Peeters publie un livre dont le rythme réussit à traduire l’énorme vitalité, intellectuelle et physique qui se dégage de l’existence de Derrida.  

Les dangers de la biographie

On connaît les pièges qui guettent toute entreprise biographique concernant la vie d’un philosophe : trop proche de sa pensée, l’auteur risque de tomber dans le panégyrique ou l’hagiographie, adversaire intellectuel, il peut en donner une lecture hostile, partielle et partiale. De plus, les contours d’une pensée risquent d’être dilués dans les anecdotes concernant la vie privée ou, au contraire, dans l’énumération aride des concepts et des ouvrages, en privant le lecteur de tout plaisir et la biographie de toute dimension narrative et fictionnelle.

L’entreprise est d’autant plus dangereuse quand le philosophe concerné est Jacques Derrida, philosophe "célèbre et méconnu", comme a eu l’occasion de l’écrire Roger-Pol Droit. Célèbre parce que les différentes étapes de sa pensée, les concepts qu’il a élaborés, le nouveau style d’écriture philosophique qu’il a inauguré, ses multiples amitiés et inimitiés intellectuelles et, dans la deuxième partie de sa vie, sa présence médiatique et son succès à l’étranger ont animé la vie intellectuelle de la deuxième moitié du XXe siècle. Méconnu, parce qu’il n’a jamais accepté de renoncer à la complexité du travail philosophique au nom d’une "vulgarisation" jugée nécessaire et inévitable par tant d’autres, et parce que très peu de personnes ont lu intégralement les quelques quatre-vingts volumes denses et difficiles, souvent déroutants, qui constituent son oeuvre.

Benoît Peeters réussit à éviter la plupart de ces pièges, tout d’abord parce qu’il n’appartient pas au "premier cercle" de fidèles du "maître", engagés dans le commentaire quasi-talmudique de ses écrits et qui ont perdu toute distance critique à son égard. Visiblement passionné de philosophie, il n’est pourtant pas un "philosophe de profession" et il a jusqu’ici écrit essentiellement sur la bande dessinée (on lui doit un certain nombre d’ouvrages sur Hergé, mais aussi une biographie de Paul Valéry et un DVD d’entretiens avec Alain Robbe-Grillet). Ensuite, parce qu’il est parfaitement conscient des difficultés de son entreprise, qu’il expose avec précision et lucidité dans l’introduction à l’ouvrage. Derrida est en effet, entre autres, le philosophe qui a établi un lien étrange entre la vie et l’œuvre, qui a interrogé inlassablement la frontière entre "le corpus et le corps" des philosophes et des écrivains qu’il aimait, qui n’a jamais cessé de lire les Confessions de Saint Augustin et de Rousseau et qui a lui-même écrit, sur le tard, un texte intitulé Circonfession, qui évoque pour la première fois son enfance algérienne, l’expérience de la circoncision, mais aussi l’agonie de sa mère et un réseau complexe de souvenirs liés à sa "non appartenance" tourmentée à la judaïté et au judaïsme.  

Peeters ne choisit cependant pas d’inaugurer un nouveau genre de biographie qui intégrerait les résultats de la réflexion de Derrida. Il affirme ne pas vouloir offrir une introduction à la pensée du philosophe, ni une interprétation de son œuvre, ni non plus une "biographie intellectuelle", mais plutôt aspirer à proposer "la biographie d’une pensée au moins autant que l’histoire d’un individu" (p. 11), à présenter les grandes étapes de sa vie tout en faisant revivre l’univers intellectuel d’une époque, en évoquant une série incroyable de liens avec des écrivains, des artistes et des intellectuels français et étrangers. La méthode choisie consiste à s’appuyer en même temps sur des témoignages "vivants" de protagonistes de l’époque, amis ou ennemis (avec la part inévitable de subjectivité, de lacunes, de partialité que de tels témoignages présupposent) et sur les archives personnelles du philosophe rassemblées pour l’essentiel en deux fonds : la Special Collection de la Langson Library d’Irvine en Californie et le fonds Derrida de l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine) à Caen. Mais travailler sur Derrida signifie aussi connaître son travail autour des notions mêmes d’ "archive" et de "témoignage", que le philosophe a patiemment déconstruites dans ses ouvrages publiés comme dans ses séminaires en cours de publication.  

Aucune naïveté n’est permise ici au biographe, qui est appelé à réfléchir sans cesse sur la tradition et la conceptualisation de la biographie, des "confessions" philosophiques, du témoignage, de l’archive. Face à ces innombrables difficultés, Peeters a choisi d’associer à la biographie des carnets du biographe qui retracent ses trois années de recherche consacrées au philosophe, ce qui lui permet d’exprimer ailleurs que dans la biographie ses perplexités, ses égarements, ses interrogations, de donner en aparté des témoignages de proches, disciples, amis et ennemis qui ont nourri la biographie et, pour finir, de tracer indirectement un beau portrait de Marguerite Derrida, l’épouse du philosophe, qui lui a donné accès sans réserve (malgré quelques hésitations initiales) aux correspondances et documents personnels qui se trouvent encore au domicile du couple, à Ris-Orangis.

Benoît Peeters publie ainsi un livre dont le rythme réussit à traduire l’énorme vitalité, intellectuelle et physique qui se dégage de l’existence de Derrida, une sorte d’ogre de la vie et de la philosophie qui, jusqu’aux derniers jours de son existence et malgré la maladie, n’a cessé de voyager, d’intervenir en public, de réfléchir, d’ écrire et de parler à partir de l’actualité la plus brûlante (du 11 septembre au sort fait en France aux sans-papiers et à l’hospitalité nécessaire à toute éthique et toute politique, des rapports entre la France et l’Algérie, au conflit israélo-palestinien ou à la guerre en Irak et l’altermondialisme).

Marges, exclusions, combats

La biographie nous présente l’image d’un Derrida toujours "mal-aimé", qui tout en étant un des philosophes les plus connus et les plus médiatisés de sa génération, a vécu toujours à la marge, de façon parfois choisie, parfois très douloureusement subie. En 1942, le jeune Derrida est exclu de l’école, suite à des mesures antisémites dans lesquelles le zèle de l’administration en Algérie a dépassé celui de Vichy.  

Plus tard, une fois arrivé en métropole, il vivra la difficile condition d’être un provincial, un étranger, toujours en marge de la prestigieuse institution de la rue d’Ulm à laquelle il a eu autant de mal à accéder. L’université française, quant à elle, agacée par l’extraordinaire succès de son travail à l’étranger, fera tout son possible pour l’exclure, jusqu’à la fin de sa vie, quand on lui refusera même l’entrée au Collège de France, défini par Bourdieu à juste titre comme "le lieu des hérétiques consacrés". Cette position en marge, déterminera le goût de Derrida pour toutes les institutions décalées, parallèles, comme l’École normale supérieure, l’École des hautes études en sciences sociales, le Centre culturel de Cerisy, jusqu’à l’IMEC qu’il choisira pour déposer ses archives plutôt que la Sorbonne, l’Académie française ou la BNF. Plus profondément, cette marginalité institutionnelle (en partie réelle, en partie fantasmée) n’est certainement pas étrangère au refus systématique de Derrida d’assumer une quelconque "identité", d’adhérer de façon acritique à un mouvement politique, de participer à une "communauté". Juif sans revendiquer sa judaïté comme une identité figée, engagé à gauche sans jamais adhérer au parti communiste (sa réflexion sur Marx n’arrive que très tardivement, en 1993, avec l’ouvrage Spectres de Marx), occupé incessamment à concevoir des liens politiques, amicaux, amoureux qu’on ne puisse réduire à aucune "fraternité".  

Sa méfiance irréductible vis-à-vis de toute forme de "communauté" (fût-elle inavouable ou désœuvrée ou "sans communauté ») l’a poussé aussi à se démarquer de philosophes qu’il a par ailleurs toujours admirés, comme Jean-Luc Nancy ou Maurice Blanchot, et constitue probablement aujourd’hui (alors que la "communauté", le "commun", la nostalgie du "communisme" sont très à la mode) l’un de ses legs philosophiques les plus intéressants et féconds.

Peeters montre aussi à quel point, pour paraphraser le titre d’un célèbre documentaire consacré à Pierre Bourdieu, la philosophie a toujours été pour Derrida un "sport de combat" : "Derrida a presque toujours été en guerre contre quelqu’un ou quelque chose. Dans ces combats, il a fait preuve de talent, d’habileté, parfois de rouerie. Il y a reçu bien des coups, mais ne s’est pas privé d’en donner quelques-uns."   . Le biographe reconnaît chez le philosophe une pulsion polémique, qui le poussait à ne jamais abandonner ses positions, à ne jamais choisir le compromis, fût-ce face à des interlocuteurs puissants, vivants et reconnus (comme Foucault, Lévi-Strauss, Sollers, Lacan, Searle, pour n’en citer que quelques-uns).

Dans la déconstruction, il y a toujours eu une part d’agression, authentique ou perçue comme telle par ses adversaires et, de son côté, Derrida n’a jamais cessé d’être l’objet d’attaques parfois très brutales.

Beaucoup de ces heurts et conflits ont été motivés par de réels engagements politiques et intellectuels, d’autres sont la conséquence du narcissisme démesuré qui caractérisait le philosophe, et qui le poussait à s’éloigner de tous ceux qui ne lui témoignaient pas une admiration et une fidélité sans bornes. Tout en restant fidèle à un parti pris de sympathie à l’égard de son sujet, Peeters (qui affirme ne pas pouvoir concevoir une biographie sur le mode de la haine ou de l’hostilité) n’évite pas de montrer les côtés les plus obscurs de la personnalité derridienne : une graphomanie qui, surtout dans la dernière partie de sa vie, l’a poussé, avec la complicité des Éditions Galilée à publier trop et trop souvent, parfois inutilement (pour lutter contre son angoisse croissante de la mort, disait-il), sa tendance parfois franchement agaçante à l’ "autopastiche" qui rend certains de ses ouvrages illisibles, mais surtout sa complaisance à l’égard de la faune bigarrée des "derridiens" qui ont fini, en France et à l’étranger, par instituer une sorte de "culte de la personnalité" qui a frôlé souvent le ridicule en nuisant profondément à la réception de son œuvre.

Engagements

En lisant la biographie, on peut aussi prendre la juste mesure des innombrables engagements politiques de Derrida, souvent peu connus du grand public. On a l’habitude de parler d’un vrai "tournant" éthique et politique dans la pensée de Derrida, qu’on situe autour des années 1980 ; Peeters est également persuadé de l’existence d’une coupure entre le premier et le second Derrida, entre l’homme de la déconstruction et l’homme de l’éthique et du retour au politique.

Pour sa part, Derrida a toujours nié l’existence d’une telle "coupure" et à juste titre : même quand la déconstruction pouvait paraître très éloignée de tout souci éthique et politique, le questionnement de la loi, du droit, de la justice, était toujours essentiel. Tout d’abord il s’agissait de la loi de la langue, qu’il faut toujours avoir acceptée ou reçue comme un don pour pouvoir commencer à parler ou à écrire ; plus tard, du rapport entre le droit et la littérature, et notamment du rôle de la "signature" et du "titre"   .

La loi était interrogée également à partir de l’institution, et avant tout de l’institution philosophique dans l’histoire de ses rapports avec l’école et l’université. Comme le rappelle Peeters, Derrida a ainsi participé à plusieurs mouvements visant à changer l’institution philosophique existante (GREPH), ou à créer de nouvelles institutions de recherches et d’enseignement, plus ouvertes et transdisciplinaires (le Collège International de Philosophie).

Les années 1980 ne font qu’accentuer les aspects politiques déjà présents dans la déconstruction, à travers une réflexion sur les figures (éthiques et/ou politiques) de l’hospitalité, du pardon, de la démocratie ou du témoignage, mais aussi à travers de multiples engagements de Derrida (aide aux intellectuels tchèques dissidents ou persécutés, participation au Parlement International des Écrivains en 1994, participation à la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, au comité de soutien à Nelson Mandela, mais aussi critique des lois françaises sur l’immigration et le droit d’asile, des conséquences sociales de la mondialisation néo-libérale).

Peeters a ainsi raison d’affirmer, dans ses Carnets, que la hiérarchie habituelle des ouvrages de Derrida mériterait probablement d’être revue : les cinq premiers livres qui ont fait sa réputation (L’écriture et la différence, De la grammatologie, La Voix et le phénomène, Marges, La Dissémination) nous parlent moins aujourd’hui (après quelques décennies de pensée critique, quand les problématiques liées à l’image sont en train de prendre le pas sur celles liées à l’écriture, etc.) que ceux qui suivent, qui s’engagent et nous engagent souvent dans des voies nouvelles, et qui n’ont pas encore été assez lus et commentés.

Héritages

Que reste-t-il aujourd’hui de l’héritage improbable de cette immense figure d’écrivain-philosophe ? Depuis Spectres de Marx, Derrida a beaucoup parlé de l’héritage : tout héritage est fragile, hétérogène, impose des choix (parfois douloureux) et des engagements aux héritiers.

Apparemment, il reste très peu de l’héritage derridien aujourd’hui, au moins en France. Mis à part des livres d’hommages ou de témoignage, de simples commentaires, il ne s’est vérifié rien de comparable (comme on aurait pu s’y attendre) au foisonnement de publications, de thèses, de recherches et de travaux qui ont prolongé l’oeuvre de ses contemporains, comme Deleuze ou Foucault ou, plus récemment, d’autres philosophes encore vivants de sa génération, comme Badiou, Nancy ou Rancière. Son génie semble être trop lié aux modalités mêmes de son talent d’écrivain pour qu’on puisse, au moins pour l’instant, dépasser le simple, inutile et décevant geste mimétique. Le narcissisme exaspéré et parfois exaspérant que beaucoup lui reconnaissent l’a poussé à se méfier des personnalités les plus originales de son entourage, à préférer des fidèles à tout épreuve qui l’ont sûrement accompagné dans sa vie, qui lui ont permis d’écrire et de penser mais qui ne peuvent pas ouvrir son héritage vers les "lignes de fuite" qu’il appelle.

Et cependant, cet héritage reste encore à venir dans la "théorie critique" qui, depuis les États-Unis, commence à faire ressentir ses effets même sur les structures sclérosées de l’université française, dans les gender studies, subaltern studies, cultural studies qui doivent tellement à son enseignement à l’étranger, au réseau d’amitiés et d’influences intellectuelles et universitaires qu’il y a développés. Il reste encore à venir dans la quantité énorme de commentaires qu’il a consacrés aux plus grandes figures de la philosophie et de la littérature (de Platon, à Rousseau, à Kant, à Hegel, à Artaud, Blanchot, Joyce ou Genet), dans les pistes qu’il a ouvertes dans la dernière période de son activités philosophique et politique et que malheureusement il n’a pas eu le temps d’approfondir comme il aurait certainement su le faire (les héritages de la pensée marxiste, la mondialisation et ses conséquences, le destin de l’Europe). Il reste à venir également dans la nouvelle pensée de la technique qui s’esquissait dans Écographies de la télévision, écrit en 1996 avec Bernard Stiegler, dans l’ouvrage sur Le Toucher écrit en hommage à Jean-Luc Nancy en 2000, dans Mal d’Archive, dans Spectres de Marx, dans la nouvelle radicalité de ses derniers engagements politiques, dans une pensée renouvelée de l’animal et de l’animalité.

Il faudra peut-être du temps pour que cet héritage soit enfin soustrait aux (trop) proches et à leur fidélité excessive qui ne peut que paralyser les devenirs autonomes d’une pensée. Il faudra peut-être du temps, comme Derrida lui-même le disait de façon très lucide dans son dernier entretien, pour qu’on le lise et pour qu’on le lise vraiment, en dehors du personnage médiatique, du bruit et de la fureur des conflits universitaires et intellectuels qui ont marqué la fin du vingtième siècle et pour que son influence s’exerce, comme elle a commencé à le faire de son vivant, dans des domaines extra-philosophiques, dans les arts, le cinéma, la littérature, l’architecture, dans des pensées et de pratiques qui ne se reconnaissent pas dans l’exercice de disciplines institutionnelles et institutionnalisées (comme lui-même ne s’y est jamais entièrement reconnu).

Cette biographie aurait atteint son but si elle pouvait pousser de nouvelles générations d’étudiants, de chercheurs, d’artistes à le lire (le lire enfin), par-delà tout commentaire, pour qu’une oeuvre philosophique d’une telle puissance ne tombe pas rapidement et définitivement dans l’oubli, ne se fige pas dans le "monument", mais puisse retrouver toute la puissance de l’événement qu’elle a été et continuera certainement à être