Comment la mesure d’audience a imposé une représentation passive du public des médias...
Comment le public des médias est-il devenu l’audimat ?
Il est difficile d’aborder le sujet des mesures d’audience à la radio et la télévision sans soulever la question délicate de la relation qu’entretiennent ces médias avec la publicité. Les résultats d’audience sont en effet centraux dans le processus de mise vente des espaces publicitaires par les régies. D’où un certain nombre d’interrogations légitimes concernant l’influence de l’audimat sur la perception que se font la radio et la télévision de leur propre public, conçu comme cible publicitaire potentielle. Menant une investigation sur la généalogie des mesures d’audience en France, Cécile Méadel récuse pourtant, dans Quantifier le public, l’idée selon laquelle ces sondages seraient "une conséquence inéluctable, voire fatale, de l’introduction de la publicité dans les médias" . La quantification du public a relevé en premier lieu, selon elle, d’une nécessité pour la radio et la télévision d’accéder à une représentation de leur auditoire en tant que "collectif ". Or, plus les sondages devaient gagner en rigueur, plus s’est imposée une approche comportementale de l’écoute audiovisuelle, qui tend à réduire le public au statut de récepteur passif. La publicité n’est pas étrangère à cette évolution de la représentation du public. Mais elle n’a fait que renforcer une logique portée par l’ambition de quantifier une pratique de masse.
Avant la mesure d’audience : le public comme agent participatif
Contrairement à des médias tels que la presse ou l’Internet, la radio et la télévision ne possèdent pas d’outil direct pour mesurer leur impact. Elles ont donc dû multiplier, dès les premières heures, une multiplicité de canaux grâce auxquels le public pouvait faire part de sa réaction aux émissions. Apparaissent ainsi, durant l’entre-deux-guerres, des clubs d’auditeurs très impliqués dans le fonctionnement des radios ; ou encore, au début des années 1950, des télé-clubs soucieux de tenir informée la télévision publique des attentes de ses téléspectateurs . Le courrier des auditeurs représente également un moyen de communication influent, si bien que la radio publique mettra en place dès 1946 un service de relations avec les auditeurs qui préfigure les futurs services de traitement et d’étude de l’opinion . Les appels téléphoniques, parfois diffusés en direct à l’antenne, ou même la critique radio-télévisée, en plein épanouissement durant les années 1950 et 1960, sont autant d’autres intermédiaires ayant permis au public de faire entendre sa voix à cette époque .
Très vite, cependant, ces façons d’approcher l’opinion suscitent des interrogations. Notamment, comment construire une représentation fiable du public à partir d’une somme de discours individuels, dont la représentativité est plus que douteuse ? Cette difficulté originelle pour la radio-télévision à identifier son auditoire motivera les premiers dispositifs de mesure d’audience.
Quelle méthode choisir ?
La radio publique, en partenariat avec Radio Luxembourg, inaugure en 1949 la première enquête quantitative, commandée aux instituts IFOP et DORSET. En ces années d’après-guerre, la radio publique possède une situation de quasi monopole. Ce n’est donc pas la concurrence qui incite, au départ, à vouloir quantifier le public, mais le besoin de le cerner afin de s’assurer qu’il ne déserte pas les programmes diffusés par la RTF.
Cette première étude mêle deux méthodes distinctes. La première, mise en œuvre par DORSET, consiste en des interviews portant sur les programmes suivis récemment. La seconde, utilisée par l’IFOP, est celle du livre de bord : l’auditeur est invité à reconstituer plusieurs journées d’écoute dans un carnet qui lui est confié . Ces deux méthodologies produisent des résultats assez différents, ce qui conduit les commanditaires à s’interroger déjà sur l’objectivité de la représentation du public construite par l’enquête quantitative . Au fil des années et des études, les divergences de résultats restent une constante, et la nécessité d’un arbitre, dont les méthodes de mesure fassent consensus, se fait de plus en plus ressentir. En 1957, est crée le CESP , qui s’attache d’abord à mesurer la presse, puis, dans les années 1960, élargit son activité à la radio et la télévision.
L’émergence d’une mesure reconnue
Le CESP est une association interprofessionnelle regroupant les annonceurs, les publicitaires et les régies des médias. Il assure jusqu’à la fin des années 1980 "le rôle de grand mesureur du public" . Il s’attachera à développer une mesure épurée de tous les comportements d’écoute marginaux, non représentatifs , ainsi qu’à établir avec une rigueur statistique la transformation des "individus interviewés en représentants des auditeurs" . La grande force du CESP a été de créer une définition du public qui fasse consensus entre les différents protagonistes de l’audiovisuel que sont les médias, les publicitaires et les annonceurs. Mais il aura fallu pour cela opérer une forte réduction dans la façon de l’appréhender. Progressivement, on évacue les questions touchant aux jugements des auditeurs-spectateurs, pour se concentrer uniquement sur leurs comportements : l’important est de savoir quels sont les programmes que le public suit effectivement ; non pas ce qu’il évalue comme préférable .
Reste néanmoins, souligne Cécile Méadel, certaines limites méthodologiques aux mesures du CESP, qui conduiront à la remise en question de cet appareil. Tout d’abord, les enquêtes se déroulant entre deux à quatre fois par an, il faut, pour les considérer comme pertinentes, présupposer que celui qui a suivi un programme (l’interview porte sur ce qui a été vu la veille) continuera à le suivre régulièrement. Or, si ce postulat de la fidélité du public s’avère adéquat concernant l’écoute radiophonique, il est beaucoup moins approprié pour caractériser l’écoute télévisuelle. Ensuite, ces mesures se basent sur la mémoire du public, puisque l’on demande à l’interviewé de reconstituer sa journée d’écoute. Mais la mémoire des programmes n’est jamais fiable : elle se laisse déformer par de nombreux biais tels que les effets de "notoriété de certaines émissions ou animateurs, le désir de plaire ou de déplaire à l’enquêteur" . Ces lacunes favoriseront le développement de nouvelles techniques de quantification, dont le système dit audimétrique.
L’audimètre ou le triomphe de l’approche comportementale
Parallèlement aux mesures du CESP, l’ORTF a mis en place son propre dispositif de suivi quotidien de l’audience, piloté par le Centre d’Etude des Opinions . En 1980, le CEO adopte, en plus de ses techniques d’enquêtes traditionnelles, le système audimétrique pour équiper 600 foyers . En 1985, le CEO se voit privatisé et devient la société Médiamétrie. Dès 1987, son capital est ouvert en trois parts égales aux télévisions, radios et publicitaires. Médiamétrie va rapidement s’imposer comme l’organisme de référence concernant la quantification du public, qu’on désignera désormais par le terme d’ "Audimat", puis de "Médiamat".
L’adoption de l’audimètre est motivée par une question méthodologique fondamentale : comment mesurer l’écoute des programmes sans interférer avec les conditions naturelles d’écoute ? Comment éviter la multiplication des biais induits par l’intervention d’un enquêteur, la mémoire sélective des interviewés, ou encore le postulat discutable de la fidélité du public ? Le système audimétrique vise à offrir "une mesure du téléspectateur continue, immédiate et automatique" .
Le bouton-poussoir, branché au téléviseur d’un foyer, enregistre à chaque seconde d’une part la chaîne regardée, et d’autre part le profil du spectateur l’ayant actionné. Il s’agit de mettre en œuvre une mesure dans laquelle le spectateur soit le moins sollicité possible. Cette méthodologie, fondée sur la passivité du téléspectateur, tranche radicalement avec les tout premiers sondages, lesquels accordaient une grande place à l’opinion du public.
Cette passivité transparaît également dans la façon dont l’audimat redéfinit l’écoute audiovisuelle. Est en effet considérée comme suivant un programme toute personne se trouvant dans la pièce où se trouve le téléviseur. Nul n’est besoin d’ailleurs d’avoir choisi de regarder ce programme, puisque le spectateur est d’abord membre d’un foyer où la décision de suivre une émission résulte d’un compromis, voire d’une contrainte. Ainsi, écrit Cécile Méadel, "L’audimat mesure bien le comportement d’un téléspectateur, mais à condition de définir le téléspectateur comme un être passif, peu mobilisé par le médium, saisi dans des situations banales" . Jusqu’à quel point, se demande-t-elle, cette représentation du public comme récepteur passif a-t-elle influencé les professionnels de l’audiovisuel dans leurs choix éditoriaux ?
Le public des médias comme consommateur
Il existe une "équation publicitaire" par laquelle l’audience et le prix de l’espace publicitaire se trouvent reliés. Les annonceurs achètent du temps d’antenne en fonction des audiences récentes, mais également de la présence plus ou moins massive d’une cible publicitaire visée, comme par exemple la célèbre "ménagère de moins de 50 ans".
Tout conduit donc à penser que l’audimat n’est qu’un outil au service de la mise en vente du public des médias. Pourtant, la part d’audience n’est pas le seul élément décisif dans la commercialisation des espaces publicitaires. Il ne faut pas oublier que les tarifs publicitaires "sont fixés en fonction de l’intensité de la demande des annonceurs et non de l’offre par les médias" . Par ailleurs, de nombreux paramètres entrent en jeu dans le choix d’un média comme support publicitaire. L’adéquation entre le produit et l’image véhiculée par le média est par exemple très importante. La stratégie d’achat des espaces les plus adaptés à la publicité d’un produit est élaborée par des spécialistes du médiaplanning, pour qui les résultats d’audience représentent un critère parmi d’autres.
Cécile Méadel insiste sur le fait que le lien entre publicité et mesures d’audience est un lien de circonstance plus que de nature. Le développement des mesures d’audience a certes contribué à une représentation du public comme "consommateur de médias". Mais il traduit en cela l’ambition affichée par la radio et la télévision de s’imposer comme des médias de masse, hyper-fédérateurs. Ainsi, écrit-t-elle, "La manière de décompter les membres du public comme comportement et non comme opinion (…) inscrit l’audiovisuel dans une logique de marché, avant-même que les publicitaires n’y aient leur mot à dire" .
Quel avenir pour la mesure d’audience ?
On assiste aujourd’hui, dans le paysage audiovisuel, à une diversification de l’offre (ex : TNT), des services de visionnage (catch-up, VOD, TV à la carte, sites communautaires) et des supports (PC, mobiles). La question est donc de savoir comment la mesure d’audience parviendra à intégrer l’ "éclatement des pratiques" d’écoute, face à des médias qui tendent à disparaître en tant que diffuseurs uniques, et dont les contenus ne sont plus que partiellement liés à une programmation temporellement située. De nouvelles réponses technologiques sont mise en œuvre pour prendre en compte ces évolutions . Mais la mesure d’audience devra surtout parvenir à intégrer une définition inédite du public, marquée par la mobilité et l’individualisation des comportements d’écoute. Il s’agit-là peut-être, suggère l’auteur, de la fin du public des médias entendu comme "collectif " uni par une pratique commune