* Dans le cadre du partenariat de nonfiction.fr avec le site Implications Philosophiques, retrouvez une fois par mois sur nonfiction.fr un article revenant sur des problématiques relatives à la perception, l'axiologie et la rationalité dans la pensée contemporaine. 

Le texte "Sentir, s'extasier, danser" de Katharina Van Dyk vient en ce sens inaugurer notre nouveau partenariat :

Si percevoir est impliqué au sens où nous y sommes proprement, danser porte peut-être à son comble, en tant qu’art mais aussi en tant qu’expérience humaine, cette implication. Dansant, je suis impliqué en tant que j’y suis, en tant que danser implique une époché sur l’outil et sur le produit, en tant que je suis à moi-même mon propre instrument.  Il n’en ressort ri-en, autrement dit, aucune chose, aucun artefact extérieur. Qui danse ? Non pas "un" corps dansant, mais je, mon corps, indistinctement. Par quoi la danse se déclinerait en première personne. Mais si je danse, à proprement parler, pour ri-en, je ne danse pas pour personne. Je danse pour autrui, présent ou absent. Mais là encore, un je surgit. Regardant l’autre danser, j’y suis impliqué au sens où je suis pris dans sa danse. Non pas simplement par "plaisir kinesthésique – l’expérience musculaire en tant que telle, par procuration"   , mais par implication de notre être, en tant que "se sentir gagnés par les rythmes et virtuellement dansant nous-mêmes !"   . Regardant danser, je danse, pour ainsi dire, avec et par autrui.

Par quoi il y aurait une sorte d’évidence à décrire la danse sous les espèces de la phénoménologie, le ‘je danse’ ou le ‘je danse avec et par’ réclamant en effet une approche descriptive qui se tient dans le milieu de l’expérience. Une telle démarche n’a pourtant rien d’évident. C’est que, si l’on tente d’insérer l’expérience de danse dans le cadre de la phénoménologie husserlienne, celle-ci résiste à toute description. Car si le modèle de la phénoménologie transcendantale est l’objet mathématique comme ce qui est simultanément ce que j’en pense et face à moi, comme totalement indépendant de moi et en même temps totalement pensable par moi   , il semble que la danse offre un "objet" strictement opposé. Un non ob-jet précisément, puisque rien ne se trouve jeté au-devant de moi. L’ "objet" de la danse est inséparable de moi-même dans la mesure où je danse – on n’osera pas dire, c’est mon corps qui danse, car, disant cela, on scinde déjà ce qui s’éprouve comme un dans l’acte de danser – et où le je danse semble dès lors conceptuellement insécable, non saisissable par la pensée analytique. Bien plus, la danse oblige à quitter le modèle de l’intentionnalité husserlienne parce qu’elle n’offre aucun objet susceptible de remplir une visée à vide. Le vécu coïncide ici strictement avec sa réalisation. Ou même, pourrait-on dire, le mouvement de la visée est cela même qui se réalise. Le milieu phénoménal de la danse serait donc celui de l’ambiguïté. D’où la complexité – l’impossibilité ? – à la ressaisir conceptuellement sans la quitter.

Cette résistance propre à l’expérience de danse, le phénoménologue et neuropsychiatre Erwin Straus, sans véritablement la développer, l’a bien saisi. Pour enquêter au cœur de l’ambiguïté phénoménale et ne pas renoncer à dire quelque chose de ce que d’autres pensées rejetteraient du côté de l’indicible et de l’inconnaissable, il propose une solution. Il s’agit de s’en tenir à un certain milieu, celui de l’Erleben – le vivre au sens transitif – de l’espace, son expérience originaire et pré-objective, en tant qu’il se distingue de l’Erlebnis – le vécu – où se manifeste déjà une intentionnalité vers cela même qui est vécu, à savoir un objet vers lequel se diriger. De fait, il ne faudra pas caresser l’espoir de trouver chez Straus un discours savant sur l’histoire de la danse, sur les processus de composition ou sur les œuvres chorégraphiques – là n’est pas son objet –, mais on assiste, au creux de sa démarche génétique, à une mise en évidence de l’entrée en danse, du passage, flottant et trouble, de l’expérience ordinaire au danser. Rare philosophe à avoir abordé la question de la danse, c’est principalement dans un article, "les Formes du spatial, leur signification pour la motricité et la perception"   qu’il thématise cette question. S’il insiste sur le caractère de mélange originaire propre à l’expérience de danse, il semble qu’on puisse ressaisir chez lui trois moments constitutifs – sentir, s’extasier, danser –, moments qui précèdent selon lui le chorégraphique, à savoir l’ordre de la composition, de la mise en forme et en écriture du mouvement, qu’il n’abordera pas. C’est donc dans le passage par ces trois moments que résiderait ce qu’on pourrait nommer l’implication chorégraphique, ce que le chorégraphique implique pour donner à voir et à vivre de nouveaux gestes, de nouvelles configurations spatiales en tant qu’elles sont porteuses aussi de qualités inédites.

On peut lire, au début de l’article de Straus, le paragraphe suivant :

"Dans les années d’après guerre, toutes sortes d’essais furent tentés pour trouver de nouvelles formes de danse artistique. L’on forgea le slogan de "danse absolue". La danse, disait-on, ne pouvait languir plus longtemps sous le joug de l’invention musicale ; elle devait se libérer de la tyrannie de la musique. Seulement, en considérant de telles danses austères et privées de musique, l’on s’aperçut justement que la liaison entre la musique et la danse n’était pas une liaison aléatoire, simplement empirique. De devenir absolu, la danse n’avait bien sûr pas vu le sol se dérober sous ses pieds, mais elle avait perdu l’espace qui lui était approprié. Une connexion d’essence doit donc manifestement lier le mouvement dansant à la musique et à la structure spatiale que cette dernière engendre ; il s’agit là d’une liaison que l’on ne peut supprimer arbitrairement."  

 

Qui connaît, même de loin, l’histoire de la danse au XXième siècle, de la danse dite "savante", ne pourra que s’offusquer devant la grossière erreur de diagnostic dans laquelle tombe ici Straus. La "danse absolue" ou "danse moderne", à savoir essentiellement ici l’Ausdruckstanz, la danse expressionniste allemande   , a eu une influence considérable sur la danse jusqu’à aujourd’hui, et ce, aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis ou au Japon. De même, le lien supposé essentiel entre danse et musique a été largement remis en cause, à plusieurs reprises et au sein de courants esthétiques très diverses. Pour autant, faut-il renoncer à l’ensemble des thèses de Straus au prétexte qu’elles reposeraient sur une prémisse fausse, à savoir que la "danse absolue" perdrait l’espace propre à la danse et par là même se perdrait comme danse et serait vouée à disparaître ?

L’hypothèse que nous allons défendre ici est que la condamnation des formes de danse sans musique par Straus relève en fait d’un manque de cohérence interne à ses propres thèses et d’un manque de radicalité phénoménologique. Il s’agira pour nous de proposer d’abord une lecture de l’article de Straus depuis les trois moments cités plus haut pour voir ensuite où, d’un point de vue phénoménologique, résident les limites de l’approche straussienne de la danse.

 

Dans "les Formes du spatial", l’objectif premier de Straus n’est pas de déployer une réflexion sur la danse, ni même sur ses liens à la musique. Celle-ci n’intervient qu’au titre d’un exemple ayant pour fonction spécifique de corroborer ses thèses sur l’espace, et plus précisément sur l’espace tel qu’il se donne originairement dans son vivre. Ainsi s’annonce le programme :

"[…] interroger très généralement la connexion liant qualité d’espace, mouvement et perception"  

Espace, mouvement et perception – et il faudrait ajouter ‘temps’, inclus certes dans ‘mouvement’ mais qu’il cite juste avant – sont, au creux de l’expérience, non scindés. C’est l’abstraction mathématique et physique qui nous a donné l’habitude de penser l’espace comme une entité séparée. Ainsi, l’interrogation de Straus ne porte ici ni sur la lecture physique de l’espace, ni sur la genèse physiologique de ce dernier, ni enfin sur sa genèse psychologique. Dans une perspective phénoménologique, il cherche bien plus à rendre compte de l’espace tel qu’il se donne dans l’expérience, refusant par là la scission non originaire entre un espace qui serait de l’ordre de la représentation mentale ou perceptive et un autre qui serait de l’ordre de l’être.

 

Sentir

 

Si, dans "les Formes du spatial…", Straus n’emploie pas le terme de "sentir", ce dernier – que l’on trouve dans Du Sens des sens – renvoie à ce qu’il nommera successivement ici "ton", "moment pathique", "espace originaire", "comment", "espace acoustique-pathique", "espace de la danse". De même, ce qu’il nomme "percevoir" renverra dans l’article qui nous occupe successivement à "bruit", "moment gnosique", "espace second", "quoi", "espace optique-gnosique" ou "optico-pragmatique", "espace ordinaire". Pour éclaircir ces notions,   on nous autorisera un crochet par la problématisation du sentir effectuée par Straus au chapitre sept de Du Sens des sens, intitulé "de la différence entre le sentir et le percevoir"   . Opérant une analogie non innocente, il défend qu’il en serait du sentir comme du temps, que la réflexion de Saint Augustin sur l’insaisissabilité du temps vaudrait pour le sentir.

"Si nemo a me quaerat scio, si quaerenti explicare velim, nesio"  

Sentir, c’est l’implication comme telle, c’est ce qu’il y a lorsque personne ne me demande quoi, c’est le "mode de l’existence sensorielle immédiate". Percevoir au contraire, c’est ce qui m’apparaît lorsque l’autre ou moi-même "arrête le cours de l’existence naïve"   et pose la question de ce qu’il y a, invite à réfléchir sur ce qui advient dans cette implication. Autrement dit, soit nous y sommes, soit nous n’y sommes plus et ne pouvons faire retour réflexivement sur ce qui nous échappe en tant que nous l’avons quitté. Pourtant, décrire le sentir est cela même que Straus compte entreprendre, par le biais des arts, en particulier la musique et la danse. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre l’affirmation de Straus selon laquelle la danse aurait pour condition de possibilité la musique. Loin d’un jugement de valeur de sa part, l’affirmation présente une logique phénoménale dans la mesure où, dans "les Formes du spatial", la musique endosse le rôle du sentir. Mais voyons comment il déploie pas à pas sa pensée.

Dans un premier temps, il distingue le "ton" du "son" et du "bruit". Si le bruit est déterminable en tant qu’il réfère à sa source, à un objet extérieur se manifestant depuis une certaine direction, si le son renvoie également à quelque chose tout en présentant une incertitude relative au quoi qui le distingue nettement du bruit,

"[…] le ton lui-même ne s’étire pas dans une direction mais il vient à nous ; il pénètre, emplit et homogénéise l’espace […] le ton se délie du corps résonnant comme l’eau de sa source"   .

Autrement dit, le ton se donne sur le mode d’une passivité par laquelle je me laisse affecter par le dehors, j’accède à une spatialité non locale et qualifiée, par Straus, d’originaire. Les repères et directions, les objets eux-mêmes, sont mis entre parenthèses pour ne laisser apparaître que le sentir comme tel. Straus constate qu’on entend mieux un rythme, une suite de tons ordonnés se donnant temporellement comme détachés de leur source, qu’on ne le voit   : attachant la couleur à l’objet, nous ne saisissons pas un rythme détaché de l’objet mais toujours une succession de modifications que nous interprétons comme appartenant à l’objet. Il opère ainsi une distinction entre deux modalités d’apparaître,– modalité dont relève donc aussi le bruit – et celle du ton, c’est-à-dire ce qui se manifeste comme vécu pur de toute source et de toute direction spatiale, ce qui, loin d’être visé dans l’espace, emplit bien plutôt notre espace propre. De fait, la distinction entre ces deux modalités, l’une ressortant de la vue et l’autre de l’ouïe, ne doit en aucun cas être interprétée comme une distinction d’ordre physiologique. En effet, on peut entendre sur le mode de la couleur – lorsque, dans un concert, nous rivons notre attention sur le jeu du musicien sur son instrument – et voir sur le mode du ton – lorsque nous nous laissons pénétrer par le spectacle d’un crépuscule   . Pourtant, le choix opéré par Straus ne relève pas non plus, selon nous, d’un pur hasard physiologique dans la mesure où les oreilles n’ont pas de paupières, que nous avons pour ainsi dire moins de recul quant aux phénomènes acoustiques que nous n’en avons dans la vision, où une certaine distance avec l’objet naît dès lors que je peux insérer une frontière, que je peux maîtriser le moment de contact ou d’absence de contact avec lui. 

De cette distinction de modalité d’apparaître découle l’ensemble des distinctions que l’on retrouve dans le texte. Ainsi, le "moment pathique"   désignera le rapport pré-conceptuel avec les phénomènes par lequel, loin de viser ou de saisir un objet depuis ma position de sujet, je me laisse au contraire saisir par la seule sensation selon sa propre légalité d’apparaître, tandis que le "moment gnosique" désignera la perception active solidaire de l’objet visé, co-naissance à l’objet. En d’autres termes, le "moment pathique" fait apparaître le comment, la manière dont la sensation se donne, tandis que le "moment gnosique" fait apparaître le quoi, l’objet. De fait, on rejoint encore une fois la distinction entre sentir et percevoir, le sentir demeurant "pré-conceptuel", à savoir non saisissable par la connaissance.

 

S’extasier

 

Si Straus, comme nous venons de le voir, privilégie la modalité du ton, la pure écoute sans voir, protégée de tout rapport visuel inaugurant un découpage spatial entre sujet et objet, c’est dans la mesure où cette modalité rend possible la présentification du temps lui-même détaché de toute source et de toute détermination extérieures, d’un temps en tant qu’il se donne précisément à éprouver comme tel. Ce qu’il nommera plus loin "l’espace acoustique pathique" est donc le fond premier sans extériorité – est-ce encore de l’espace ? – d’où jaillit le temps. Contrairement aux Leçons sur le temps   de Husserl où la hylè – la matière sensible – était décrite comme purement temporelle, le temps se déploie ici depuis un fond premier, un espace originaire.

Ce n’est que dans cette perspective que l’on comprend pourquoi Straus défend que la musique – originairement rythme, c’est-à-dire suite ordonnée de tons – ouvre son espace à la danse. C’est que cette prégnance du rythme en nous serait ce qui nous pousse à sortir de nous-même autrement que sur le mode de mouvements quotidiens – comme la marche – et donc autrement que sur un mode spatial optique et pragmatique – c’est-à-dire autrement que comme sujet se dirigeant vers des objets à atteindre. Et cette poussée serait originairement rendue possible par la présence immanente du ton, en tant qu’il nous envahit et nous pénètre de part en part jusqu’à générer en nous une poussée quasi-nécessaire, qu’il nomme "induction motrice" ou "force motrice"   . Cette dernière inaugure par là un rapport entre audition et mouvement dansé, rapport qui se décline non pas selon un lien de cause à effet mais plus profondément comme lien immédiat et essentiel. En effet, ce dernier ne relèverait pas du mode de "l’imitation" – comme on l’affirme traditionnellement – mais du "saisissement". Car si l’imitation inaugure un lien fondé sur une "joie secrète"   entre deux termes initialement séparés, le "saisissement" désigne quant à lui un lien d’essence entre l’audition et la production artistique de mouvements dansés.

Même s’il n’utilise pas encore le terme d’"extase" à ce stade de sa réflexion, il semble que "la force motrice" qui pousse le corps à prolonger dans le visible l’espace originaire et qualitatif ouvert par la musique, en relève déjà, et cela, en tant que s’ex-stasier, c’est précisément sortir de l’affection passive. Or, de quelle nature est cette passivité de laquelle l’extase nous ferait sortir ? Car se pose d’emblée le problème de la possibilité d’un mouvement qui jaillirait d’une absence de mouvement, d’une pure réceptivité. C’est que, précisément, la "passivité" propre au sentir ne doit pas être entendue comme absence de mouvement. Comme le fait très justement remarquer Renaud Barbaras   , le sentir ne peut donner lieu à un faire – la musique ne peut induire la danse – que si le sentir est déjà d’une certaine manière un faire. Et cela, Straus l’a bien vu dans la mesure où il corrige le tir au cours de son texte en admettant une compénétration des moments pathiques et gnosiques, autrement dit, une mise en disponibilité active à accueillir le dehors   .

A ce stade, on remarque donc déjà que Straus arrache l’extase à "l’état" auquel on l’assigne généralement, à la modification d’un état ordinaire de la conscience qui la conduirait à la limite du pathologique, pour la penser au contraire comme mouvement. En tant qu’induction ou force motrice, l’extase nomme un vécu qui a en propre de coïncider avec sa propre réalisation, qui n’est autre que la réalisation comme telle du sentir. Par quoi il ne faut pas voir dans le sentir par lequel en passe la danse un acte gratuit de retour à soi, encore moins une auto-affection stérile ou purement narcissique, mais un mouvement d’entrée en soi comme accueil de l’autre, accueil qui est condition même d’une sortie, autrement dit, d’une activation des potentialités créatrices de gestes. C’est en s’enfonçant au cœur du sentir que le danseur puise l’élan créateur qui le fera sortir de lui-même, qui le délivrera des habitudes  d’orientations et de gestes qui le coincent s’il n’en passe pas par cette épreuve de conversion vers l’autre.

Ce n’est donc pas naïvement qu’on entendra, quelques pages plus loin, l’initiation de l’extase – et par là même de la danse – dans l’accroissement de la motricité du tronc   Dans la mesure où l’extase, chez Straus, désigne un mouvement en deçà de toute séparation et non une sortie de l’âme qui se détacherait du corps – comme on l’entend souvent en métaphysique –, il ne faudra pas voir dans cette initiation une sorte de tentative naïve pour résoudre un dualisme à la manière de Descartes qui situait l’origine de la liaison de l’âme et du corps dans la glande pinéale. L’initiation du mouvement dansé dans le tronc, le désaxement qui rompt avec la position verticale, désigne avant tout un changement d’espace, un passage de l’espace ordinaire – l’espace optico-pragmatique fait de buts à atteindre, de lieux où se rendre et de tâches à accomplir – à l’espace acoustique-qualitatif, l’espace en tant qu’il se donne à vivre lui-même. Autrement dit, l’extase n’est pas à interpréter ici comme une sortie de l’âme hors du corps mais comme un hors du moi associé à la maîtrise sur le monde et à la vue nouée au savoir. Par quoi on interprétera le passage du "nez" au "tronc", tel que le thématise Straus, non pas comme un décentrement d’ordre biologique, mais comme un déplacement symbolique.

 

"Dans l’attitude de celui qui agit activement, le moi est représenté charnellement par les yeux. Si le moi se déplace de la région des yeux vers le tronc, le gnosique passe à l’arrière-plan du "vivre" et le pathique à l’avant-plan. Nous ne sommes plus, par l’appréhension, l’observation, la volonté ou l’action, tournés vers les objets singuliers du monde extérieur, mais nous vivons notre présence, notre être-vivant, notre sensibilité"   .

 

Dans l’expérience de l’extase en tant qu’elle prépare celle de la danse, s’opère un passage symbolique du moi des yeux au tronc, du gnosique au pathique, du volontaire et du viser à l’accueil et au vivre. Dans cette perspective, on comprend pourquoi Straus cherche à délier l’expérience extatique de la quête du plaisir. Car si l’extase était marquée par la recherche d’une finalité qui lui serait extérieure, elle se détacherait de l’expérience qui pourtant lui est propre, à savoir celle d’une épreuve de la pure présence propre, manifestée comme telle. C’est en ce sens qu’il parle du mouvement expressif comme ne pouvant, contrairement au mouvement finalisé, être délié du vécu de mouvement.

 

"[…] le vécu et le mouvement au travers duquel celui-ci réalise son sens sont contemporains ; le mouvement n’est pas davantage la cause du vécu que celui-ci n’est le but de celui-là"   .

 

Pour le dire autrement, s’il ne va pas jusqu’à dire que le vécu n’est ici rien d’autre que le mouvement, Straus refuse de voir dans le mouvement expressif propre à l’extase une visée qui chercherait à se remplir par une satisfaction ou un plaisir et préfère y voir l’épreuve d’un pouvoir indiscernable de sa mise en œuvre. Cela, ne nous y trompons pas, ne signifie pas qu’il n’y aurait aucune anticipation dans le mouvement expressif. Mais celle-ci ne se fait qu’en fonction du mouvement lui-même et non en vue d’une finalité qui le transcenderait. Le mouvement ne présente d’autre but que sa propre présentification. Est-ce à dire que l’extase n’aurait rien avoir avec le plaisir ? Non. Mais loin d’être ce qui est visé, il est ce qui arrive comme par surcroît. Et c’est précisément dans la mesure où il n’est pas recherché qu’il arrive. Un autre argument utilité par Straus pour aller contre l’idée selon laquelle on ne s’extasierait – on ne danserait donc – qu’en vue du plaisir, est qu’il y a un nombre suffisant de danses qui ne culminent pas par l’extase pour contredire cette thèse. Ainsi, la danse, plaisante en chacun de ses actes, n’a pas besoin d’une acmé pour se réaliser. Par quoi elle s’opposerait au sport, à l’alpinisme notamment, où le sentiment de victoire, de triomphe sur l’espace, est bien le plaisir recherché   .

 

Danser

 

Ce n’est qu’assez tardivement dans le texte que Straus en arrive à décrire l’expérience de danse. Loin de se confondre strictement avec l’extase, on peut ainsi ressaisir les couches – de la surface aux profondeurs – qui décrivent génétiquement cette expérience : si le chorégraphique repose sur le danser, danser présente à son tour comme condition modale marcher en rythme, s’extasier, se laisser pénétrer par le rythme, et enfin, le ton en tant que donnant accès au sentir.

La danse entrerait véritablement dans la sphère du visible par la marche en rythme (das Marschierende Gehen), par opposition à la marche ordinaire (das gewöhnliche Gehen) où le but n’est pas de vivre l’espace pour lui-même mais d’appréhender l’espace comme portion supposée neutre à traverser, à laisser derrière soit pour atteindre l’objet visé.

 

"[…] lorsque nous marchons en rythme, nous nous éprouvons nous-mêmes, nous vivons notre corps dans son action d’entrer à grandes foulées dans l’espace. Nous ne vivons pas l’action mais le faire vital. […] Direction et éloignement dans l’espace sont remplacés par les qualités symboliques de l’espace ; la longueur qui s’étire en face de nous par l’ampleur qui s’ouvre devant nous"   .

 

La marche en rythme implique l’abandon d’un espace comme soumis aux impératifs de mon action sur les choses pour inaugurer un nouveau rapport comme entrée "dans" l’espace – in seiner in den Raum ausgreifenden Aktion – par lequel je pénètre l’espace autant qu’il me pénètre, autrement dit, par lequel je rencontre l’espace lui-même en tant que, par cette entrée "dans", l’ouverture se manifeste. Avec la marche en rythme, j’abandonne l’espace en tant que direction déterminée vers l’objet (Richtung) et en tant qu’éloignement (Entfernung), quantité d’espace anticipé comme devant être traversé. Autrement dit, je quitte l’espace en tant qu’il se donne conjointement sur le mode non originaire d’un sens déchiré entre un point de départ A et un point B à rejoindre, ceci afin d’accéder aux "qualités symboliques  de l’espace" (symbolische Raumqualitäten), c’est-à-dire à un niveau d’espace où ce dernier se donne pour ainsi dire lui-même et pour rien d’autre que lui-même. C’est pourquoi l’espace ne se donne plus selon une certaine longueur (Länge), une portion d’espace quantifiable et mesurable, mais selon l’ampleur (Weite), c’est-à-dire une ouverture non délimitée, ou, plus précisément, où la délimitation, la quantification se retirent au profit de la profondeur et de ce que cet espace donne à vivre et à voir d’un point de vue qualitatif.

Mais dès lors, quelle différence Straus met-il entre la "marche en rythme" et "danser" (Tanzen) ? Il semble qu’à ce niveau, Straus hésite entre une différence de prégnance, autrement dit, de degré, et une différence d’essence. Danser, ce serait là où l’action de marcher en rythme ne présente plus aucune ambiguïté avec la marche ordinaire, où il y aurait une sorte d’évidence quant à l’abandon de l’espace ordinaire.

 

"Les mouvements dansants emplissent l’espace de tous côtés. Ce sont les qualités symboliques de l’espace qui constituent leur système de rapport"   .

 

Nous retrouvons le saisissement qui avait été le propre du sentir et au démarrage de l’extase comme ce qui, cette fois-ci, loin de se limiter à l’espace propre, s’étend à l’entour. L’espace est comme emplit par la danse. Et ce qui emplit l’espace est soumis à variation qualitative en même temps que symbolique.

Mais bien plus, danser implique une suspension du rapport ordinaire à l’espace pour manifester un autre rapport possible – rapport qui peut entrer en écho avec le rapport ordinaire si, par exemple, il cherche à en dire quelque chose, à le ressaisir au second degré donc. Et c’est cette suspension accomplie dans l’extase qui serait au commencement de la danse.

 

"La suspension de la tension sujet-objet qui s’accomplit pleinement dans l’extase n’est donc pas la finalité de la danse ; elle fonde plutôt dès le début le vécu inhérent à cette dernière"   .

Ainsi, l’extase suspend le rapport à l’espace comme ensemble d’objets pour des sujets, et procède à une sorte de nettoyage des repères ordinaires de l’action, à ce que Straus nommera aussi une "homogénéisation"   ou un "devenir-un". N’est pas ce qui est visé lorsque je danse – sinon quoi on retomberait dans un schème finaliste et on réintroduirait alors une relation entre sujet et objet, relation qui est précisément ce que quitte l’extase – mais ce qui fonde le vivre propre au danser. Pour le dire autrement, ce n’est qu’en procédant à un tel nettoyage des directions prédéterminées de l’action ordinaire que l’on ouvre l’espace à de nouvelles possibilités, donc à sa propre créativité.

De fait, on ne s’étonnera pas du rôle conféré à la danse : elle est ce qui œuvre en acte comme épochè sur l’espace vécu, comme chemin à abattre, comme ce qui doit être englouti derrière soi dans le passé. L’espace est ouverture, temporellement solidaire d’un à-venir.

 

"Si nous cherchons dans la suite à soumettre l’acte de danser tel que vécu à la prise de la raison, nous n’oublions pas un seul instant que ce vécu n’est pas lui-même de nature conceptuelle, que la danse ne surmonte pas en idée la scission du sujet et de l’objet, mais qu’en incorporant le sens, elle réalise de façon beaucoup plus originaire un devenir-un du séparé"   .

 

Autrement dit, danser n’est pas l’illustration effective de l’épochè phénoménologique mais la suspension en acte, en deçà de toute idée venue du dehors d’elle-même, de la scission que l’on opère ordinairement dans l’espace entre objet et sujet."

 

Prolongements critiques

 

Si l’ensemble de l’article réclame de nombreux commentaires, nous nous attacherons ici uniquement sur ce qui, selon Straus, lie la danse à la musique.

Un détour simplement, par un point sur lequel nous ne nous étendrons pas mais que nous tenons à souligner et à commenter. L’autre erreur massive de Straus dans son article provient tout autant que celle la subordination supposée essentielle de la danse à la musique d’un problème de manque de rigueur phénoménologique. Car, pris dans la doxa de son époque, Straus n’échappe pas au partage, aujourd’hui heureusement devenu totalement obsolète, entre "danses primitives" et "danses artistiques". L’erreur de l’auteur est ici de sans cesse confondre primitivité historique et originarité phénoménologique. Autrement dit, on prendra soin de distinguer dans le texte ce qui relève d’un manque de prise de distance phénoménologique, d’un postulat d’existence de telles danses qui seraient plus proches de la "nature", d’ordre ontique donc, et ce qui relève d’une enquête phénoménologique sur les niveaux modaux d’apparaître, d’ordre ontologique : sentir, s’extasier, danser. De fait, en parlant de danses extatiques, hormis ces danses soit disant "primitives", Straus prend l’exemple des danses "populaires" – comme le menuet ou la valse – par opposition aux danses de formes "artistiques", autrement dit "savantes". Là encore, la distinction n’en demeure pas moins douteuse et on aurait tort de la rabattre sur la distinction phénoménologique entre le danser et le chorégraphier, largement distingués auparavant.

Loin de gratuitement postuler le lien de la danse et de la musique, notre analyse précédente a montré comment l’auteur procède avec méthode en décrivant génétiquement ce qui conditionne l’expérience de danse depuis l’événement le plus en retrait jusqu’à l’événement le plus manifeste. Pourtant, alors même que la musique est pensée par Straus comme condition de possibilité spatiale de la danse, l’acte lui-même, l’effectivité historique de la danse au XXe siècle, va à rebours et contredit cette condition de possibilité, la détruisant d’emblée comme telle. Si cela est incontestable, l’argument historique suffit-il pour autant à faire s’effondrer l’ensemble de l’édifice straussien ?  

Selon nous, l’erreur de diagnostic de Straus concernant la danse moderne relève non pas de sa pensée – et encore moins de la pensée phénoménologique qui serait incapable d’élaborer une réflexion sur la danse telle qu’elle se fait – mais bien plus d’un manque de rigueur et de radicalité phénoménologique.

Si l’on s’en tient strictement au plan phénoménologique, il apparaît que l’erreur de Straus réside dans sa confusion entre musique constituée et modalité qu’elle offre à penser au travers de l’expérience du "ton" tel que nous l’avons défini tout à l’heure. Si l’on suit Straus dans ses développements, le "ton" désigne bien une modalité d’apparaître phénoménal et non une chose. Et si l’on opère, comme nous l’avons fait précédemment, un rapprochement entre cet article et les développements de Du Sens des sens, on remarque que ce que Straus nommait ici "modalité du ton", "moment pathique", "espace originaire" ou "espace acoustique-pathique", il le nomme là "sentir". Autrement dit, par modalité du "ton" et espace ouvert par lui, il faut entendre le "sentir" tel qu’il ouvre l’espace et offre à le vivre. La conséquence est que si l’expérience auditive du ton permet bien de penser la modalité propre au sentir, tout sentir n’est pas pour autant lié au ton, autrement dit, à l’écoute musicale. Il s’ensuit que la danse, si elle s’ancre bien dans le sentir, ne s’ancre pas pour autant dans l’écoute d’une musique constituée. Il peut être question de musicalité, de qualité musicale en danse, sans pour autant que ces qualités soient dictées par une musique constituée. 

Il semble donc que Straus soit prisonnier, dans son article, de sa propre terminologie qui le fait glisser de la modalité d’apparaître du ton à la musique. De fait, danse et musique sont séparables – et peuvent être pensées comme telles depuis une lecture non naïve des développements de Straus – à partir du moment où l’on accepte la possibilité d’un mode d’apparaître phénoménal et spatial comme sentir qui pourrait aisément se passer de la musique et même naître au cœur du seul danser. Si Straus tient tant au rôle de la musique pour la danse – outre peut-être une habitude ou un goût esthétique qui aurait été le sien – c’est peut-être parce qu’on l’associe généralement à l’Autre, au tiers en tant qu’un passage par lui rendrait possible la régénérescence créative. Or, l’Autre peut avoir plusieurs visages – l’Autre étant ce qui par essence demeure indéterminé – et l’on peut aisément imaginer un accès à l’Autre qui se ferait au cœur même de l’expérience de danse. Ainsi, la revendication de Mary Wigman d’en passer par une exploration extatique des "forces invisibles" n’est-elle pas une manière d’en passer par un Autre au cœur même du danser ? On peut considérer Mary Wigman comme la protagoniste, de la "danse absolue" que condamne par ailleurs Straus pour avoir inauguré une forme de danse défaite de son lien supposé essentiel à la musique, soumise donc à sa propre destruction. Elle est pourtant celle-là même qui fournit un contre argument à ce lien, voire une exemplification du remplacement possible de la musique constituée, par un tiers qui n’est pas à chercher ailleurs qu’en soi. En effet, le récit imaginaire que se raconte Mary Wigman au moment de ses danses, le jeu qu’elle inaugure avec ses "partenaires invisibles" se confondant avec les dieux, exprime, au plan phénoménologique, le biais par lequel elle se met en disposition pour se laisser envahir par le dehors, pour laisser opérer l’épochè sur "l’espace optico-gnosique". C’est aussi en ce sens qu’il faut entendre Bloch, lorsque, parlant de Wigman dans Le Principe-espérance, il refuse de la comparer à un "derviche de salon" pour préférer voir en elle une protagoniste de :

 

[…] cette danse expressionniste […] qui sans le pathos du dieu n’en serait jamais arrivée à l’extase   .

 

L’extase a besoin d’un tiers pour advenir, en l’occurrence du pathos d’un dieu, par quoi tout l’espace sera laissé libre en vue de susciter son advenue. Ainsi, celle-là même que condamnait implicitement Straus peut ainsi être citée comme ne faisant rien moins que confirmer la thèse de l’auteur :

 

Sans extase, pas de danse !   .

 

En passer par l’Autre, sortir de soi pour mieux y revenir, peut se faire avec ou sans l’aide de la musique, à l’écoute du silence, lui-même déjà inspirateur d’un Autre, ou à l’écoute d’un autre scénario imaginaire ayant vocation à faire place nette, à brouiller les repères ordinaires en vue de l’émergence de gestes nouveaux. "Danser à l’écoute", comme disent les danseurs. Et en vue de cela, en vue de rendre possible l’extase, il faut sentir, sentir étant lui-même rendu possible de mille manières. Souvent, la clôture des yeux prend en charge cette épochè sur l’espace ordinaire. Fermer les yeux pour mieux voir, par quoi l’on rejoint la figure de la danseuse médium ou somnambule, en lien avec un autre monde, autrement dit, avec ce qui conditionne l’advenue de nouvelles qualités de geste :

Phèdre :

"Elle ferme les yeux…"

Socrate :

"Elle est toute entière dans ses yeux fermés, et toute seule avec son âme, au sein de l’intime attention… Elle se sent en elle-même devenir quelque évènement."  

 

Se sentir n’est pas ici le fait d’une auto-affection gratuite mais la condition de possibilité de la survenue d’un événement. Ou bien, pour le dire en termes straussiens, la suspension de l’espace optico-pragmatique ou optico-gnosique, de l’espace constitué, rend possible l’apparition de l’espace acoustique-qualitatif, de l’espace constituant. Fermant les yeux, loin de se couper du monde, la danseuse se met à la disposition de l’événement qui, une fois advenu et prolongé dans le visible par le geste, rendra à nouveau visible l’espace en tant que monde, à savoir en tant qu’habité.

Soulignons qu’en passer par le moment de la clôture des yeux demeure aujourd’hui fréquent en danse contemporaine. Que ce soit dans le contact improvisation où les séances commencent en général par cet exercice ou bien dans les pratiques in situ au sein desquelles on en passe par un temps où l’on se laisse pénétrer par le lieu, il s’agit à chaque fois, par ce biais, de revenir à un degré zéro où l’espace se donne à nouveau selon ses qualités propres, où la variation et la créativité deviennent à nouveau possible. Par quoi l’épreuve véritable de soi apparaît toujours comme épreuve d’un non soi fondamental, comme dépossession temporaire et, disons-le, possibilité d’improvisation, mise en disponibilité pour laisser surgir l’événement, autrement dit, l’imprévu, le geste survenu sur-le-champ