Parmi la pléiade de prisonniers encore détenus à Guantanamo se trouve un des meurtriers les plus célèbres du temps présent, Khalid Sheikh Mohammed. Celui qui revendique les attentats du 11 septembre 2001 et l’assassinat du journaliste Daniel Pearl reste pourtant méconnu. Souvent décrit comme un idéologue zélé et un stratège brillant, Mohammed serait en réalité, selon Terry McDermott, un prêcheur fruste et presque naïf, parlant un Arabe médiocre et maîtrisant mal les textes coraniques. Emprisonné depuis 2006, il attend toujours son procès. 

 

Avant-dernier de neuf enfants, Mohammed serait né le 14 avril 1965 dans la banlieue de Koweït City de parents baloutches, venus du Pakistan dans les années 1950. Sujet à l’influence grandissante des Frères musulmans- dont les rangs sont renforcés par la communauté palestinienne très active au Koweït à ce moment-là- après le renversement du Shah d’Iran en 1979, il est choisi par ses frères pour parfaire son éducation à l’étranger. Il débarque en janvier 1984 à Murfreesboro, un village de 2000 habitants perdu dans les forêts de pins de Caroline du Nord. Le dépaysement est complet. 

 

En décembre 1986, Khalid Sheikh Mohammed rentre au Koweït avec un diplôme d’ingénieur mécanicien en poche et une franche hostilité pour les Américains, qu’il a trouvés "débauchés et racistes". Il rejoint alors plusieurs de ses frères à Peshawar dans une atmosphère euphorique au vu de la résistance durable des Afghans à l’invasion soviétique.  Par l’intermédiaire de son frère Zahed, qui dirigeait une ONG puissante, Lajnat al-Dawa al-Islamia, Mohammed vit dans la petite communauté des étrangers de Peshawar, où évoluent certaines des figures les plus importantes de l’islam militant. Il croise notamment Abdullah Azzam, le palestinien à l’origine de la notion de jihad radical, Ayman al-Zawahiri, futur n°2 d’Al Qaeda, ou encore un certain Oussama Ben Laden. 

 

Après la défaite de l’URSS, nombre de facteurs nourrissent le ressentiment de groupes rebelles présents à la frontière afghane vis-à-vis des Etats-Unis : l’assassinat mystérieux d’Abdullah Azzam, le retrait progressif de l’aide américaine, l’absence de stabilité du régime afghan, les guerres intestines entre diverses factions de moudjahidines, la contre-attaque américaine pour repousser l’Irak hors du Koweït, et, enfin, en octobre 1990, la décision de sanctionner le Pakistan dont on vient de découvrir le programme nucléaire. 

 

A partir de ce moment-là, Mohammed s’implique encore davantage dans le militantisme islamiste. Installé au Qatar, il se rend aux Emirats Arabes Unis, au Bahreïn, au Pakistan ou au Koweït pour récolter des fonds auprès des fortunes de la région. Pendant ce temps, son neveu Abdul Basit Abdul Karim, avec des moyens très limités mais une détermination sans faille, parvient à faire exploser une bombe dans la tour sud du World Trade Center, le 26 février 1993, faisant six morts. Mohammed et Basit se lancent pendant presque dix ans  "dans une campagne de terreur et de meurtre qui s’arrêtera seulement avec leurs arrestations". Sans idéologie figée, ils changent de cibles au gré des circonstances : les chiites d’Iran, les sunnites du Pakistan, les Américains et les juifs là où ils les trouvent. 

 

Leur ambition est démesurée. En plus de projets de faire exploser une douzaine d’avions, d’assassiner Jean-Paul II et Bill Clinton à Manille, où ils s’installent en 1994, ils préparent des attentats ciblés au Pakistan, aux Philippines et en Iran, et des attaques contre des consulats au Pakistan ou en Thaïlande. Basit est arrêté et jugé en février 1995 mais Mohammed échappe l’année suivante à une tentative de capture du FBI à Doha. En réalité, peu de services secrets lui accordent une attention spéciale. Michael Hayden, le directeur de la CIA, a avoué devant une commission du Sénat américain que Mohammed n’était même pas identifié par ses services comme un acteur clé d’Al Qaeda et des ses alliés avant qu’un autre détenu ne l’identifie au printemps 2002 comme l’organisateur des attaques du 11 septembre. A partir de 1996, Mohammed continue à voyager, au Brésil, en Bosnie, aux Philippines, en Malaisie et surtout en Afghanistan, où il retrouve Ben Laden et décide de préparer avec lui un attentat de grande ampleur sur le sol américain.

 

En deux ans, Mohammed recrute dix-neuf hommes impliqués dans le complot. Depuis le Pakistan, il planifie les moindres détails des attentats, en collaboration avec Mohamed Atta, le pilote en chef, arrivé aux Etats-Unis en juin 2000. Toujours recherché par le FBI pour son implication dans les machinations de son neveu, Basit, à Manille, Mohammed accueille et forme des recrues depuis son domicile à Karachi. Il leur apprend les rudiments de la vie clandestine, en leur donnant par exemple une astuce pour communiquer leurs numéros de téléphone par emails : convertir chaque chiffre du numéro pour que le chiffre initial et le chiffre codé additionnés fassent dix. Son numéro de portable, 92 300 922 388, devenait ainsi 18 700 188 722. 

 

En janvier 2002, non rassasié, Khalid Sheikh Mohammed apprend qu’un journaliste américain enquêtant sur Richard Reid   vient d’être kidnappé par des jihadistes locaux... D’après les informations regroupées par Terry McDermott, flairant l’occasion de frapper un grand coup, il rachète l’otage à ses ravisseurs pour 50 000 dollars, embauche un caméraman et décapite Daniel Pearl de sang-froid devant l’objectif. 

 

Au printemps 2003, l’armée pakistanaise lui tombe dessus à Rawalpindi, avec l’aide du renseignement américain et surtout les indications d’un cousin, grassement payé et relogé aux Etats-Unis   . Mohammed, lui, est détenu dans le Camp 7 de Guantanamo, une prison de haute sécurité, et vit cloîtré 22 heures sur 24. Il a déjà licencié ses avocats, et profite de son aura auprès de ses codétenus pour coordonner leur stratégie de défense. 

 

Le parcours extraordinaire de cet homme implacable rappelle que le terrorisme relève d’une économie chiche. Quelques hommes, un minimum d’argent pour vivre et voyager et quelques instruments technologiques, pas forcément très sophistiqués, suffisent à mener une attaque à son terme. Pour Terry McDermott, ce récit montre surtout que le chaos pakistanais est le foyer de tous les mouvements radicaux que les Américains croient combattre en Afghanistan. Le mélange désordonné de groupes jihadistes, d’Al Qaeda et des Talibans est illisible. Pourtant, la plupart des terroristes qui ont attaqué l’Occident au nom de l’islam- Mohammed, Basit, Richard Reid, Faisal Shahzad   , Mir Aimal Kasi   ou les auteurs des attaques de Londres en 2005- sont issus du chaudron pakistanais. Peut-on en déduire que les attentats du 11 septembre sont l’oeuvre d’une organisation mondiale, sophistiquée et hiérarchisée hâtivement appelée Al Qaeda, ou tout simplement celle d’un noyau dur de leaders capables d’entraîner dans leur sillon des hommes à la recherche désespérée d’une cause salvatrice ? Quelle que soit la réponse, il n’est pas sûr que Khalid Sheikh Mohammed aide à la mettre au jour. Les stratèges géniaux ne sont pas toujours ceux qu’on croit. 

 

* Terry McDermott, "The Mastermind", New Yorker, 13 septembre 2010. 

 
 
 

A lire aussi : 

 

- Le dossier de Nonfiction : "Terrorisme islamiste : état des lieux". 

 

- "US continues to hunt for Obama", Times of India, 17 novembre 2010. 

 

* Cet article a été publié le 6 décembre 2010.