Une exploration des nouveaux territoires de l’ontologie contemporaine qui montre que la métaphysique peut être claire et ouverte à une controverse argumentée.

Après Qu’est-ce que la Métaphysique ?   les lecteurs peuvent enfin aller explorer par eux-mêmes les nouveaux territoires de l’ontologie contemporaine, avec comme fil d’Ariane trois grandes questions : qu’est-ce qu’une propriété ? Comment concevoir la réalité du possible ? Qu’est-ce qu’être une personne ?

La collection des textes-clés de philosophie contemporaine s’est récemment enrichie d’un volume consacré à la métaphysique, qui vient ainsi compléter une série déjà entamée en philosophie de l’esprit, des sciences, de la connaissance et l’esthétique   . L’esprit de la collection, héritier des textbooks universitaires anglais et américains, est de réunir dans un même ouvrage un ensemble de textes et d’articles publiés de façon éparse, le plus souvent dans des revues philosophiques. Ce volume, dirigé par Emmanuelle Garcia et Frédéric Nef, met ainsi à portée des lecteurs français, en traduction et dûment introduits, une douzaine d’articles ou de chapitres signés par des philosophes de plus en plus familiers : David Armstrong, Robert Chisholm, David Lewis, Derek Parfit, Alvin Plantinga… La plupart de ces articles sont postérieurs aux années 1960, et sont d’une importance philosophique bien établie. Ils sont ici organisés autour de quatre grands thèmes : les particuliers, les universaux, les mondes possibles, les personnes, et accompagnés d’un index qui fait apparaître des thèmes transversaux : contingence, événement, instanciation, structure, Tout.


Pourquoi lire de la métaphysique aujourd’hui ?

Tout œcuméniques que soient habituellement les choix des textbooks, il y a lieu de penser que celui-ci s’attirera quelques exclamations – du "quoi ?" outragé de ceux qui pensent que la métaphysique s’est "éteinte avec Nietzsche, Heidegger ou Derrida"   à un "enfin" de ceux qui seraient las de faire se référer sans succès leurs étudiants à des textes en anglais. Quant à d’éventuels soupirs de déjà-vu ou de "peut mieux faire", ils ne sauraient émaner que de ceux qui ne réalise pas l’important achèvement que représente déjà la publication de ce modeste recueil, et qui ne noteront pas suffisamment la présence de deux essais inédits, l’un de Jonathan Lowe consacré à la notion d’essence, et l’autre de Jérôme Dokic consacré aux implications métaphysiques des théories contemporaines de la perception. 

Gageons qu’il y a peu à craindre que le volume ne tombe entre les mains de nietzschéens ou de derridiens, et qu’il n’aura pas à convaincre les lecteurs familiers de la Review of Metaphysics et consorts. Supposons donc qu’il doive satisfaire le philosophe curieux, celui qui s’est laissé gagner aux arguments courageusement batailleurs et à l’immense déploiement de connaissances de Qu’est-ce que la Métaphysique ?   ou bien celui que ses propres explorations ont persuadé que les métaphysiciens contemporains ne sont pas simplement des égarés, allant à rebours de l’histoire philosophique.


Faciliter l’accès aux mondes possibles, et comprendre l’actualité

Cet ouvrage devrait convaincre même les plus réservés que ces auteurs contribuent à la continuation d’une tradition de problèmes, débutée avec Aristote et Porphyre et poursuivie par les penseurs médiévaux comme l’a montré ailleurs Alain de Libera. Leur apport est certainement avant toute chose méthodologique, puisque c’est de la redéfinition des problèmes et des modes d’argumentation métaphysiques qu’on peut les féliciter. En témoignent par exemple dans ce volume les textes consacrés à l’espace-temps et aux mondes possibles. Les arguments de Leibniz trouvent ici leur place dans une discussion plus générale consacrée aux engagements métaphysiques de la logique et de la sémantique modales, qui a obligé à de profonds remaniements des conceptions du nécessaire, du possible et de l’actuel.

Poursuivant sur ce point, il est certain que la lecture de ces textes est d’un apport philosophique plus directement substantiel. L’article de R.M. Adams, qui discute des différentes théories de l’actualité, et celui d’Alvin Plantinga, qui s’intéresse aux différentes formes de réalisme modal, donnent ainsi un appareillage critique de valeur aux lecteurs de La Logique des Noms Propres de Saul Kripke   ou de La pluralité des Mondes de David Lewis  

Mais la clarté de l’exposition des problèmes et des arguments permet aussi de se confronter plus directement encore, et sans préparation autre, avec les questions posées.  Il ne s’agit pas ainsi simplement, comme le caricaturent parfois certains, de résoudre la question "qu’est-ce que signifie …. ?". On pourrait certes lire ici, sans les trouver autrement illégitimes, les questions de savoir ce que veut dire pour notre monde d’être justement le monde actuel, ou ce que signifie "être réellement possible".  Mais on comprendra mieux encore ces questions si l’on en perçoit l’enjeu : n’avons-nous pas l’impression de dire quelque chose de vrai en disant qu’Al Gore aurait pu être président des Etats-Unis, et que la guerre en Irak aurait pu ne pas avoir lieu ? De quoi parlons-nous alors, si n’existent que les choses actuelles et que George Bush est l’actuel président, que la guerre en Irak a actuellement lieu? Si l’on suit le réaliste modal, il y a un monde, distinct du monde actuel, où Al Gore est président et où il n’y a pas de guerre en Irak, et c’est à lui que nous pensons quand nous parlons. Mais c’est alors un monde où Al Gore n’est pas vraiment Al Gore, dira-t-on et où l’Irak n’est plus vraiment l’Irak. Comment peut-on penser au même objet, au même Al Gore par exemple, dans différentes situations incompatibles ou de façon contrefactuelle? Qu’est-ce qui fait alors la spécificité de la situation actuelle, celle où Al Gore est lauréat du Prix Nobel, et pas président ? S’agit-il simplement d’une façon possible parmi d’autres ou bien a-t-elle une quelconque supériorité ou singularité ontologique ? Qu’entend-on par "notre" monde : un monde possible qui existe actuellement ? Les autres sont-ils alors réels sans exister ? Doit-on alors dissocier le problème de l’existence et celui de l’actualité ?

La tournure "technique" que prennent volontiers les argumentaires de philosophie contemporaine et dont prévient aimablement l’introduction, est ainsi à nuancer. Les articles retenus défendent des positions claires, sur des problèmes explicitement cernables dès les premières pages, et dont l’importance philosophique n’échappera à personne  : "quand je vois le livre sur la table, ou la lampe s’allumer, ou Marie sourire, à quel genre métaphysique d’entités ai-je affaire ?"   , "que devrions-nous entendre par "l’essence" d’une chose ?" (E.J. Lowe, p. 87), comment faire en sorte que nos conceptions de l’identité personnelle ne soient pas incompatibles avec ce que nous dit la psychologie et comment savoir si nous sommes juste l’unité d’une conscience   ? comment comprendre que les choses soient particulières et pourtant réellement semblables   ?


Explorer les options

Une lecture plus suivie de l’ouvrage permet d’ailleurs de prendre la mesure des problèmes méthodologiques que ne cesse d’adresser la métaphysique, et notamment de cerner le plus important d’entre eux : qu’est-ce qui nous permet de décider en faveur de telle ou telle position métaphysique ? Sont-ce des critères de cohérence, de compatibilité avec le sens commun, d’ancrage de nos intuitions, d’accommodement de la logique ? Choisira-t-on celle qui sied au mieux aux théories scientifiques contemporaines, que ce soit en termes de psychologie ou de perception ? Prendre en ce cas la ligne défendue par Jérôme Dokic, d’une neutralité métaphysique de la perception peut laisser au premier abord dubitatif quant à la nécessité de statuer sur les engagements ontologiques du discours. Mais gare, si vous prenez cette ligne, explorée par exemple aujourd’hui par Crispin Wright contra Quine et al., vous n’êtes pas loin de prendre vous-mêmes part à des débats de métaphysique contemporaine. 

La compréhension générale des enjeux que la mise en perspective des solutions présentées appellent de plus amples lectures auxquelles ce volume n’a pas ambition de se substituer, et pour lesquelles il fournit volontiers et utilement des repères. Une vision plus générale du champ de la réflexion métaphysique exigerait de même que l’on parcourt plus de thèmes, les choix du volume répondant visiblement à une vision stratégique adaptée au contexte hexagonal (Whitehead ou les dispositions par exemple déjà couverts par ailleurs ne sont ainsi pas abordés dans ce volume, puisqu’ils le sont ailleurs).

Ce choix permet du moins de pallier une grave pénurie de traductions dans les domaines de l’ontologie contemporaine, dans des domaines où ils peuvent justement toucher un public plus large et soucieux de traiter de plain-pied avec les questions du statut des personnes, de la possibilité de la singularité réelle, de la réalité de ce qui est commun, de la compatibilité de la liberté et du déterminisme. Il n’y a là rien de plus obscur ou difficile à aborder pour des étudiants – et même des bacheliers ? – qu’un paragraphe de la Métaphysique d’Aristote, ou du Traité Théologico-Politique de Spinoza. La métaphysique ne s’est jamais promise d’être facile, mais elle peut être claire, franche et ouverte à une controverse argumentée, comme le montre ce volume.

À ce titre il représente une addition essentielle dans le paysage philosophique, qui vient compléter heureusement les trop rares travaux déjà publiés ailleurs et qui, espérons-le, en inspirera d’autres.