L’Étranger écrit par Kafka ? Dom Juan par Corneille ? L’Éthique par Freud ? Pierre Bayard imagine…

À l’origine de ce nouvel essai de Pierre Bayard, qui poursuit ici la réflexion entamée dans Comment améliorer les œuvres ratées ?, un postulat très borgésien et qui dans un premier temps prête à sourire : et si les œuvres changeaient d’auteur ? Et si Don Juan avait été écrit par Corneille, Alice au pays des merveilles par un poète surréaliste, et L’Éthique par Freud ? On le devine assez vite, les insolences du critique viseront – en plus de se moquer allégrement du lecteur et de déjouer toutes les règles de la critique universitaire en nous régalant d’anachronismes et autres libertés – à réévaluer la manière dont la notion sacrée d’auteur influe sur notre perception de l’œuvre et à envisager une liberté nouvelle dans notre façon de la recevoir.

Pour commencer, Pierre Bayard marche avec brio dans les pas de célèbres critiques qui se sont attaqués à la paternité de chefs-d’œuvre de la littérature : ainsi de Samuel Butler défendant l’idée que l’Odyssée aurait été écrite par une femme, en fondant notamment sa réflexion sur la place de la féminité dans l’œuvre qui contraste de ce point de vue avec le monde de l’Iliade, ou en s’appuyant sur des arguments cette fois plus contestables : mais qui d’autre qu’une femme aurait pu imaginer que le navire d’Ulysse pût être doté de deux gouvernails… ? Il retrace encore, avec son érudition habituelle, la polémique autour des œuvres de Shakespeare, reprenant la thèse selon laquelle Hamlet fut écrit par Édouard de Vere, comte d’Oxford, ou encore s’attaque au cas Molière, démontrant – dans la lignée de Pierre Louÿs – que Dom Juan, figure de la volonté dans le mal, pût tout aussi bien appartenir à la lignée des héros cornéliens.


Dans un second temps de l’essai, Pierre Bayard retrace les moments de l’histoire littéraire où il y eut changement « partiel » d’auteur, fruit d’un subterfuge monté par les écrivains eux-mêmes : il rappelle alors la ruse de Romain Gary, inventant de toutes pièces l’auteur-personnage Émile Ajar, ou encore la supercherie de Boris Vian prétendant être le traducteur de J’irai cracher sur vos tombes. À l’origine de ces « mensonges », l’intuition chez Gary ou Vian que le nom d’auteur est une fiction qui fige la représentation de l’œuvre, et un désir de se délester de sa propre identité pour offrir aux lecteurs des romans débarrassés du spectre de l’auteur. Romain Gary inventa par exemple Ajar pour se défaire de la représentation qui collait aux pages de ses livres, super-héros résistant, homme à femmes – représentation qui n’était elle-même qu’une fiction – celle écrite par sa propre mère alors que Romain Gary n’était encore qu’un enfant.


Mais Pierre Bayard va plus loin : maître de la surenchère, il poursuit sa réflexion en envisageant des changements « complets » d’auteur. Et si L’Étranger avait été écrit par Franz Kafka ? Cette perspective constituerait un enrichissement pour le lecteur, lui permettant une lecture plus politique du roman de Camus, trop souvent réduit à sa dimension « absurde ». Pierre Bayard nous invite encore à relire Autant en emporte le vent comme s’il avait été écrit par Tolstoï, à étudier le personnage de Scarlett O’hara en envisageant son petit côté « Anna Karénine », et en prêtant attention au cheminement spirituel de Rhett Butler, à l’image des héros tolstoïens.


Enfin, Pierre Bayard ouvre une voie critique singulière – et sans doute un peu contestable cette fois : celle qui permettrait de faire communiquer les arts entre eux en attribuant l’œuvre d’un artiste à un autre d’une tout autre discipline. Et si on voyait dans le tableau d’Edvard Munch Le Cri transparaître l’angoisse de Schumann, sa folie visionnaire et coloriste telle qu’elle pointe dans ses dernières œuvres musicales ? Hum, pourquoi pas… À la fin, on se lasse un petit peu du procédé : Pierre Bayard nous fait beaucoup rire évidemment et nous régale de sa large culture mais on finit tout de même par se demander jusqu’où il ira.


Cela dit, on peut penser que derrière tout cet humour, et malgré quelques exagérations, le dessein du critique est sérieux et légitime : il s’agit de montrer – et Pierre Bayard le fait avec grand talent – que l’auteur est en effet bien souvent en lui-même un roman qui contraint à une seule lecture et étouffe les infinies possibilités d’interprétation. Le critique nous invite donc à user de ces « erreurs » comme de dispositifs « créatifs », comme de machines à mettre en branle l’imagination pour lire l’œuvre littéraire sans le garde-fou de l’auteur et l’envisager comme une série mouvante de représentations.