persans aux yeux des Européens : les premiers mangent en effet beaucoup moins que les seconds. Au quotidien, leur repas sont d’une frugalité rare. Lors de banquets ou de réjouissances, ils apprécient surtout les viandes de mouton, de chevreau et de poulet. Frédéric Jacquin livre alors à ses lecteurs de truculents détails inspirés des commentaires des voyageurs qui rapportent minutieusement les menus persans. Le riz fait ainsi office de pain au cours des repas où l’on mange surtout avec ses doigts, l’usage des couverts étant fort peu répandu.

Quant aux Persanes, elles sont aussi l’objet de nombreux commentaires. Le fait que leur visage et leurs corps soient dissimulés aiguise bien évidemment la curiosité des voyageurs qui imaginent ce à quoi peuvent ressembler ces femmes dont ils ne perçoivent que les yeux, derrière un voile grillagé.

Par ailleurs, le domaine des pratiques religieuses est bien évidemment abordé. Tantôt méprisants, tantôt admiratifs, les voyageurs donnent de minutieuses informations sur le déroulement de certaines cérémonies religieuses, comme la circoncision ou sur des fêtes fort importantes du calendrier persan.
En outre, lorsque le problème de l’organisation sociale de la Perse est abordé, il est souvent avancé que ce pays est composé de façon tripartite comme en Europe, c’est-à-dire en trois ordres qui comprennent pour le premier la noblesse ou les gens d’épée, les gens de robe pour le second et enfin les gens du commerce et de l’artisanat pour le troisième. Mais au sein de cette société tripartite, les «minorités» ne sont pas oubliées par les Européens. Un témoignage intéressant du caractère cosmopolite de la Perse est livré à travers l’exemple des Banians. Ces puissants marchands indiens, originaires de l’ensemble du sub-continent sont principalement installés dans les cités du sud de la Perse. On les trouve ainsi surtout à Ispahan, à Chiraz et bien évidemment à Bandar Abbas. Leurs familles sont extrêmement prospères et leur réseau commercial puissamment ramifié s’étend jusqu’en Asie du Sud-Est d’où ils importent nombre de produits, ensuite revendus sur les marchés perses.

La description du shâh et de sa cour résume bien toute l’ambiguïté du regard porté sur la Perse. C’est alors pour les voyageurs l’occasion de réfléchir au modèle politique persan et à l’impression de déclin qui s’en dégage. Souvent, sous la plume des Européens, le shâh de Perse n’est qu’un homme diminué par son excessive consommation d’alcool et de drogue, évoqué comme "amolli" et "efféminé" jusqu’à un état avancé de déchéance. En outre, si les auteurs s’émerveillent du faste et de la somptuosité de la cour safavide, ils n’en distinguent pas moins le caractère despotique du souverain. Certes les palais sont somptueux. Certes les danseuses et les serviteurs charment les convives et les fonctionnaires safavides. Certes les mets servis dans de la vaisselle d’or et de porcelaine sont extrêmement variés et d’un raffinement exceptionnel. Mais au milieu de cette cour nombreuse, parmi ces commis d’état qualifiés bien souvent comme étant de «basse extraction», règne un monarque despotique qui n’en a que le titre. Véritable brute sanguinaire qui n’hésite pas à éliminer de ses mains ses conseillers politiques ou des femmes de son harem, il est à la tête d’une armée qui a été certes modernisée par Shâh Abbas Ier, mais dont les réformes ont vécu. L’artillerie est déclinante, aucune stratégie militaire ne semble prévaloir et l’absence de bonne organisation des corps est à l’image du caractère vacillant du pouvoir safavide. La réflexion poussée conduite par certains auteurs sur l’organisation de l’armée persane et donc l’occasion d’achever le portrait d’une Perse véritablement décadente.

À la fois terrifiante, fascinante et repoussante, la Perse décrite au XVIIe siècle n’en demeure pas moins pleine de mystères. C’est souvent emplis d’interrogations que les voyageurs quittent le pays du Shâh. Face au climat de décadence qui règne en Perse transparaît une certaine inquiétude dans les récits. Mais c’est finalement dans les richesses de cet "ailleurs", dans la puissance commerciale de cet état qui ne cessera tout au long du XVIIIe et du XIXe siècle d’attirer les convoitises des Anglais, des Français, des Ottomans et des Allemands, que les voyageurs trouvent réponse à leurs besoins d’exotisme et précisément "d’orientalisme". Le mythe littéraire et philosophique de la Perse était donc assurément né, annonçant déjà peut être la réflexion des Lettres Persanes et le goût du XVIIe siècle pour ce pays et cette société.