Plantinga et Dennett confrontent les théories de l'évolution et les sciences en général au naturalisme et aux croyances religieuses.

Que deux philosophes du talent de Plantinga   et de Dennett   prennent le soin de débattre et ce de manière la plus claire qui soit est un événement qu’il ne faut pas bouder. Plantinga est unanimement reconnu comme le meilleur philosophe de la religion de ces 30 dernières années   et Dennett est un des philosophes naturalistes les plus fins et les plus percutants.   Ce petit ouvrage de 82 pages a donc tout d’une belle disputatio, avec trois interventions par auteur, Plantinga ouvrant le bal, Dennett répondant, Plantinga répliquant et ainsi de suite. La question débattue est celle de la compatibilité entre science et religion, c’est-à-dire y a-t-il une contradiction entre les croyances religieuses et les sciences ? En réalité, le débat tourne vite court puisque les deux protagonistes tombent d’accord sur l’absence de contradiction logique, mais heureusement pour les lecteurs, ils débordent largement du programme annoncé.

Science et Religion sont compatibles mais...

Plantinga se concentre sur la théorie de l’évolution et se demande si la croyance en Dieu est bien compatible avec ce que disent les théories de l’évolution. La question n’est pas de savoir si les théories de l’évolution donne un argument pour l’existence de Dieu ; d’une manière générale, Plantinga considère que la croyance religieuse (chrétienne en ce qui le concerne   n’a pas à être fondée sur des arguments.

Un argument récurrent de Plantinga souligne la différence entre recherche scientifique et cadre métaphysique ou théologique. Plantinga n’a rien contre la conjonction de ces deux types de disciplines mais il souligne qu’une partie des arguments pour l’incompatibilité entre science et religion est en réalité constituée d’arguments sur l’incompatibilité entre les sciences interprétées dans le cadre métaphysique naturaliste et les religions. L’incompatibilité est bien mal prouvée étant donné que le naturalisme nie l’existence de Dieu par avance. Ainsi, considérer que le hasard qui préside aux variations génétiques et qui donc intervient dans les mécanismes de sélection naturelle, peut servir de base pour un argument contre l’idée d’un Dieu guidant intentionnellement l’évolution revient à interpréter implicitement le hasard d’un point de vue naturaliste. Mais dire qu’aucun mécanisme dans l’environnement ou dans l’individu ne détermine les mutations adaptatives n’est pas incompatible avec l’idée d’un Dieu guidant l’évolution. Le hasard constaté ne signifie pas qu’il ne peut y avoir de cause, physique ou non physique.

Dennett accepte cette compatibilité entre croyance en Dieu et évolution mais il conteste la pertinence du théisme qui viendrait s’ajouter gratuitement aux théories de l’évolution sans bonnes raisons. Pour défendre ce point, Dennett montre qu’il n’y a pas plus de raison de croire que le théisme apporte quoique ce soit à la compréhension de l’évolution que l’hypothèse de Superman.   Imaginons que Superman venant d’une autre planète intervienne dans l’évolution des espèces pour favoriser l’apparition des êtres humains. Cette théorie, le Supermanisme, est aussi compatible avec les théories de l’évolution tout en étant un ajout frivole qui ressemble pourtant énormément à l’ajout du Dieu du théisme. Si la compatibilité du théisme et de la science est à ce prix, alors on peut avoir des doutes très sérieux sur le théisme. Et Dennett d’ajouter qu’il faut bien reconnaitre que les scientifiques sont, en général, naturalistes par leur pratique scientifique. Ils ne sont pas neutres par rapport au théisme comme le prétend Plantinga, quand bien même ils ne se sentent pas obligés, à chaque énonciation d’une loi de la nature, de préciser une clause comme "à moins que Dieu n’intervienne dans le processus". Tacitement, la pratique de la science est naturaliste même s’il n’y a pas d’incohérence entre la croyance que Dieu existe et l’adhésion aux résultats des sciences.

Sur ce point, la question est finalement de savoir si la science est naturaliste par méthode —Dieu n’est pas mentionné car, s’il existe, il n’intervient pas sans cesse et arbitrairement dans le cours de la nature, ou bien si la science est naturaliste car liée à une ontologie naturaliste —Dieu n’est pas mentionné car il est présupposé avec raison que Dieu n’existe pas.

L’imagination philosophique et ses limites

Le débat prend, par moments, une tournure presque métaphilosophique. Plantinga conteste fermement que la comparaison du théisme et du Supermanisme soit pertinente car, bien que les deux hypothèses soient cohérentes, l’une est fantaisiste et invente une personne peu plausible (un homme vivant suffisamment pour suivre le cours de l’évolution et ayant un pouvoir d’actions jamais vu) tandis que l’autre est une vénérable hypothèse métaphysique. C’est ce dernier point que Dennett conteste. Le théisme repose sur l’imagination d’un être aussi peu crédible pour celui qui connait les sciences qu’un Superman guidant l’évolution. Le théisme serait en réalité une idée née à une époque où le progrès de l’esprit humain n’était pas suffisant pour ne pas apparaitre comme fantaisiste, mais justement, il y a eu progrès. La réplique de Plantinga pose alors la question de l’usage philosophique des analogies et des intuitions : l’hypothèse théiste est-elle parfaitement ridicule ou de toute évidence sérieuse?

Pour montrer le sérieux de l’hypothèse, Plantinga se voit contraint de rappeler que la croyance théiste affirme l’existence d’un être nécessaire, essentiellement omniscient, omnipotent, bon etc., ce qui relève d’un travail conceptuel classique en philosophie. Pour que Superman soit à la hauteur de Dieu, il faudrait augmenter ses pouvoirs mais aurait-on encore affaire à Superman ? Soit Dennett imagine un Superman qui est Dieu et Plantinga acquiesce, soit Dennett imagine un Superman qui n’est pas Dieu et cela ne prouve plus rien. À l’inverse, Dennett souligne que Plantinga semble manquer d’imagination car son principal argument semble supposer que l’évolution n’a pu suffire pour produire un cerveau capable de trouver des vérités de manière fiable. Plantinga ne peut l’envisager alors que, pour Dennett, tout montre que tel est le cas. On se situe ici au cœur du problème de toute disputatio philosophique : la question des évidences premières, des principes premiers qui peuvent varier d’un philosophe à l’autre.

La critique du naturalisme par Plantinga

Plantinga développe aussi un de ses plus célèbres arguments   afin de défendre la compatibilité science/religion et cet argument lui permet même d’affirmer qu’on ne pourrait pas penser l’évolution sans la penser comme guidée. Si l’on veut accepter les théories de l’évolution et que les êtres humains sont capables de connaitre des vérités, il faut aussi croire que Dieu existe ! Cet argument est l’argument évolutionniste contre le naturaliste. Selon Plantinga, le naturaliste qui adhère aux théories de l’évolution n’a pas les moyens de justifier la fiabilité des croyances. En effet, la sélection d’un comportement correctement adapté n’implique pas que la forte probabilité que nos croyances soient fiables, c’est-à-dire soient régulièrement vraies, car le contenu sémantique des croyances n’a pas à être vrai en général pour que l’organisme soit adapté à son milieu. Cela ne signifie pas que les théories évolutionnistes soient remises en cause mais plutôt que le naturalisme qui a besoin d’expliquer la fiabilité de nos croyances en est incapable et doit donc être rejeté au nom de l’évolutionnisme et des sciences en général.
Contre cet argument qu’il ne semble pas goûter, Dennett répond que l’évolution des espèces a de fait produit des êtres capables de chercher la vérité. Il refuse de distinguer un aspect sémantique, un contenu, dans les croyances. Le cerveau humain n’est pas une machine à contenu sémantique puisqu’une telle machine est impossible. Il est seulement une machine syntactique qui a, de fait, été sélectionnée pour sa capacité à trouver des vérités, capacité que les scientifiques utilisent dans leur travail.

Evidemment, cette première réponse de Dennett est insuffisante. Plantinga n’a pas de mal à souligner que l’argument de fait est aussi acceptable pour lui que pour un naturaliste : l’évolution a permis l’apparition d’êtres humains capables de chercher la vérité. De même, comparer le cerveau a une machine revient à introduire une finalité sans le dire puisqu’une machine est construite par un agent intentionnel et si l’on compare le cerveau à une machine sans fonction de recherche efficace de la vérité, alors rien n’indique que ce cerveau sera fiable. C’est à ce point qu’intervient le conflit à propos des possibilités. Il est impossible qu’une machine sans finalisateur (designer) puisse trouver régulièrement des vérités selon Plantinga alors que Dennett pense que cela a lieu de fait.

Pour finir notons le ton de cet échange instructif et hautement recommandable. Plantinga et Dennett n’hésitent pas à parodier les arguments de l’un et de l’autre pour mieux montrer les limites du raisonnement de l’adversaire ou à se reprocher la faiblesse de certains arguments. Si Dennett compare le théisme et le Supermanisme, Plantinga compare Dennett et Superman. Si Plantinga invoque certaines impossibilités, Dennett répond que la chose existe déjà. Il ne s’agit pas d’attaque ad hominem mais bien d’une opposition radicale entre deux philosophes conscients de la valeur de leur opposant. Ce challenge constant rend la lecture d’autant plus agréable et montre à quel point deux champions de l’argumentation dans le plus pur style analytique sont capables de jouer le jeu de la discussion vivante sans renoncer aux exigences du raisonnement