Le journal tenu par Benoît Peeters autour de l'écriture de la biographie de Derrida offre la possibilité au lecteur d'entrer dans l'atelier d'écriture d'une biographie, mais aussi dans l'espace sentimental de l'auteur qui le relie à l'oeuvre et au personnage de Derrida, non sans provoquer quelque agacement chez le lecteur.
Les affects du biographe
Les carnets d’un biographe publiés par Flammarion viennent constituer un complément indissociable de la somme biographique sur Derrida réalisée par Benoit Peeters (plus de 800 pages de texte), puisque ces notes prises au jours le jour dévoilent les efforts déployés, les impasses, les frustrations, le tout habillé d’anecdotes et de réflexions théoriques (voir les différentes typologies de biographie que Peeters élabore). Dans cette entreprise, à bien des égards originale, Benoît Peeters cherche à doubler son projet initial de biographie par la description minutieuse des étapes de construction de son projet. Ce livre autour du livre, a pour but d’accompagner et de rendre visible l’évolution des sentiments de l’auteur par rapport à Derrida, construisant ainsi l’histoire affective d’un rapport à distance, celui du biographe et de son modèle, histoire faite de lectures, de rencontres, de dépouillement d’archives, constituant une biographie dans la biographie, approfondissant les thèmes traités, etc.
Traduire l’effort. Tel pourrait être le mot d’ordre de cette épreuve exigeante du biographe dépouillant les archives innombrables de Jacques Derrida (qui ne jetait rien), et courant de par le monde à la recherche de ceux que Derrida a connus. "J’ai accumulé beaucoup trop d’entretiens sans les transcrire. La masse est presque décourageante. Je dois éviter la fuite en avant et résorber dès que possible ce retard." Courir après le retard, les délais d’impression, les autres biographes concurrents (l’immensité de la tâche n’est pas sans susciter la convoitise d’y être appelé), tous ces détails factuels dans leur totalité minutieusement répertoriée rappellent l’exigence d’abnégation et d’effort qui sont ceux de l’écriture d’une somme biographique. Cette exigence est sans cesse ramenée au devant de la scène par des réflexions méta-biographiques qui semblent prendre une importance essentielle rendant "le projet plus personnel et plus essentiel encore". Ce journal tenu autour du projet, vient marquer toute l’empreinte personnelle que Benoît Peeters veut donner à ce grand récit autour de la vie de Derrida. Son attachement au personnage et tout l’excédent sentimental qui en découle trouvent ici un creuset idéal ("cette sympathie pour l’homme, n’est-elle pas mon premier moteur ?" ). Témoigner de cette relation essentielle et personnelle n’épargne pas le lecteur parfois d’une certaine mise en scène qui se conjugue avec la description de menues activités parfois sans grand intérêt. C’est cette volonté de coller au quotidien le plus intime qui dilue les passages de réflexion du biographe dans une sorte de légèreté au final insatisfaisante (l’ambition du projet de rapprocher les deux livres échoue, l’utilité de ce journal étant sujette à caution).
D’entrée de jeu Benoît Peeters assume avec honnêteté ses compétences limitées en philosophie (il ne bataillera jamais sur ce terrain-là) insistant plutôt sur sa réticence face à la « biographie intellectuelle » (dont l’archétype serait François Dosse) et sa volonté de mettre en avant la vie « vécue » du personnage. Cette existence vécue qui « ne serait pas réduite à une idée » culmine dans ce modèle - au nom pas encore trouvé - qui combinerait la biographie intellectuelle proprement dite (mise au centre des réseaux intellectuels et d’idées) avec cette existence propre, sentimentale. Ce Lebenswelt du biographe-aventurier qui s’affiche de façon parfois indulgente aurait dû en quelque sorte coïncider avec l’image de Derrida lui-même et de sa capacité (autant dans l’écriture que dans ses rapports personnels) à s’exposer tout entier dans la philosophie. C’est bien ce motif-là qui expliquerait cette irrésistible attraction pour le personnage qui parcourt les pages de ce journal. Benoît Peeters est ainsi prêt à épouser le penseur dans son entier ("Plus le temps passe, plus l’aspect affectif prend de l’importance" ).
Ce projet alléchant et ambitieux dans son principe pêche pourtant par manque d’approfondissement. Le lecteur philosophe sera inévitablement déçu par la légèreté des réflexions, réduites à des notes prises au vif, et à cette écriture très "entière" qui traduit une certaine innocence devant la comparaison inévitable avec les mélanges subtils que Jacques Derrida a entretenu entre son œuvre et sa vie (voir La Carte Postale en particulier). C’est précisément autour de ce monde sensible-là auquel Benoît Peeters aspire (à commencer par cette dédicace de l’auteur à sa femme illustrant avec pathos cette vie vécue: "A Valérie qui l’a vécu au quotidien") que l’on comprend indirectement l’originalité de l’œuvre tardive de Derrida qui avait justement mis au centre de la philosophie les questions d’amitié et d’hospitalité autour d’un motif inconditionnel. Ce qui avait donc pu agacer certains lecteurs de Derrida, qui voyaient (à juste titre parfois) une certaine forme de complaisance, retrouveront à nouveau cette tonalité affective intempestive (Benoît Peeters l’appelle à juste titre capacité à faire des drames). Nous partageons donc la cohérence d’un projet qui se veut entier et respectueux de la personne et de l’œuvre du philosophe, mais qui en cherchant à le reproduire ne peut que faire pâle figure à son côté