Un écrivain ivoirien engagé dans la défense de la démocratie en Afrique.

Il suffit de regarder quelques photos insérées par Djian dans la biographie qu’il lui consacre pour se persuader que Kourouma a été une force de la nature. C’était un homme grand, aux larges épaules, initié très jeune à la chasse aux grands fauves devenu sur le tard un écrivain dont la plume acérée a fait de lui un personnage redouté de maints dictateurs africains assoiffés de sang, de pouvoir et d’argent. Djian parle de lui comme de l’“ogre malinké” aux rires fracassants, façon de dire à quel point Kourouma a dévoré la vie à pleines dents. Personnalité complexe, difficile à saisir, le jeune Kourouma a été placé très tôt sans qu’il en ait été en quelque façon responsable sous le signe de la dualité. Ainsi, il a eu deux lieux de naissance, ce qui aurait confiné à l’exploit… ou à la supercherie – à moins que les esprits ne s’en soient mêlés – si l’on ne précisait pas qu’en réalité, il est né en 1927 en Guinée, à Togobala, alors que sa carte d’identité mentionne Boundiali en Côte d’Ivoire, là où il a passé son enfance, recueilli par un oncle après que son père eut violenté puis répudié sa mère. Expérience sans doute marquante pour le jeune garçon et qui l’a placé très jeune sous le sceau d’une rupture, d’une séparation, d’un déracinement.

Deux langues en lui : le malinké, sa langue maternelle et le français appris sur les bancs de l’école, langue pour laquelle il n’a pas manifesté de dispositions particulières du moins au départ. Deux croyances aussi : Kourouma aura gardé toute sa vie une certaine confiance dans le fétichisme de sa jeunesse, héritage de son oncle qui l’a élevé et marabout comme ses ancêtres les plus proches. C’est au demeurant la croyance aux esprits qui a fait que Kourouma, à la fin de sa vie, alors qu’il était soigné à Paris pour le diabète, a recouru à des guérisseurs impuissants à le guérir ; croyance qui semble avoir davantage compté pour lui que la religion musulmane à laquelle il appartenait, qu’il a pratiquée moins par conviction que pour ne pas être exclu de sa communauté et dont il a dénoncé régulièrement la vanité des rites. On pense au Voltaire de Zadig, dénonçant les incohérences entre les actes de foi et les principes des religions et les dérives rituelles. Deux cultures : la culture africaine de sa jeunesse passée en Côte d’Ivoire, époque à laquelle il a été témoin de nombreuses scènes qui l’ont placé au cœur des traditions de la société africaine et la culture occidentale aussi bien celle des colonisateurs que celle acquise plus tard en France. Deux carrières menées en parallèle. Le jour, celle d’actuaire des assurances fort réussie et qui a parfaitement convenu à son esprit épris de rationalité mathématique ; la nuit, celle d’écrivain moins linéaire et plus tumultueuse. Mais une seule épouse, Christiane, une Française qu’il a rencontrée à Lyon lorsqu’il faisait ses études et qui l’a toujours soutenu dans les moments parfois troubles et difficiles qu’il a traversés du fait de ses prises de position politique pas forcément du goût du pouvoir ivoirien, en particulier de celui qu’il a appelé dans ses romans l’homme au “totem caïman” Houphouët Boigny. Bref, on comprend aisément qu’avec un tel cocktail d’influences, il n’ait pas été aisé pour Kourouma de savoir vraiment qui il était et plus encore de trouver sa voix/voie en tant qu’écrivain.

Quelques faits marquants de sa vie en donnent une idée assez précise : Kourouma est un bon élève, même si, au départ, il n’est pas destiné à faire des études longues. Parce que ses capacités en mathématiques le distinguent précocement des autres élèves, il est envoyé à Abidjan puis à Bamako en 1947 pour poursuivre ses études à la grande école technique. Victime du racisme ambiant, il constate très tôt les différences de niveau de vie entre les “grands Blancs” et les Noirs. Très tôt aussi, il n’hésite pas à manifester ses désaccords. Ainsi, comme il dénonce vigoureusement la nourriture infecte et les conditions sanitaires déplorables de la grande école (il organise même une grève pour cela), il est renvoyé quelques semaines avant de passer ses examens et n’obtient donc pas son diplôme. De ce fait, il est enrôlé dans l’armée coloniale mais comme il refuse l’idée d’avoir un jour à tirer sur les siens, il en est rapidement exclu, ce qui le conduit à passer trois ans à Saigon de 1951 à 1954 dans un régiment affecté à la radio. C’est là qu’il pratique la course à pied, la boxe et surtout qu’il prend goût au journalisme tout en côtoyant les futurs dictateurs Bokassa et Eyedema. C’est là aussi que naît son envie de raconter ce qu’il vit sous forme de comptes rendus d’expérience. Sa formation intellectuelle et politique s’achève à Paris où il fréquente brièvement les étudiants communistes, comme cela se pratiquait beaucoup à l’époque sans pour autant adhérer à leur cause. Il a déjà près de trente ans et trop de lucidité pour se laisser prendre par l’idéologie du parti. À Lyon, il suit les cours d’une grande école d’actuaires, concrétisant ainsi son projet professionnel. Il réussit brillamment. Il lit beaucoup, se passionne pour la sociologie et la politique. Il rentre à Abidjan en 1961, bien décidé à mettre ses compétences professionnelles au service de son pays. Il déchante très rapidement en constatant que les siens ne sont pas vraiment déterminés à marcher sur le chemin d’une véritable indépendance face à la France. 1963 : il est arrêté avec d’autres prétendus conjurés sur ordre de Houphouët Boigny pour avoir soit disant comploté contre la sécurité du chef de l’État. Il ne doit sa remise en liberté et d’échapper à la torture – pratique courante des dictateurs africains aujourd’hui encore – comme ceux qui ont été arrêtés avec lui qu’au seul fait qu’il était l’époux d’une française et que le gouvernement ivoirien ne tenait pas à ce que la France mette son nez dans cette affaire. Il est ensuite contraint à l’exil. Il part en Algérie. C’est cette épreuve personnelle de la réalité du gouvernement corrompu d’Houphouët Boigny qui le détermine à prendre la plume pour en dénoncer le caractère insupportable. Djian affirme même : “Sans Houphouët, pas de Kourouma.” Soit. Mais si Houphouët a cristallisé le désir d’écrire de Kourouma, l’accouchement de son premier roman ne s’est pas fait aisément car très vite, dès qu’il a pris la décision d’écrire, s’est posée à lui la question difficile à résoudre de comment dire tout son vécu, son ressenti et sa révolte.

Pour y répondre, Kourouma a cherché pendant plusieurs années une modalité de la langue française à même de rendre compte de l’imaginaire africain et de faire sentir au lecteur les coutumes et les traditions de son pays parfaitement étrangères à la culture française et occidentale, mais qui, en revanche, sont l’âme de la culture africaine. Deux exemples donnés par Djian de cette difficulté : comment faire comprendre à un lecteur français la notion parfaitement claire et très présente pour les Ivoiriens de “mangeur d’âme” ? Comment exprimer le rapport au divin, pourtant si prégnant dans la culture occidentale, à un peuple fétichiste qui croit aux esprits et pour qui le divin n’existe pas ? S’entourant de très nombreux dictionnaires des langues africaines, Kourouma, au départ a adopté un style journalistique qui s’est avéré être une impasse. Puis, disciple et admirateur de Céline qu’il lisait et relisait toujours avant de commencer à écrire ses romans, il s’est vu contraint d’inventer sa langue pour donner forme dans son écriture à la matière brute et incandescente qui brûlait en lui ; ce qu’il a réussi quand il a pu donner corps dans sa langue à ce qu’il appelait les deux états de la réalité vécue par lui : “l’existant” et sa “copie” dans ses rêves. Autrement dit, quand il a pu opérer, dans sa quête de la vérité, une sorte de transmutation de la réalité dans le rêve pour que la réalité prenne vie dans l’écriture. Est resté alors pour lui, et ça n’a pas été la moindre des difficultés, à puiser aux sources de sa culture africaine et à “sa suite d’effroyables tragédies” et de frustrations tout en faisant la place nécessaire à son “occidentalité” et à finalement trouver les mots, les images efficaces empreintes d’humour voire d’autodérision. Ainsi, même si sa culture mathématique et méthodologique lui a permis de construire un univers romanesque très structuré, on comprend aisément que Kourouma, à la recherche d’une langue qui puisse exprimer toute la complexité de sa culture, ait mis plusieurs années pour écrire son premier roman Les Soleils des Indépendances, comme en témoignent ses différents manuscrits. Passons sur les difficultés nombreuses qu’il a connues pour le publier et les refus des grandes maisons d’édition parisiennes. C’est finalement en 1968 au Canada, après cinq années de recherche, d’efforts, d’incertitudes et de travail acharné que sont publiés Les Soleils des Indépendances qui font d’emblée de lui un écrivain subversif, avec pour effet, par la suite, de le placer régulièrement, à son corps défendant, au cœur d’intrigues peu reluisantes et de lui donner une renommée qui est loin de lui déplaire. Il est traduit en une trentaine de langues, fait l’objet d’études universitaires. Suivront, au fil des années, quelques récits, une pièce de théâtre et des albums pour enfants.

Allah n’est pas obligé, publié en 1998 et qui reçoit le Renaudot en 2000, met en scène des enfants soldats enrôlés de force en Afrique. Le roman, écrit par Kourouma à la suite d’une demande de “gosses paumés” d’Abidjan que l’écrivain avait rencontrés lors d’une conférence, plonge le lecteur dans la violence, dans les atrocités de guérillas sauvages, de guerres tribales. Le récit est construit à partir de témoignages extraits d’articles de rares journaux qui s’intéressent à cette cause et de récits d’enfants soldats du Sierra Leone et du Liberia, pays proches de la Côte d’Ivoire. Djian compare ce que vivent ces enfants à l’enfer de Dante. La comparaison est faible. Kourouma met en scène un monde inhumain, atroce, barbare, sauvage dans lequel de jeunes adolescents, drogués par ceux qui les exploitent, sont entraînés à perdre toute valeur humaine jusqu’à eux-mêmes en mourir, dans lequel aussi des adultes innocents sont torturés, mutilés pour servir, par exemple, les menées électorales du dictateur en place. La narration est prise en charge par le jeune Birahima, un gamin de douze ans. À noter à la fin de sa vie l’inflexion de son imaginaire. Kourouma. Il écrit Quand on refuse on dit non, un roman plus tendre, plus fictionnel aussi mais que sa mort lui a empêché de terminer et dans lequel on retrouve le jeune Birahima, amoureux d’une jeune fille qui lui fait découvrir des rapports humains autres que ceux de la guerre.

Si ses romans ont été appréciés dans maints pays occidentaux, voire en Afrique, ses prises de position ont été l’objet de vives critiques en Côte d’Ivoire en particulier où on le tenait pour une “grande gueule”, un ambitieux “imprévisible” parfois eu égard à son engagement littéraire. Il a semblé parfois, en effet, renoncer à la défense de la cause d’une Afrique plus déterminée à sortir de ses rivalités tribales et qui ose regarder en face sa responsabilité dans sa situation présente. Peut-être par désespérance. C’est en tout cas ainsi que Djian l’interprète. Imprévisible peut-être aussi, c’est une autre explication qui se dessine dans la biographie, parce que Kourouma s’est montré, certes habile à mettre en scène les errances politiques des dictateurs africains, mais trop prudent ou trop lucide pour se commettre dans l’exercice du pouvoir, trop conscient sans doute des risques qu’il aurait encourus (fin des années 1990, il s’est senti menacé par les “dragons de la mort” que Gbagbo entraînait secrètement) ou trop clairvoyant par rapport à la situation politique en Afrique. Peut-être n’avait-il pas, il est vrai, le génie politique nécessaire pour s’engager dans l’action politique, étant à plusieurs reprises à court de propositions pour sortir la Côte d’Ivoire de son marasme, malgré sa puissance d’analyse et son pouvoir de dénonciation ? Disons que, s’il n’a pas été un grand dialecticien, il s’est attaché à démontrer par l’absurdité au cœur de la langue l’absurdité des discours politiques. Son pouvoir de dénonciation semble malheureusement s’être émoussé durant les dernières années de sa vie, alors qu’il a pris sa retraite d’actuaire et qu’il a passé une grande partie de son temps dans une course effrénée dans le monde entier à la reconnaissance et aux honneurs et dans d’innombrables voyages pour promouvoir ses romans. Il espérait ainsi et par sa fréquentation assidue du microcosme littéraire parisien décrocher un prix littéraire (après avoir manqué le Goncourt, il a décroché le Renaudot puis le prix des lycéens grâce à un jeune togolais membre du jury qui emporte la décision).

Bref. Ce qu’il faut retenir de Kourouma mort il y a sept ans, tel que Djian le présente, ce n’est pas cette figure d’une sorte de personnage un peu fat, mais celle d’un écrivain qui a eu le courage de dresser le portrait parfaitement reconnaissable, dans En attendant le vote des bêtes sauvages, de quelques dictateurs africains particulièrement ivres de violence meurtrière, dont celui de Eyadema, le sanguinaire Koyoga, le personnage clé du roman. Kourouma, dans sa recherche de la vérité, avait d’ailleurs envisagé de lui donner comme titre Le Donsomana du guide suprême, en sachant que la pratique du donsomana en Afrique est celle de dire ses quatre vérités à quelqu’un. De surcroît, son œuvre mérite d’être lue parce qu’elle révèle en arrière-plan son grand attachement à sa famille, à sa culture, à ses ancêtres, à son pays, son besoin de travailler en lui le racisme subi pendant l’adolescence et de comprendre les faillites de sa culture et de son éducation, de sa civilisation, de mesurer la part de responsabilité des siens et de sa race dans le colonialisme, tout en intégrant également les effets plus ou moins bénéfiques de son occidentalisation.

Cela dit, on l’aura compris, Djian dresse le portrait d’un écrivain aux multiples visages et sa biographie, qui se lit aisément, donne envie d’aller plus loin dans la connaissance de cette figure parfois incompréhensible même de son entourage le plus proche, par ses réactions politiques ou personnelles, mais très attachante dont il faut lire les écrits pour mesurer l’imbroglio de la situation des pays africains pris entre animisme et religion musulmane, entre des traditions encore vivaces et l’appel de la modernité et entre toutes les contradictions politiques de régimes totalitaires et dictatoriaux dont les peuples aspirent à la démocratie. Si Djian n’est pas toujours tendre avec Kourouma – il le qualifie au fil de son récit, de “teigneux”, de “dandy moderne et boulimique”, de “provocateur énigmatique” – il lui porte un réel intérêt. Il a augmenté son récit de documents iconographiques tout à fait intéressants : documents d’identité, diplômes divers, lettres d’éditeurs et d’amis et surtout quelques pages des manuscrits de Kourouma donnant une idée du soin que celui-ci apportait dans la préparation de ses romans. Djian a également recueilli maints documents et témoignages de la famille proche de Kourouma, son épouse et ses enfants, des gens qui l’ont connu et des universitaires qui ont étudié son œuvre aux États-Unis, au Canada, en France en particulier. Il publie également quelques écrits de Kourouma en annexes.

Gageons enfin que l’écrivain engagé qu’il fut n’aurait pas manqué d’analyser avec beaucoup de clairvoyance les événements politiques les plus récents de Côte d’Ivoire. Il ne serait pas étonné des luttes sanglantes pour le pouvoir qui aujourd’hui encore dressent l’une contre l’autre les deux communautés d’un pays toujours en mal de démocratie. Cela dit, le fait que rien n’ait changé dans la lutte pour le pouvoir en Côte d’Ivoire, comme on le constate encore aujourd’hui, met malheureusement une fois encore en évidence l’impuissance politique de toute littérature engagée à convaincre les politiques véreux de cesser leurs menées sanguinaires. Et pourtant, il est vital pour chacun de nous que la littérature ne cesse de faire entendre sa voix, fût-elle celle de Cassandre.