Après la publication d’un numéro intitulé "Capitalismes, en sortir ?", la revue dirigée par le philosophe Yves-Charles Zarka pose logiquement la question de l’existence d’un contre-modèle mobilisateur. 

Le socialisme en serait-il une incarnation possible ? Le doute provient en partie de son ambiguïté originelle. C’est du moins ce qu’explique Zarka dans son éditorial, en s’appuyant sur une citation de Nicolas Berdiaev   ) : au fond, on ne sait pas bien si le socialisme constitue une véritable alternative au système capitaliste, ou s’il n’a d’autre but que "d’étendre l’esprit bourgeois à tous" (en clair, permettre aux hommes de s’ébattre dans l’abondance matérielle, mais à égalité). Si le "socialisme scientifique" d’Engels prétendait offrir des idéaux radicalement différent, Zarka souligne qu’il a été discrédité par l’Histoire. Reste donc un défi doctrinal immense : "penser la démocratie sans le capitalisme, […] penser la liberté des individus solidaires, penser un bonheur social qui ne se ramène pas à l’hyperconsommation et au divertissement"  

La parole aux politiques : les contributions de Martine Aubry et Pierre Moscovici 

Parmi les contributeurs appelés à répondre à ce défi, deux responsables importants du Parti socialiste ont pris la plume. Martine Aubry défend l’idée qu’à la crise de civilisation actuelle, les socialistes doivent répondre par la promotion d’une société du "bien-être" plus que du "tout-avoir". Si la formule a l’air facile, les propos de la première secrétaire du PS ne sont pas anodins : en effet, outre la lutte annoncée pour une répartition des richesses plus juste, cette dernière souligne que "l’amélioration du pouvoir d’achat de nos concitoyens ne passe pas exclusivement par la hausse des salaires. Nous devons inventer des politiques qui rendent plus accessibles les biens premiers et essentiels"   (logement, eau...). Malgré sa prudence, Aubry laisse donc entendre qu’une socialisation accrue peut être préférable à une augmentation des revenus difficile à mettre en œuvre et qui alimenterait essentiellement des consommations individuelles. Par ailleurs, elle en appelle à une société "décente et solidaire", qui implique des services publics personnalisés, une démocratie ressourcée et décentralisée, un tissu de solidarités revivifié, et une Europe défendant des normes sociales et écologiques. Malheureusement, le texte est trop court pour que des propositions concrètes illustrent ces principes généreux.   

De son côté, Pierre Moscovici plaide pour une refondation du socialisme qui ne soit ni une version édulcorée de la troisième voie blairiste, ni une défense exclusive des acquis qui condamnerait à l’essoufflement. De la même façon, sont rejetées l’impasse d’un socialisme conservateur (sécuritaire et anti-immigration), celle d’un socialisme compassionnel mais impuissant (le care de Martine Aubry n’est évidemment pas visé…), ou encore celle d’un socialisme populiste. Celui que défend Pierre Moscovici est en fait un peu à son image : modéré et républicain, il ne sacrifie ni l’ambition ni le réalisme ; internationaliste, l’Europe est "le seul cadre possible de [son] action"   . Outre des mesures plus précises concernant le système démocratique, le texte de Moscovici comporte une dimension supplémentaire par rapport au texte de Martine Aubry, qui concerne la base sociale du projet socialiste. Ainsi, l’auteur entend nouer "une nouvelle  alliance politique allant des classes moyennes aux classes populaires"   , qui implique de lutter à la fois contre la précarité et contre le déclassement.   Au bout du compte, les deux textes ont surtout en commun de faire l’impasse sur deux sujets majeurs. D’une part, la crise du modèle productiviste, vite expédiée en comptant sur un nouveau contenu de la croissance. D’autre part, la question des rapports de forces au sein de l’Union européenne : alors que Martine Aubry semble ne compter que sur le pouvoir de conviction des socialistes français, Pierre Moscovici ne livre aucune piste pour favoriser la mise en œuvre d’un "agenda réformiste"   européen, qui est pourtant selon lui une condition sine qua none de l’action.

La définition du socialisme, et son rapport au communisme 

Hormis ces deux contributions, l’essentiel du dossier proposé par Cités est constitué d’articles de philosophes, sociologues et politologues. Les deux premières contributions traitent de la définition du socialisme. François Dagognet   l’envisage ainsi comme une voie médiane entre "l’État dominateur" et les "systèmes libertaires". Outre la recherche de l’égalité, justifiée par ce que chaque individu doit à la collectivité, le socialisme doit aussi selon lui "pourvoir les activités culturelles qui nous délivrent du productivisme"   . L’article de Gérard Bensussan   est particulièrement stimulant, en proposant de distinguer deux acceptions différentes du mot "socialisme" : l’une est politique, et désigne les forces qui recherchent le pouvoir pour appliquer des réformes ; tandis que l’autre est socio-historique, et désigne une étape transitoire avant un mode de production communiste, en rupture radicale avec le système actuel. L’auteur croit déceler dans le Parti socialiste français la présence de ces deux acceptions, sous la forme d’un camp social-libéral et d’un camp anticapitaliste. Si les termes peuvent être discutés (Benoît Hamon est-il anticapitaliste ?), l’intérêt du propos est de montrer que la cohabitation de ces deux courants dans le même parti n’est pas forcément une faiblesse. La division sur les principes au sein d’une même entité partisane serait même "la condition démocratique de la vie et de la victoire"   , précisément parce qu’elle répond aux aspirations multiples et surtout contradictoires des citoyens. Les textes suivants explorent les relations entre socialisme et communisme. Stéphane Haber s’inspire des réflexions de Marx pour affirmer la complémentarité de ces deux notions dans la quête d’un monde post-capitaliste : si le socialisme consiste en une limitation voire une atténuation de l’exploitation du travail et donc de l’aliénation, le communisme correspond à la construction de la société une fois que celle-ci sera libérée de l’aliénation. Christian Laval et Pierre Dardot, décrypteurs pertinents du néolibéralisme   , envisagent plutôt le socialisme et le communisme comme les équivalents de la dualité association/communauté. Dans un texte complexe mais passionnant, ils présentent et nuancent la vision de Durkheim, selon laquelle les deux termes renvoient aux concepts de solidarité organique et solidarité mécanique. Ils n’en soulignent pas moins les ambiguïtés de Marx dans sa tentative de dépasser cette opposition. Mais les auteurs nous laissent sur notre faim en assénant en conclusion que "le commun n’est ni dans l’avoir-en-commun de la communauté, ni dans l’être-en-commun de l’association, mais seulement dans l’agir commun comme institution du commun"   .

Quel socialisme pour demain ?

L’article d’Alain Caillé est un des plus accessibles, et se consacre directement à la stratégie politique à adopter par les mouvements progressistes. Avant de changer le monde, prévient-il, il s’agit de le préserver. De la prédation des ressources naturelles, bien sûr, mais aussi des "inégalités extrêmes" qui se développent, et de la course au moins-disant social qui mine les solidarités pour lesquelles s’était battu le mouvement ouvrier en Occident. D’où le recours à la social-démocratie, qui a su imposer l’intérêt général et l’exigence de progrès humain aux intérêts économiques. Mais cette social-démocratie sera distincte de celle que nous connaissons, dans la mesure où cette dernière a capitulé face au néolibéralisme, pour deux raisons majeures. La première, c’est qu’elle n’était pas assez universelle : or, les social-démocraties européennes doivent accepter une extension de la "solidarité matérielle" à l’échelle internationale, ainsi que la reconnaissance des autres cultures de l’humanité. Cette universalité doit en outre s’étendre de la communauté des hommes à la Nature elle-même, afin de lutter contre sa surexploitation. La seconde raison de l’échec de la social-démocratie classique tient dans son manque de radicalité : or, la lutte contre une "dynamique inégalitaire paroxystique"   impose des mesures draconiennes, comme la définition conjointe d’un revenu maximal et d’un revenu minimal.

 

L’analyse par Hélène Thomas   du rapport des socialistes français à la question sociale semble indiquer que le chemin sera long vers une telle social-démocratie. Selon elle, les socialistes se sont convertis à un "modèle sécuritaro-compassionnel". Ce dernier se caractérise par une transformation de l’État-Providence, qui porte secours aux plus démunis selon une logique d’assistance plus que de droits, externalise de plus en plus la prise en charge des pauvres, tout en exigeant de ces derniers des contreparties à l’aide reçue. La charge est forte, parfois excessive, et l’analyse du care néglige sans doute les potentialités de cette notion dans la remise en cause du néolibéralisme. Mais la conclusion avance très justement l’idée que cette évolution est liée "au fait que les classes ouvrières et employées sont désormais moins que par le passé le public des partis socialistes, qui s’adressent en Europe avant tout aux classes moyennes salariées et aux cadres supérieurs du public"   . Un désabusement semblable apparaît dans l’article d’Edward Castelton   consacré à l’absence de socialisme aux États-Unis. Une question déjà beaucoup traitée outre-Atlantique, ce qui ne doit pas faire oublier que des candidats populistes ou socialistes ont obtenu des scores importants par le passé. Alors que beaucoup des obstacles historiques à un socialisme américain ont peu à peu disparu (réduction de la mobilité sociale, absence de "nouvelle frontière" à conquérir…), Castelton avance l’idée que le système politique hostile aux tiers partis joue un rôle encore plus fort qu’auparavant. Ce qui s’explique par la médiatisation et la personnalisation accrues de la vie politique, mais aussi, bien que l’auteur le néglige, par le poids croissant des lobbies économiques. Le seul socialisme qui perdure aux États-Unis, conclut-il avec ironie, ne concerne que les riches, comme en atteste la socialisation des pertes des institutions financières  

Hormis Alain Caillé, seul Raphaël Draï   semble donc proposer une voie d’avenir positive, à travers un hommage à Léon Blum. D’une langue précise et élégante, le politologue souligne que selon ce dernier, l’idée socialiste ne peut être invalidée par tel ou tel échec politique ou économique. En revanche, pour qu’elle perdure et garde de son attrait, pour que l’objectif de démocratie sociale qui est le sien reste crédible, le comportement de ceux qui s’en réclament est essentiel, et peut se résumer par le désintéressement. Au regard de la vie partisane de la social-démocratie européenne, il n’est pas sûr que ce point de vue convaincant rende l’optimisme… 

Au terme de ce tour d’horizon, on pourrait d’ailleurs en dire autant de l’ensemble du dossier réalisé par Cités, qui offre davantage de problématiques qu’il ne dessine de perspectives d’avenir concrètes. Du grand défi doctrinal évoqué par Zarka dans son éditorial, il reste quasiment l’essentiel, et "l’ouverture vers la cité possible" promise par la revue semble mince. Mais il est vrai que son rôle est surtout d’animer le débat d’idées, plus que de proposer un autre modèle de société "clés en mains"