La première vérité pour Mario Vargas Llosa, qui a reçu aujourd’hui à Stockholm le prix Nobel de littérature 2010, est que la création d’une œuvre littéraire est le résultat d’un travail colossal   . Son œuvre, elle, sera le fruit d’un questionnement récurrent sur le fond et la forme, sur le rôle de l’écrivain, autant que sur le sujet de l’œuvre. Il aura voulu ainsi, par son travail, arriver à raconter une histoire telle qu’elle puisse apparaître vraisemblable aux lecteurs. 

Une histoire débute en 1936, à sa naissance au Pérou, elle continue dans le monde littéraire des années 1960, dans lequel Mario Vargas Llosa commence à proprement parler sa carrière d’écrivain. A cette époque, apparaît au Mexique, en Argentine et en Espagne un phénomène éditorial connu sous le nom de " Boom ". De nombreux auteurs latino-américains, dont Mario Vargas Llosa sera un des plus jeunes représentants, atteignent une renommée internationale. Cette explosion de la littérature latino-américaine est, bien entendu, à replacer dans un contexte économique, politique et social spécifique, mais elle est aussi le fruit de l’ouverture des auteurs latino-américains au monde littéraire étranger.

De la recherche des vérités de l’écrivain…

Les auteurs latino-américains protagonistes de ce " Boom " vont vivre plusieurs années loin de leur patrie et avoir une vision critique de la littérature telle qu’elle était envisagée jusqu’à cette époque dans leur pays respectif. Ils vont s’inspirer de nombreux auteurs étrangers afin de trouver leur propre voie pour retracer la réalité latino-américaine. Dans sa recherche, Mario Vargas Llosa croisera William Faulkner. Ce dernier l’amènera à se questionner sur les éléments fondamentaux dans une œuvre littéraire. Il ne cessera de saluer le travail sur la langue et les mots mené par Flaubert. Il s’ouvrira évidemment aux auteurs russes et français du XIXe siècle ; et tout naturellement, dans la première moitié des années 1960, il marchera sur les pas de Sartre.

La génération littéraire du "Boom" va particulièrement travailler le style, afin de retranscrire la réalité, d’accorder le fond et la forme. De cette quête, naquit notamment le réalisme magique parfaitement manié par Gabriel García Marquez. Mario Vargas Llosa, lui, en tirera d’autres leçons : il est un écrivain " intoxiqué par la réalité, fasciné par l’Histoire   ". Fils des années 1960, il considère que la littérature peut changer la réalité : un bon roman sème dans chaque être humain une graine qui prend ensuite racine dans la conscience, ayant par là même la capacité de modifier les agissements de l’Homme. L’écrivain a une véritable responsabilité, son œuvre peut être créatrice de réel.

Selon Mario Vargas Llosa, la littérature doit également s’enraciner dans la réalité. Le thème choisi doit permettre de pénétrer les tréfonds de l’humanité. Mario Vargas Llosa peint la complexité des relations humaines ; il arrive à dépasser une vision manichéenne et à retracer l’ambiguïté, les contradictions des êtres en société.

 
… jusqu’aux Mensonges de  Mario Vargas Llosa

Le prix Nobel a été décerné à Mario Vargas Llosa pour sa " cartographie des structures du pouvoir et ses images aiguisées des résistances, révoltes, et défaites des individus   ". La définition qui est ici faite pourrait faire de Mario Vargas Llosa le Sancho Panza, l’homme ancré dans la réalité, quand il faut saluer le Don Quichotte, l’homme de la fiction. Au travers de son œuvre, Mario Vargas Llosa ne cherchera pas à donner une vérité historique ou une vérité journalistique, mais bien à représenter la réalité par la fiction. Il transforme la réalité avec sa propre sensibilité. Il joue sur une frontière bien fine entre la réalité historique et la fiction ; il semble vouloir décrire des faits historiques quand, en réalité, il les modifie, par son choix de système de narration, par ses descriptions d’événements. La réalité présentée par Mario Vargas Llosa n’est plus une vérité historique, ce ne sont que des " images aiguisées " de cette réalité.


Dire que Mario Vargas Llosa ne donne pas une image réelle de la vérité veut-il dire qu’il mente ? En littérature, la vérité et le mensonge ne s’opposent pas mais se complètent.


Le génie des grands écrivains, et de Mario Vargas Llosa en particulier, réside dans sa capacité à persuader le lecteur de la véracité du monde dans lequel il le plonge. Pour reprendre une phrase de l’auteur lui-même : " tout bon roman dit la vérité et tout mauvais roman ment". Paradoxalement, ce sont par les subterfuges narratifs mis en place par Mario Vargas Llosa que le lecteur peut arriver à appréhender le Saint-Domingue de Trujillo, à discerner la figure du dictateur, à comprendre les limites de la concentration du pouvoir, à vivre le culte de la personnalité mais aussi à se glisser dans son intimité.


Les hommes se trouvent face à un paradoxe : ils ne peuvent vivre qu’une seule vie alors que leurs désirs sont illimités ; c’est notamment grâce à la littérature que l’homme peut combler ce manque, il peut, l’espace d’un instant, devenir Gauguin, Pantaléon et ses visiteuses, ou vivre dans le Brésil du XIXe siècle.


Les hommes " ne vivent pas seulement de vérité ; ils ont aussi besoin de mensonges ". Mario Vargas Llosa a, toute sa vie, menti afin de retranscrire la réalité.


De la déception du mensonge et de la vérité


Si le prix Nobel a toujours voulu récompenser des auteurs engagés, Mario Vargas Llosa a semble-t-il été très loin. Est-ce cette flamme de la liberté sartrienne qui l’a mené jusque-là ? Tous ces hommages dans la presse du monde entier ont beau jeu de vouloir y opposer l’homme de l’écrit et celui politique. Mais cela n’aide nullement à comprendre son parcours. En effet, pour bien comprendre l’histoire de sa vie et de son œuvre, il semble ne rien falloir séparer, ne pas départir une certaine réalité de cette sorte de mensonge volontaire. Il voulut poursuivre ce chemin-là jusque dans la réalité de la politique sud-américaine. Pour vérité, il y eut ce désir de dédier toute sa vie à la liberté.
Sa vie politique débute à la fin des années 1980 lorsqu’il s’oppose aux nationalisations voulues par Alan García. Il incarne en 1988 le "movimiento libertad ", mouvement de la liberté. En réponse aux réformes populistes d’Alan García, il propose la liberté politique dans un premier temps, puis dans un deuxième temps la liberté économique. Lui qui se définit comme agnostique, semble alors croire au pouvoir du Dieu-marché pour lutter contre la pauvreté, mettre fin à la corruption et faire du Pérou un pays prospère. Pour faire advenir cette liberté, il troqua ainsi ses anciens maîtres français et russes contre les tigres asiatiques ; au risque (est-ce là un mensonge volontaire ?) de sous-estimer l’antagonisme potentiel entre liberté économique et liberté politique. A l’instar de tous les promoteurs du libéralisme de la fin du siècle dernier, il trouve ses références chez des penseurs tels que Raymond Aron, Karl Popper, Friedrich Hayek ou Milton Friedman.

Ainsi, pour  Mario Vargas Llosa, la littérature doit, sans cesse, questionner la réalité, lui montrer ses limites ; jusqu’à être créatrice de réel. La littérature aurait-elle fait germer en lui une volonté d’expérimenter le pouvoir ?
L’histoire ne le dit pas.

Patricia, sa femme, est convaincue que Marios Vargas Llosa a voulu écrire dans la vraie vie son " roman total ". L’auteur a décidé de passer de l’autre côté, de tenter l’aventure, d’essayer de devenir Président du Pérou ; métier qu’il qualifie, dans son roman Le poisson dans l’eau, du " plus dangereux au monde ". Son engagement le conduira à éprouver, tour à tour,  des sentiments de " résistances, révoltes, et défaites". Et dans une de ses plus récentes interviews, remises en ligne par le numéro spécial de El Pais, il nous avoue, à propos de ses engagements politiques :

" Si je devais le refaire je ne la [incursion en politique] referais pas. Je ne regrette pas, je l’ai vécu. J’ai appris des choses… plus négatives que positives. Mais ça m’a aidé. Normalement, un intellectuel voit le meilleur de la politique. Il ne voit pas la chose basse, petite, mesquine… tout ce qui est lié au pouvoir est très dégradant. Si tu ne veux pas que la politique soit pire que ce qu’elle est, tu dois agir. Et cela implique, comme disait Max Weber, de vendre son âme au diable. La politique n’est pas pour les  âmes  pures. Elle est humaine dans le plus mauvais sens du mot   ".

Reste le rêve de ce " roman total " de MarioVargas Llosa. Il a voulu plonger les Péruviens dans un nouveau monde, mais ses électeurs n’ont pas cru à son histoire, teintée pourtant de réalité. Quelques éléments sont peut-être, encore, manquants dans sa cartographie des individus et des âmes humaines. Néanmoins, le rêve de liberté de Mario Vargas Llosa a contribué à l’évolution des mentalités au Pérou. Le " libéralisme " a été intégré au vocabulaire politique. Ses propositions économiques ont été reprises par son adversaire politique, le président Fujimori. Cependant la victoire de ce dernier aux élections présidentielles a été suivie d’une période de recul de la démocratie et de mépris des idées et de la morale ; en témoignent ses nombreuses condamnations à des peines de prison. Le mensonge n’a pas été manié pour retracer la vérité mais pour obtenir le pouvoir ; l’écrivain a été pris au piège des réalités et des mensonges humains. 

On n’en finira pas de s’interroger sur son œuvre et sur sa vie ; ne sachant même pas quoi retenir de ses vérités et de ses mensonges pour comprendre notre siècle.