Longtemps oubliée, la Rome médiévale renaît désormais sous la plume de son historien, Jean-Claude Maire Vigueur.
2010 est bien l’année de ce "tournant historiographique" que soulignait naguère André Vauchez, qui connaît mieux que personne l’histoire de la ville où il dirigea l’École française de 1995 à 2003. De fait, à quelques mois d’intervalle, chez deux éditeurs différents, sont parus deux livres importants: un gros colloque justement intitulé "Rome au Moyen Age", auquel participait déjà Jean-Claude Maire-Vigueur, et ce livre-ci. L’auteur, professeur à l’Université de Rome III, est le grand spécialiste des villes italiennes à l’époque communale, comme le prouvait déjà un précédent volume en 2003. Il fallait pourtant du courage pour oser se faire l’historien d’une commune dont toutes les archives ont disparu, ou presque : heureusement pour le chercheur, il y a les documents pontificaux, les registres de notaires souvent riches de renseignements, également deux ou trois chroniques pleines de substance. Cela suffit pour que la commune de Rome ait désormais aux yeux des historiens autant d’intérêt que ses voisines, et souvent rivales - Bologne, Sienne ou Venise - qui, elles, ont fait coulé tant d’encre.
La Rome médiévale dans l’espace
L’ouvrage s’organise à l’évidence (huit chapitres au total) en trois grandes séquences : les deux premiers chapitres évoquent d’abord le paysage rural et urbain. Jean Claude Maire Vigueur, en bon historien, commence par replacer l’histoire de la ville dans son contexte géographique. "Dans les murs" commence par une évocation du panorama que put découvrir, du haut du monte Mario (139m) l’auteur, probablement anglais d’une précieuse chronique anonyme, à savoir une ville d’environ 1400 hectares, encore étroitement enserrée par quelques 21 km de murs édifiés par l’empereur Aurélien, puis par le pape Léon V. De cet espace, à peine un tiers est alors occupé : l’intérieur du méandre du Tibre compte environ une cinquantaine de milliers d’habitants, dans la première moitié du XIVe siècle . Une ville puissamment fortifiée donc, qui avait fort bien résisté à Barberousse en 1167, puis aux Angevins en 1327; une ville hérissée à l’intérieur de 200 ou 300 tours, et pourvue de vrais quartiers de défense (tel celui des Frangipani au pied du Palatin), sans parler de forteresses encore plus puissantes, dont certains barons (en particulier les Orsini) avaient hérité des Papes (Orsini, bien sûr!…) comme le château Saint-Ange.
"Hors les murs", c’est la campagne romaine (20-30 km à la ronde, de préférence le long de quelques axes encore marqués par les voies romaines, et confortés par le trafic commercial). L’auteur après en avoir évoqué les sols (le fameux tuf), s’attarde justement sur son appropriation (les structures agraires, casale et castra).
Vivre et mourir à Rome au Moyen-Âge
Et nous voilà aux trois chapitres (III, IV et V) essentiels du livre, ceux que l’auteur ( le titre ne nous y trompait pas) consacre fort justement non plus à la Ville, mais aux Romains. En trois temps : il commence par la description du popolo, ce monde des métiers (une quinzaine) qu’il a pu traquer dans les registres des notaires du XIVe siècle : 3000/4000 artisans et boutiquiers , encadrés pour la plupart par une demi-douzaine de corporations (les "Arts", comme à Florence). Tous n’entraient cependant pas dans le système, et surtout, tous n’avaient la même importance : au sommet, les bouchers , dont certains connurent une brillante ascension, comme les Della Valle, les Dello Preyte , les poissonniers, comme les Gibelli, les Grassi ou les Panziani, mais surtout les bobacterii (entrepreneurs agricoles), la plus puissante des corporations.
Avec eux, nous touchons presque déjà au niveau immédiatement supérieur, celui de la noblesse citadine (chapitre IV) : une classe d’origine militaire, les milites . Mais ces gens ont aussi, peu à peu acquis castra et surtout casale, se sont placés dans les chapitres les plus prestigieux et à la Curie, ont fait bâtir des tours tout à l’heure évoquées, en signe de leur puissance (il s’agit parfois de véritables palais). Quelques-uns surtout ont même su entrer dans la clientèle des Papes ou des Normands, et surtout se faire hommes d’affaires (les Pierleoni, Frangipani et autres Corsi).
Hélas, dès les années 1230-1240, cette classe voit ses positions progressivement grignotées par les Barons, cette "anomalie romaine" dit le titre de Jean-Claude Marie Vigueur. Ce sont eux, entendez les Orsini ou les Colonna, les Caetani et les autres qui accaparent maintenant les charges de sénateurs, les castra, les charges curiales et les bénéfices les plus "juteux", progressivement les activités bancaires et commerciales, faisant désormais des marchands romains les égaux des Florentins et des Génois -du moins l’auteur nous l’affirme. Des seigneurs, à n’en pas douter, quand on voit le train de vie d’un Giovanni Colonna , leur luxe, leur faste, les fêtes qu’ils offrent , leurs clientèles bien sûr, ce qui n’empêche pas d’ailleurs certains d’entre eux d’être proches des Spirituels franciscains ; quelques-uns même entrent chez les Frères prêcheurs !
La vie politique
Après cette étude fouillée de la société romaine, nous revenons à l’histoire politique (chapitre VI), et naturellement à l’histoire d’une commune qui ne ressemble guère aux autres : elle commence par "le coup d’état de 1143" qui rétablit …le Sénat ! Les années suivantes sont marquées, non seulement par les habituels conflits entre lignages, doublés de celui qui oppose le pape et Frédéric II. Puis vient "le règne des loups" -entendez des barons, dans les années 1250-1350 : l’Anonimo romano et Pétrarque nous en ont laissé un tableau édifiant, cité page 331.
Arrivent enfin les deux épisodes "populaires" les plus importants et les mieux connus : Brancaleone en 1252 et surtout l’extraordinaire Cola di Rienzo dont Wagner fit, on le sait, un opéra . Curieusement, peut-être parce qu’il considère l’épisode comme bien connu (allez chercher sur la toile !), l’auteur n’insiste guère sur cette brève mais a bien des égards surprenante expérience de gouvernement "démocratique" (?), pas plus qu’il ne développe ensuite les pages consacrées au gouvernement de cette Felice Sociétà qui gouverne la ville de 1358 à la victoire de la Papauté (élection de Boniface IX en mars 1378).
Art et culture
La culture, bien sûr, in fine : l’auteur ne pouvait décidément éviter ces chapitres VII et VIII ( "Les couleurs de la ville", et "Du bon -et du moins bon- usage de l’Antiquité"), rendus nécessaires par tant de chantiers, de trouvailles archéologiques depuis les années 2000, et de la réévaluation de l’Antiquité par ce qui fut bien "un premier humanisme". Bien sûr, ici, l’auteur reconnaît sa dette à l’égard des meilleurs spécialistes de l’architecture (les portiques et les campaniles), de la sculpture (et d’abord des extraordinaires marbriers "Cosmati") plus encore des fresques et des mosaïques (ah ! Les merveilles des églises San Clemente et Santa Maria in Trastevere !), enfin et surtout de la peinture: à côté d’Arnolfo di Cambio et de Giotto qui vinrent travailler à Rome, le livre rend enfin un hommage justifié à trois "purs" Romains: Rusuti ( l’artiste de la mosaïque de la façade de Sainte Marie Majeure !), Torriti, et enfin Cavallini à qui nous devons la fresque du Jugement universel et les six scènes de la Vie de la Vierge de l’église Sainte Cécile du Trastevere.
Enfin un livre qui met fin- on l’espère - à l’idée reçue d’une Rome qui, un millénaire durant, n’aurait été que déclin, une cité "médiocre" (au sens latin), certes riche de sa mémoire, de ses monuments antiques, de ses mythes, cité sainte certes, la Papauté aidant évidemment, mais au demeurant bien inférieure à ses rivales, nos enfants chéries à nous, médiévistes, Bologne, Sienne, Gènes, Venise, Florence (mais au fait, les Florentins n’auraient-ils pas été à l’origine de cette dépréciation "historique" de Rome ?).
Un livre qui fera date en tout cas, riche (voir les notes et la bibliographie) et, ce qui est parfois trop rare dans notre corporation (Eh oui, nous avons aussi les nôtres !), bien écrit et d’une agréable lecture. Nous souhaitons aux lecteurs que nous espérons nombreux, le même plaisir qui fut le nôtre