Le 31 octobre dernier, les Brésiliens ont élu pour la première fois une femme à la présidence de la République. La victoire de Dilma Rousseff aurait sans doute été inconcevable sans l’appui qu’elle reçut de Lula et du Parti des Travailleurs. Presque inconnue il y a à peine deux ans, Rousseff put tirer profit de son rattachement à un gouvernement emblématique qui a réussi à faire croître le revenu des plus pauvres et à mettre le pays sur la voie d’une croissance économique soutenue qui lui a notamment permis de devenir un acteur important sur la scène internationale. Mais si tout indiquait, deux semaines avant les élections présidentielles, qu’elle obtiendrait une victoire claire et définitive dès le premier tour, il a pourtant fallu un ballotage pour que la candidature de Rousseff soit finalement couronnée de succès.


Comment les adversaires de Rousseff ont-ils réussi à forcer la tenue d’un deuxième tour?


Alors que les sondages la donnaient gagnante dès le premier tour, Rousseff ne parvint à obtenir que 46,91% des voix. Deux facteurs peuvent expliquer ce décalage. D’une part, ce phénomène est indissociable de l’ascension sensationnelle de Marina Silva, la candidate du Parti Vert (PV). Alors que les derniers sondages la créditaient d’à peine 15% des intentions de vote, elle a fini par obtenir 19,33% des voix. Avec Silva a ainsi émergé une partie de l’opinion qui refuse de voir le Brésil divisé et condamné à osciller entre les deux grandes forces politiques qui contrôlent et se partagent le gouvernement depuis 1995. D’autre part, il importe de souligner que les critiques incessantes de l’opposition visant à remettre en cause la rectitude morale de Rousseff ont sans doute fini par faire mouche et par persuader une partie de l’opinion. L’opposition a certainement tiré profit de l’acharnement médiatique contre Rousseff, d’abord mise en cause, à titre de dirigeante du cabinet ministériel du gouvernement Lula, dans de nombreux cas de trafic d’influence. La candidate du PT a également été accusée de favoriser la dépénalisation de l’avortement, ce qui n’a évidemment pas manqué d’irriter les secteurs de l’électorat les plus liés aux églises évangéliques. Ainsi, davantage que la performance de José Serra, candidat du Parti Social Démocrate Brésilien (PSDB), qui a obtenu 32,61% des voix, c’est la mauvaise passe inopinée du lulisme qui a forcé la tenue du deuxième tour.


Quelle stratégie l’opposition a-t-elle adoptée pour accroître ses appuis entre les deux tours?


Marina Silva, qui a réussi le tour de force de convaincre une vingtaine de millions d’électeurs qu’une troisième voie était possible, a finalement refusé de donner son appui à l’un des deux candidats en lice au deuxième tour. Pour José Serra, le défi était donc de séduire aussi bien les indécis que ceux qui s’étaient tournés vers la candidate du PV. Manifestement incapable de persuader ces électeurs de la valeur de son propre projet de gouvernement et des limites de celui de sa concurrente, la campagne électorale de Serra a été marquée par une certaine surenchère morale qui s’est traduite en particulier par une dénonciation véhémente de la dépénalisation de l’avortement et un rapprochement sans précédent avec les représentants du culte évangélique   . Jusque-là, pourtant, ni le discours de José Serra ni celui du PSDB ne s’étaient caractérisés par une telle empathie à l’égard du mouvement anti-avortement. Pour comprendre ce changement de stratégie, il convient de se rappeler que 18% des électeurs sont d’obédience évangélique, et que la majorité d’entre eux s’opposent fortement à la libéralisation du droit à l’avortement. Il importe aussi de souligner que l’appui du gouvernement Lula et du PT à la dépénalisation de l’avortement a eu tendance, ces dernières années, à apparaître de façon plus explicite. Ces deux variables expliquent la recrudescence du mouvement anti-avortement et permettent de comprendre le changement de tonalité du discours de Serra, lequel a sans doute vu dans ce mécontentement une occasion en or de renverser un rapport de forces qui lui était manifestement défavorable. Au regard de ces circonstances, Dilma Rousseff a fini par rendre publique son opposition à l’avortement et par s’engager formellement à ne présenter aucune initiative visant à modifier la loi à ce sujet. Quelques semaines plus tard, un sondage Datafolha confirma l’efficacité de la stratégie de Roussef, puisqu’il révéla à la fois une remontée significative de la popularité de la candidate du PT auprès des électeurs évangelistes et une diminution de l’importance accordée par les électeurs aux questions morales et religieuses. Pris à contre-pied, Serra décida de modifier une nouvelle fois sa stratégie de séduction en insistant sur le volet social de son projet. En dépit de ses promesses visant à augmenter le salaire minimum et à élargir les programmes d’assistance sociale comme le Bolsa Familia, Serra ne réussit cependant pas à renverser la tendance.
À quels défis politiques Dilma Roussef sera-t-elle confrontée lors de son investiture présidentielle le premier janvier 2011?


Le parti politique de la nouvelle présidente du Brésil ne comptera que 20 sénateurs et 88 députés, ce qui représente respectivement 24% des sièges à la chambre haute et 17% à la chambre basse. Dans le système politique brésilien, le président gouverne généralement sur la base d’une alliance avec d’autres forces politiques présentes au congrès. En tenant compte des sièges qu’occupera la coalition réunie autour du PT, le gouvernement pourrait, en théorie, bénéficier de l’appui d’au moins 60% des députés et de 64% des sénateurs. Bien entendu, la concrétisation de ces appuis potentiels ne s’effectuera pas de façon automatique. Pour s’assurer de l’appui des forces parlementaires alliés, le parti au pouvoir devra leur accorder le contrôle de quelques-uns des ministères, leur ménager une place au sein de la hiérarchie parlementaire et libérer des ressources financières nécessaires à la réalisation des projets défendus par les leaders régionaux. Ce n’est, en définitive, que par le truchement d’un complexe marchandage politique que Rousseff pourra assurer la juste gouvernabilité du pays.


Le 31 octobre dernier, les Brésiliens ont réaffirmé leur soutien à un gouvernement qui a su faire montre de l’habileté politique nécessaire à l’élaboration d’une nouvelle voie qui permet d’espérer le dépassement graduel du problème endémique et multiséculaire du sous-développement. Pour que l’espoir devienne réalité, la route s’annonce toutefois longue et difficile.