Léah Pisar, docteur en sciences politiques et membre du Conseil de la sécurité nationale sous la présidence de Bill Clinton vient de publier Orage sur l’Atlantique : la France et les Etats-Unis face à l’Irak dans lequel elle analyse les tensions qui ont opposé la France et les Etats-Unis après la tragédie du 11 septembre et révèle, après plusieurs années d’enquête les démarches, les hésitations et les manœuvres en coulisse de ce conflit diplomatique.

 

 

 

Nonfiction.fr- Pourquoi avoir écrit ce livre ?


Léah Pisar – Parce que j’avais beaucoup à dire ! J’ai vécu cette crise en direct et ce travail a constitué pour moi une sorte de catharsis : américaine à Paris, parisienne aux Etats-Unis, je me suis vraiment sentie déchirée pendant cette période et ai souffert des deux cotés de mon être. Quand le drame du 11 septembre a frappé, je venais de quitter la Maison Blanche. Mon cœur battait la chamade en pensant à mes anciens collègues qui y travaillaient encore, qui se trouvaient brusquement dans un monde totalement nouveau. Qui faisait quoi, qui pensait quoi, qui disait quoi ? Il fallait que je les interroge, et je l’ai fait.
Plus profondément, pour essayer de comprendre ce que cet épisode nous apprend sur les relations transatlantiques après la guerre froide. En écrivant ce livre, d’abord sous forme de thèse doctorale, j’ai eu des entretiens et des rencontres absolument fascinants de part et d’autre de l’Atlantique. C’est en grande partie sur ces conversations avec décideurs, acteurs, anciens collègues et témoins directs que je me suis fondée. Je cherche surtout à apporter un éclairage à travers mon expérience personnelle, ma connaissance intime des deux cotés de l’Atlantique : ayant travaillé dans la cellule diplomatique de la Maison Blanche (le Conseil de Sécurité Nationale), je comprenais comment fonctionnait, où était censé fonctionner, le processus de l’intérieur. Il s’agit d’un processus très mystérieux, surtout outre-Atlantique.
Ces 7 années passées apportent le recul nécessaire pour analyser plus clairement les 18 mois qui ont enflammé le monde et ébranlé l’alliance atlantique, de septembre 2001 à mars 2003. Et qui ont catalysé de profonds réalignements diplomatiques, géopolitiques, religieux et même économiques à l’échelle planétaire dont le monde n’est pas encore près de se remettre.

Nonfiction.fr- Plusieurs fois avant que les terroristes frappent les Twin Towers, le Président est prévenu que la menace terroriste est maximale. Pourquoi n’a-t-il pas réagi avant le 11 septembre ?


Léah Pisar - En effet les voyants étaient au rouge bien avant le 11 septembre. Il y avait eu plusieurs attentats contre les intérêts américains et les experts antiterroristes ont tenté d’alerter le nouveau Président, George W. Bush, mais en vain. Ainsi George Tenet, le directeur de la CIA, ne parvient pas à le convaincre de l’imminence du danger et les recommandations du rapport à ce sujet préparé par les conseillers du Président Clinton restent lettre morte. Je rappelle aussi l’avertissement de Clinton à Bush au sujet d’Al Qaida lors de la passation de pouvoir. Plus étonnant, un mois avant les attentats, le 6 août, le Président Bush en vacances au Texas, reçoit un rapport confidentiel intitulé “Ben Laden déterminé à frapper les Etats-Unis”. Ce document n’entrainera aucune réaction significative. Pourquoi cette passivité face à la menace terroriste ? Je l’explique par plusieurs facteurs : la nouvelle équipe en place, bien que ne manquant pas d’expérience, a une vision du monde héritée de la guerre froide et n’est pas au fait des nouvelles réalités géopolitiques. D’autre part les résultats ambigus et l’élection contestée de Bush en 2000 le poussent à vouloir acquérir une crédibilité et une légitimité que les urnes ne lui avaient pas données. Arrivée au pouvoir, son équipe prend le contrepied systématique de Clinton, une attitude que Scott McClellan, porte parole de la Maison Blanche résumera plus tard par la formule “ABC : Anything But Clinton”. Je crois que le dossier terroriste a alors pâti de ce syndrome. La volonté de définir une nouvelle politique étrangère, propre au Président Bush, le conduit à mettre de côté de nombreuses initiatives lancées par son prédécesseur. On peut constater cyniquement que les attentats ont donné brusquement légitimité à Bush pour être le président de tous les Américains, comme il le confiera lui-même au chroniqueur Bob Woodward : “Le 11 septembre a évidemment changé ma conception de mes responsabilités en tant que président. Parce qu’il a fait de la sécurité du peuple américain une priorité [..] un devoir sacré pour le président”.

Nonfiction.frComment expliquez-vous la détermination des Etats-Unis à envahir l’Irak ? quelle fut la part des considérations idéologiques, quelle fut celle des intérêts stratégiques ? 


Léah Pisar - C’est tout le sujet de mon livre : toutes sortes de raisons, idéologiques et stratégiques, mais aussi tactiques et politiques, ont convergé. Le désir de venger de 11 septembre, dans lequel Saddam Hussein n’a finalement pas eu de rôle. La menace posée par l’arsenal d’armes de destruction massives qu’il était suspecté de détenir ou de développer. L’ambition de stabiliser la région entière en y instaurant la démocratie. Mais aussi des raisons de politique interne, des échéances électorales et des facteurs humains non-négligeables. Tous ces éléments disparates ont joué ensemble sans que des contrepouvoirs ou que des remparts crédibles puissent faire barrage. L’administration Bush a finalement gravement pâti du fait d’avoir évoqué de trop nombreuses raisons pour une action en Irak, surtout de les avoir avancées à tour de rôle. Ceci tend à montrer que seul l’objectif comptait, quels que soient les motifs. C’était aussi un bon moyen d’unir les républicains et l’opinion publique alors que la question divisait et affaiblissait les démocrates. Paul Wolfowitz a cette phrase révélatrice dans un entretien à Vanity Fair indiquant que l’administration s’était accordée sur les ADM comme justification principale “pour des raisons bureaucratiques” ! C’était admettre que la motivation de l’argument n’était pas sa pertinence mais le résultat de la recherche de différentes justifications possibles. Ce qui conduit à penser que la guerre était vraisemblablement décidée d’avance, ou du moins que certains conseillers du président souhaitaient qu’elle ait lieu… Quelles que fussent les justifications avancées, mon livre montre aussi que la part des hommes, la dimension humaine est immense dans cette affaire. Les erreurs de jugement, les égos ont eu un rôle important dans la prise de décision.

Nonfiction.fr- Votre livre montre d’ailleurs les rivalités et les luttes d’influence entre les conseillers du Président. Bush a-t-il été manipulé par une faction ? Ses conseillers l’ont-ils tenu au fait de toutes les informations alors disponibles ?


Léah Pisar - Oui, bien sûr, il faut supposer que le Président a été informé. Le problème réside beaucoup plus dans les informations qui étaient alors disponibles, la façon dont elles ont été évaluées, et de la meilleure réaction face à cette menace. Nous l’avons vu : Bush avait été prévenu qu’Oussama Ben Laden posait une menace crédible mais n’a pas agi. Suite aux attaques du 11 septembre, on comprend qu’il n’a pas voulu tomber deux fois dans le même piège, et était donc d’autant plus disposé à agir face à l’Irak. L’influence de ses conseillers dans sa perception a joué bien sur un grand rôle mais il s’agissait surtout de mener une action préemptive. Ainsi Paul Wolfowitz résume le dilemme américain en indiquant en 2002 “le 11 septembre nous a vraiment réveillés. Si nous saisissons cette opportunité pour prévenir l’utilisation future par les terroristes d’armes de destruction massive, ce réveil nous aura été précieux. […] Si nous disons que notre seul souci est de répondre aux attaques du 11 septembre et que nous attendons que quelqu’un nous frappe à l’arme nucléaire avant de prendre ce genre de menace au sérieux, nous commettrons une très grande erreur”. (23 février 2002, The San Francisco Chronicle).

Nonfiction.fr- Colin Powell, partisan d’une ligne plus modérée que les faucons était-il écouté par le Président Bush ? Comment comprendre le revirement de Colin Powell par la suite ?


Léah Pisar - Powell a d’abord été écouté par Bush – et d’ailleurs Tony Blair lui a fait écho --, et à ce moment-là, la voie de l’ONU était viable. Mais quand Washington a compris que Paris allait faire obstacle quoi qu’il arrive, que les français, ne se contenteraient pas de ne pas participer, mais mèneraient une campagne active, notamment en Afrique (où Dominique de Villepin s’est rendu en mars 2003 pour tenter de rallier les voix de l’Angola, du Cameroun et de la Guinée, qui siégeaient alors au Conseil de Sécurité) pour faire échouer les Etats-Unis, les choses ont tourné et Powell, qui s’est senti trahi et isolé, s’est retranché vers les faucons.

Nonfiction.fr- Dès 2002, l’ambassade de France informe les dirigeants français de la détermination des Etats-Unis à envahir l’Irak. Le gouvernement a-t-il mal apprécié la position de Bush ou cherchait-il l’affrontement ?


Léah Pisar - Le conflit diplomatique entre la France et les Etats-Unis fut en premier lieu la conséquence des différences d’appréciation. D’abord, chaque camp pensait pouvoir convaincre l’autre puis chacun a vu un avantage dans la confrontation. Souvenons-nous du suspense qui a précédé la guerre : Après le 11 Septembre, après Kaboul, Washington tient Bagdad en ligne de mire. A première vue, ces intentions sont compréhensibles. Bush et son puissant vice-président entendent réagir massivement aux attaques brutales contre leur pays. C’est leur droit et leur devoir. Et pour mener une telle guerre de manière efficace, ils estiment pouvoir attendre de leurs alliés un soutien total – diplomatique aussi bien que militaire. La France voit les choses autrement. Paris estime qu’une guerre en Irak n’est pas objectivement justifiée, que la question irakienne doit être dissociée d’Al Qaida et de l’Afghanistan. Avec sa longue expérience coloniale, la France pense, non sans juste raison que la guerre en Irak sera difficile et dangereuse à gérer et provoquera de gros problèmes et complications. On retrouve dans la position que la France a alors adoptée l’écho de Charles de Gaulle à Phnom Penh, mettant en garde l’Amérique contre un enlisement au Vietnam. Quand Jacques Chirac décide finalement de ne pas soutenir Washington, la France finit par prendre la tête d’un rassemblement qui comprend divers pays du vieux continent et précipite une grave rupture au sein de l’ONU, de l’OTAN et de l’UE. Pendant cette période, Washington soigne mal ses relations avec ses alliés, faisant fi du multilatéralisme et semblant prête à agir seule. La France non plus n’est pas exempte de critique et elle gère mal la situation aussi. Le gouvernement français ne semble pas avoir mesuré que Washington irait si loin. Il n’a pas cherché l’affrontement, mais il a vu une opportunité de briller sur la scène mondiale et a privilégié en fin de compte la possibilité qui lui était donnée de se positionner en chef de file de l’opposition à Washington. Progressivement, les deux camps dérapent, victimes de malentendus et de mauvais calculs. On a provoqué de part et d’autre un gros carambolage, périlleux pour notre alliance, vieille de plus de deux siècles qui a alors vraiment frôlé le divorce pour la première fois de son histoire.

Nonfiction.fr- La résolution 1441, “chef d’œuvre diplomatique de Jean-David Lévitte” selon l’ambassadeur Andréani, a-t-elle voulu piéger une administration Bush déterminée à envahir l’Irak ?


Léah Pisar - Non, je ne crois pas que le malentendu causé par la perception d’une part et d’autre de cette résolution fut volontaire, ou du moins ce ne fut pas conscient. Chacun y a trouvé et reconnu ce qu’il voulait. Et c’est cela qui a généré malentendu.


Nonfiction.fr-
 Quels furent les moteurs, dits et non-dits de la détermination française ?


Léah Pisar - Encore une fois, il s’agit de la combinaison et de la convergence d’une multiplicité de facteurs. La politique intérieure joue toujours. “Toute politique est locale” comme l’a si bien dit le grand parlementaire américain Tip O’Neil. Qui ne se souvient pas de ce moment à l’ONU, du discours de Dominique de Villepin le 14 février 2003 ? De ce que j’appelle le “duel à Manhattan” ? Cela a été un grand moment pour la France, et elle s’est avérée avoir raison. Mais elle est allée trop loin. A l’époque, elle voulait s’afficher comme défenseur des institutions et du droit international. Elle articulait son discours de politique étrangère autour de préceptes comme le devoir de l’ONU de n’opter pour la force qu’en dernier recours. Quand nous en avons longuement parlé, Dominique de Villepin m’a affirmé qu’il s’était insurgé pour défendre la crédibilité de l’ONU et l’ordre mondial et un éviter clash des civilisations, international mais aussi probablement dans nos propres banlieues. Mais cela n’est pas tout. N’oublions pas surtout que la part des personnalités dans les malentendus qui ont prévalu est immense. Nous avions à affaire à une sacrée bande de protagonistes des deux cotés !

Nonfiction.fr- Le conflit France-Etats-Unis était-il évitable ?


Léah Pisar - Objectivement, peut-être était-il évitable – avec le recul. Mais trop de choses ont joué. La France aurait-elle pu faire entendre sa voix d’une autre manière, aurait-elle pu s’abstenir s’il y avait eu un vote ? C’est ce que maintiennent Jacques Andréani et François Bujon de l’Estang, que je cite dans le livre. Surtout, elle aurait pu ne pas faire campagne, ne pas aller en Afrique pour recruter les voix des membres non-permanents du Conseil de Sécurité. Ce voyage de Dominique de Villepin en Afrique a été vécu comme un gros affront à Washington. Il est bien sûr facile de se prononcer après les faits et il faut prendre en compte la complication des calculs et du processus de vote pour une résolution du Conseil de sécurité. Rappelons surtout que la France n’a pas mis son veto, car la seconde résolution n’a jamais été présentée. En fin de compte, il est impossible de savoir si elle l’aurait mis ou pas.

Nonfiction.fr- Comment comprendre l’entêtement suicidaire de Saddam Hussein à jouer de la menace fictive des ADM face au risque de l’invasion américaine ?


Léah Pisar - Rappelons d’abord que le terme ADM est assez vague et que sous cette appellation, on peut faire référence à des armes biologiques, chimiques ou nucléaires mais qu’il ne s’agit pas forcément des trois à la fois. Quoi qu’il en soit la communauté internationale estimait de façon quasi-consensuelle que l’existence d’un programme biologique et chimique était crédible, car Saddam avait usé de telles substances par le passé. Et il aspirait vraisemblablement à développer un programme nucléaire à plus long terme. Le désaccord au sein de l’Alliance ne concernait donc pas l’existence ou non d’un arsenal, ou de l’ambition d’un arsenal, mais plutôt la menace que cet arsenal pouvait poser et la réponse la plus appropriée. Saddam Hussein avait utilisé dans le passé des armes biochimiques, pourquoi ne le ferait-il pas de nouveau ? Sans parler d’Osirak, la centrale détruite par Israël en 1981, il est plus que plausible qu’il avait l’intention de développer un programme nucléaire. Nous n’avions pas affaire à un enfant de chœur ! Il avait en tout cas l’intention de nous induire en erreur et cet entêtement l’a conduit à sa perte. Pouvait-il agir autrement ? Quand on l’a interrogé après son arrestation, on lui a demandé pourquoi il n’avait pas avoué qu’il n’avait pas d’armes viables. Il répondit qu’il avait peur de la réaction de l’Iran en découvrant que l’empereur était nu. Cette idée a échappé à la plupart des observateurs. Saddam Hussein ne pouvait révéler à Hans Blix et aux inspecteurs, au monde et surtout à l’Iran que son arsenal était vide ! C’est pour cela qu’il a soumis ce document incompréhensible de 12000 pages après la résolution 1441. On comprend aussi de ce fait les inquiétudes des décideurs américains, encore sous le choc du 11 septembre.

Nonfiction.fr- Alors que de nombreuses manifestations contre la guerre en Irak éclatent partout dans le monde, peu d’américains semblent s’opposer à la stratégie de la Maison Blanche…


Léah Pisar - En effet, les remparts et les contrepouvoirs – les fameux “checks and balances” qui font la force du système américain – ont gravement dysfonctionné pendant cette période. L’opposition s’est tue, terrorisée d’être perçue comme anti-patriotique et d’en payer le prix dans les urnes. Le Congrès a soutenu le président pour les mêmes raisons. Et même la Cour Suprême n’a pas bronché. Sans parler de la presse. La Maison Blanche a mis en œuvre une véritable campagne de communication : un groupe de réflexion secret sur l’Irak est formé avec pour objectif “d’informer le public”. Il conçoit des événements médiatiques, coordonne les discours de l’administration sur le thème de la menace irakienne. Ainsi le message de la Maison Blanche est cohérent et retenu par la plupart des organes de presse. En effet, avant, pendant et même plusieurs mois après la guerre, les informations diffusées par la Maison Blanche sont les seules disponibles. Il n’y a presque pas de sources alternatives pour la presse. Les journalistes sont donc encouragés à entretenir de bonnes relations avec leur source officielle s’ils veulent recueillir des informations. L’opinion publique a suivi. La timidité des contrepouvoirs traditionnels, sur un fond de patriotisme et de nationalisme dans la foulée des attentats, a enhardi Bush et ses conseillers à avancer.

Nonfiction.fr- La mise en œuvre du Patriot Act a-t-elle permis aux Etats-Unis d’être mieux protégés contre le terrorisme ?


Léah Pisar - Il est vrai que les réformes qui ont suivi le 11 Septembre, et notamment le Patriot Act, ont donné une plus grande flexibilité d’action aux autorités. Mais la question que je pose dans mon livre est aussi celle du coût “institutionnel” de la guerre contre le terrorisme pour les Etats-Unis. Le Patriot Act a bien sûr élevé le niveau de surveillance de de protection, permettant de déjouer plusieurs attaques. Mais en même temps, la démocratie américaine en a beaucoup souffert et le système constitutionnel américain a été gravement atteint. Les contre pouvoirs importants qui existent aux Etats-Unis, au sein de la majorité, de l’opposition, de la presse ou même l’opinion publique, et qui auraient du alors jouer ont clairement dysfonctionné. Par ailleurs la menace terroriste n’a évidemment pas disparu. Les Etats-Unis sont structurellement mieux protégés qu’avant le 11 Septembre. Mais les disciples de Ben Laden sont agiles et savent s’adapter. Par exemple, alors que l’Amérique se protégeait de plus en plus, ils ont cherché à frapper des intérêts Américains et alliés ailleurs qu’en Occident. Aujourd’hui, la menace reste tangible même en Europe continentale, où les niveaux d’alerte ont été récemment élevés, notamment en France et en Allemagne.


Nonfiction.fr- Aujourd’hui, les Etats-Unis ont-ils pardonné à la France ?


Léah Pisar - Oui, aujourd’hui l’administration a changé. Les deux cotés ont finalement réalisé que la coopération est indispensable. George W. Bush avait amorcé un rapprochement en début de deuxième mandat en s’ouvrant vers l’Europe, en dinant avec Chirac à Bruxelles et avec le discours de Condi Rice à Sciences Po en 2005. Nicolas Sarkozy est arrivé au pouvoir bien disposé envers Washington. Le tandem Sarkozy-Obama s’entend mieux que leurs prédécesseurs et il y a donc une embellie après l’orage. Mais elle est encore fragile.

Nonfiction.fr- La gouvernance des Etats-Unis a-t-elle été durablement modifiée par la présidence Bush ?


Léah Pisar - Le changement d’administration a conduit à un nouveau style de leadership. Mais la gouvernance a été profondément réaménagée après le 11 Septembre (Patriot Act, restructuration des ministères etc). On constate aussi la vitalité de la vice-présidence, avec un Joe Biden qui joue un rôle très actif, mais évidemment totalement différent et plus responsable que celui qu’avait occupé Dick Cheney.

Nonfiction.fr- Quelles leçons les Etats-Unis ont-ils tirées de la guerre d’Irak ?


Léah Pisar - Que cela a été une guerre très difficile. Les décideurs américains de l’époque (ceux autour de Bush) ont mal mesuré la complexité du terrain. Mais tout n’est pas si noir et blanc. Même aujourd’hui, il serait trop facile de dire que les faucons américains avaient complètement tort. Ils ont compris que pour éviter de nouveaux attentats et la déstabilisation progressive de la sécurité, il fallait agir de manière ferme, rapide et décisive, même si l’ONU n’en était pas capable. En tramant leur entreprise meurtrière, les conspirateurs d’Al Qaida n’ont probablement jamais imaginé tout ce qui suivrait. Car les répercussions les plus graves ne viendront pas tant de l’agression que de la riposte. Leur combinaison enclenchera une succession de dérapages et de débâcles de toutes sortes dont le monde n’est pas près de se remettre. La guerre contre la terreur commence avec l’Afghanistan puis glisse vers l’Irak. Bush porte tellement d’attention à l’Irak qu’il commence à négliger l’Afghanistan, qu’il considère alors comme acquis. Vous vous souvenez de cette cérémonie à bord du porte avions USS Lincoln ? Où il est arrivé tel un top gun, et de la fameuse bannière “mission accomplie” ? C’est alors que les talibans et Al Qaida ont commencé à se renforcer. Maintenant c’est l’Afghanistan qui pose le vrai problème et dont nous avons tant de mal à nous extraire. L’Irak était la guerre de Bush, l’Afghanistan est devenue celle d’Obama. Celle qu’il doit gagner à tout prix, bien qu’on ne sache plus vraiment ce que signifie la notion de victoire. Mais si ces conflits – les deux guerres les plus longues de l’Histoire des Etats-Unis – touchent à leur fin, les retombées risquent d’être encore coûteuses, à la fois en vies humaines et en ressources financières. Ces guerres ont été mal exécutées, mal financées et mal comprises. Les objectifs définis par l’administration Bush sont encore bien loin d’être atteints. La bannière “ mission accomplie ” n’en paraît que plus absurde. Si le tyran irakien est mort et son héritage enterré, si un nouveau gouvernement semble à peu près en place à Bagdad, Oussama ben Laden reste bien vivant et en liberté. Aujourd’hui, tristement, le terrorisme ne cesse de menacer, notamment du coté du Pakistan. Aujourd’hui, l’Irak reste un gros problème et Al Qaida foisonne en Mésopotamie. Et l’Iran, qui était moins problématique quand équilibré par Bagdad, s’enhardit. De son côté, l’opinion américaine, initialement favorable à la guerre, en a aujourd’hui assez.

Nonfiction.fr- Obama a-t-il tourné la page du conflit irakien ?


Léah Pisar - Oui, récemment, il a officiellement tourné la page et a formellement mis fin aux hostilités militaires, ordonnant le retrait des dernières troupes de combat en Irak et, plus progressivement en Afghanistan. Mais le défi pour Washington reste de taille. Dans un contexte de grande violence, il faut mettre en place un système viable de gouvernance et de sécurité face aux ennemis jurés et aux factions ethniques et religieuses, embourbés dans des discordes sectaires et armés jusqu’aux dents, qui menacent de sombrer dans la guerre civile à l’intérieur et dans la guerre régionale à l’extérieur. Car, sans un minimum de stabilité, les influences délétères émanant de l’Iran, du Pakistan et d’extrémistes islamistes de tous bords risquent de propager le chaos et la violence. En fin de compte, le terrible bilan montre qu’une stabilité durable doit être recherchée par des moyens politiques, diplomatiques, économiques et non strictement militaires. L’essentiel, ne cessent de répéter mes amis à Washington, n’est pas de gagner la guerre mais de gagner la paix. Et la difficulté est là.

Nonfiction.fr- Quand Obama déclare être ”le premier Président asiatique des Etats-Unis”, quelle la place, quelle crédibilité accorde-t-il à l’Europe ? L’Asie est-elle devenue le premier allié des Etats-Unis, délogeant l’Europe de la place qui lui était alors reconnue ?


Léah Pisar - Malgré les craintes exprimées par certains sur le vieux continent depuis l’élection d’Obama, l’Amérique n’ignore pas l’Europe. Si son regard semble parfois se tourner ailleurs, c’est que les enjeux ont changé de nature. La Chine, l’Inde, le Brésil, la Turquie émergent. La Russie s’agite. Le Pakistan se déstabilise. L’Iran s’enhardit. Or, face à ces enjeux, l’Europe reste d’une importance primordiale pour les Etats-Unis. Et le soutien d’une Union cohérente et forte figure en bonne place dans la définition des priorités internationales américaines. L’Amérique comprend aujourd’hui plus clairement que jamais qu’elle ne peut plus agir à l’échelle planétaire sans l’appui d’autres puissances alliées – que cela est trop difficile, trop dangereux et trop couteux. Et c’est pour cela que je crois profondément à l’embellie après l’orage.