Où commence la modernité cinématographique ? Où finit-elle ? Essai de réponse dans le cadre du cinéma documentaire.
Si le point d’arrivée de la "modernité" cinématographique est encore discuté (dans un ouvrage récent Jacques Aumont défend qu’elle ne cesse de se renouveler et perdure encore de nos jours), son point de départ est tout aussi difficilement datable. Commence-t-elle en 1944 avec le néo-réalisme italien ? Ou en 1941 avec Citizen Kane ? Ou, encore, constitue-t-elle un archipel qui "pourrait se raconter en sautant d’île en île" , à commencer par l’île du Loing du Partie de campagne de Jean Renoir (1936) ?
Face à l’impossibilité de réduire l’avènement du cinéma moderne à un seul et unique film, Youssef Ishaghpour propose de penser cette rupture à partir d’une constellation d’œuvres singulières, dont le fil rouge serait la réflexivité : la mise en crise de la représentation, qui substitue l’idée de la transparence (du monde) à son opacité : "Il y a une modernité cinématographique pour moi à partir du moment où le cinéma perd son innocence, que l’illusion de la relation transitive entre l’image et le monde est mise en question, lorsque le cinéma perd ses certitudes affirmatives, s’interroge et devient questionnement sur son essence, sa légitimité, sa capacité d’être l’art majeur de son temps comme il prétend – et j’ajoute comme il l’a été et qu’il peut l’être" .
Il convient de remarquer que l’intérêt porté à la question de l’avènement de la modernité cinématographique se limite souvent aux films de fiction, et ceci alors même que le cinéma documentaire de l’après-guerre a connu un similaire tournant réflexif : d’un côté, la réinvention du documentaire commenté entreprise par de jeunes cinéastes comme Alain Resnais et Chris Marker (Les Statues meurent aussi, Nuit et brouillard, Lettre de Sibérie…) dans l’immédiat après-guerre ; de l’autre, l’émergence du cinéma direct dès le milieu des années cinquante.
Or, si le cinéma documentaire d’après-guerre fait preuve d’une certaine réflexivité, s’inscrit-il pour autant dans la modernité cinématographique ? Ainsi peut-on formuler la problématique à laquelle Marie-Jo Pierron-Moinel se propose de répondre dans son ouvrage Modernité et documentaires, dans lequel elle retrace le passage à la modernité du cinéma documentaire.
Où commence, donc, cette modernité ? Selon l’auteur, elle se cristallise non pas avec la réinvention du documentaire commenté dans l’immédiat après-guerre, mais avec le film emblème du "cinéma-vérité", Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin (1961). En effet, tout en transposant la notion de réflexivité énoncée par Ishaghpour au sujet des films de fiction, Marie-Jo Pierron-Moinel démontre par le biais d’une étude contextuelle que le passage à la modernité du cinéma documentaire est concomitant non seulement d’un discours critique (sur le cinéma), mais aussi d’innovations techniques. Plus que le désir de filmer le monde autrement, l’avènement de la modernité documentaire se définit tout autant comme la possibilité (matérielle) de le faire et ceci grâce à l’apparition de moyens techniques qui ont bouleversé les méthodes de tournage, à commencer par l’invention d’une caméra portative et du son direct dans les années soixante. Ainsi, la modernité documentaire entraîne l’avènement d’un cinéma centré sur le lieu et la parole, qui reflète des techniques permettant non seulement de révéler le monde, mais aussi de le faire entendre.
Afin de démontrer comment la modernité documentaire se cristallise dans Chronique d’un été, Marie-Jo Pierron-Moinel entreprend une analyse de la genèse du film, que l’on pourrait résumer comme une succession de rencontres : la rencontre entre le cinéaste-ethnologue Jean Rouch et le sociologue Edgar Morin ; la rencontre entre Rouch et l’ingénieur André Coutant, qui fabrique pour le cinéaste la caméra légère KMT ; la rencontre (lors d’un séminaire de Robert Flaherty aux Etats-Unis en 1958) entre Rouch et le cinéaste canadien Michel Brault, l’un des pères du cinéma direct, qui effectue par la suite le tournage de Chronique d’un été – imposant, entre autres, sa "méthode de la marche avec la caméra mobile" ; la séquence filmée place de la Concorde avec l’ancienne déportée Marceline Loridan est emblématique de cette méthode.
Hormis cette "chronique d’une technique" , Marie-Jo Pierron-Moinel détaille aussi les nombreuses expériences audio-visuelles à partir desquelles la modernité de Chronique d’un été s’est tissée. Souhaitant mettre en lumière la dissolution des frontières entre le documentaire et la fiction sur laquelle le film repose, l’auteur s’intéresse en particulier aux diverses mises en scène initiées par les réalisateurs : l’idée de convier des personnages et des techniciens du film à un dîner afin de lever les inhibitions liées à la présence de la caméra ; l’organisation d’une projection du film pour les participants, suivie d’un débat permettant une réflexion collective sur la vérité et son absence des gestes et des paroles de chacun à l’écran. En particulier, ce débat au sujet du film témoigne de la réflexivité inhérente à la modernité documentaire : en mettant en scène des personnages qui s’interrogent sur l’authenticité de leur propre performance, Chronique d’un été se met en scène comme une re-présentation du réel, incitant de cette manière les spectateurs à s’interroger sur les limites qui hantent toute représentation cinématographique – fictive ou documentaire. Ainsi, c’est la mise en scène permettant une telle réflexivité qui fait de Chronique d’un été une œuvre moderne, et non pas la simple transgression des limites séparant la fiction et le documentaire. Car, rappelons-le, l’un des fondateurs du cinéma documentaire, Robert Flaherty, avait déjà eu recours à de nombreux procédés provenant de la fiction – dont la mise en scène – afin de réaliser son film sur les Inuits, Nanouk (1921).
Bien que centré sur la rupture effectuée par Chronique d’un été dans l’histoire du cinéma documentaire, Modernité et documentaires s’attarde sur les diverses conditions (historiques, politiques, économiques, médiatiques) qui ont nourri la modernité – ou réflexivité – du film. L’auteur souligne, par exemple, que l’émergence d’un cinéma-vérité et d’un cinéma direct (1958-1965) en France a été synchrone avec la guerre d’Algérie (1954-1962), une période fortement marquée par la censure (cinématographique entre autres) et donc l’occultation de la vérité. Parmi les différentes études contextuelles, signalons l’analyse détaillée (une quarantaine de pages) sur "la part d’innovation jouée par la télévision dans l’évolution de la conception du documentaire " . Cela passe notamment par le développement d’un rapport plus direct entre le filmeur et le filmé, et par l’émergence de la vie quotidienne comme objet d’étude dans les documentaires télévisuels des années cinquante.
Si Modernité et documentaires offre une réponse tout à fait convaincante à la question : "Où commence la modernité documentaire ?" au travers d’une analyse à la fois théorique et contextuelle, il est regrettable que ce livre ne retrace pas de façon similaire l’évolution d’un cinéma documentaire dit moderne après Chronique d’un été. En effet, l’étude du film de Morin et de Rouch donne lieu – dans le dernier tiers du livre – à deux sauts temporels : premièrement, un retour en arrière sur quelques précurseurs, tels que Dziga Vertov et Robert Flaherty ; deuxièmement, une étude consacrée à la modernité des films de Raymond Depardon et de Johan van der Keuken. Notons que l’analyse peu convaincante de la modernité chez Depardon – centrée sur des films des années quatre-vingt et deux mille – est liée en grande partie à l’étude disproportionnée accordée à ces deux cinéastes : l’auteur consacre seulement une dizaine de pages à Depardon, alors que l’analyse de van der Keuken s’étend sur une cinquantaine de pages. Bien que l’étude des films de ce dernier fasse écho à l’analyse de Chronique d’un été et témoigne habilement de la modernité de ce cinéaste hollandais, le passage du film phare de Morin et de Rouch aux films de Depardon et de van der Keuken produit, en fin de compte, une histoire trouée de la modernité documentaire. Car si l’auteur laisse supposer que cette modernité perdure, elle n’expose jamais – dans sa conclusion ou ailleurs – les grandes lignes de son renouvellement depuis son avènement de 1961.