Abdennour Bidar réussit le difficile pari de rendre accessible la pensée originale de Mohammed Iqbal, tout en en montrant sa pertinence pour notre temps et comment elle rejoint, en empruntant son propre chemin, les interrogations philosophiques contemporaines.


L’auteur est un spécialiste de la réflexion sur l’islam et reconnaît sa dette dans ce livre envers la pensée méconnue en Occident de Mohammed Iqbal (1873-1938), père spirituel du Pakistan, poète, philosophe et juriste. Il s’attache à exposer clairement le cœur de la pensée iqbalienne qui se trouve dans les sept conférences prononcées sous le nom de Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam. Dans un second temps, il montre quel sens Iqbal essaie de donner à la modernité et quelle place la religion doit avoir dans une modernité bien comprise. Dans un troisième temps, il explique comment Iqbal envisage le futur de l’homme et en quoi cette conception iqbalienne est à prendre en compte avec intérêt dans les questions contemporaines sur le post-humain ou la question de l’avenir de l’humanité.

Iqbal part du principe que la pensée islamique s’est pour ainsi dire arrêtée au milieu du XIIIe siècle quand l’islam a cessé de se nourrir de réflexions extérieures et s’est replié sur lui-même, ne songeant plus qu’à "maintenir une vie sociale pour le peuple, en excluant jalousement tout innovation dans la loi de shari’a"   . Il faut selon lui penser autrement, penser à nouveau le véritable sens de l’islam et sa lecture du Coran et des soufis lui permet de penser l’islam comme une voie de libération pour l’homme qui, grâce à la religion, parviendrait à atteindre sur terre, et non plus dans un obscur et hypothétique au-delà, son accomplissement ultime. Mais ce renversement dans la compréhension de la religion ne va pas sans une remise en cause en profondeur de ce que sont Dieu, la religion et l’homme. Pour Iqbal, le sens du Coran est, à travers l’observation de la nature et la réflexion, de montrer que Dieu est dans le temps : contre l’esprit grec qui ne verrait dans la succession temporelle des phénomènes sensibles que des illusions qui détournent du divin intelligible, l’esprit coranique, comme l’avait déjà remarqué l’historien Ibn Khaloun, prend au sérieux cette historicité du devenir sensible. Le monde sensible, d’après une juste lecture du Coran, n’est pas une négation de Dieu, absolu intelligible, mais "sa manifestation même et sa métamorphose incessante "   . S’appuyant sur les ressources de la pensée islamique (le Coran, la théologie, le soufisme, etc.), Iqbal les dépasse en proposant une sorte de sagesse universelle, valable pour le monde. Cette sagesse se situe à la confluence de la pensée occidentale et d’un islam revisité et débarrassé des scories de son passé ; un tel islam est un islam encore à venir, tourné résolument vers le futur. La sagesse à laquelle voudrait aboutir Iqbal se dégage d’un mouvement de confrontation entre la pensée occidentale et l’islam épuré. Cette sagesse universelle affirme que l’homme – comme la vie en générale   -  est en continuel progrès, un progrès qui n’a pas le sens du progrès scientifique et technique des Lumières européennes, mais un progrès de l’homme vers son Ego ultime. Cet ego ultime est pour Iqbal ce qui permet de faire redescendre dans le monde l’immortalité personnelle que la religion affirmait mais qu’elle réservait au ciel.
 

Mohammed Iqbal nous invite ainsi à réfléchir sur notre humanité et se demande si nous l’avons déjà pleinement atteinte. Selon lui, nous n’avons pas encore atteint l’humanité ultime à laquelle nous pouvons légitimement aspirer. Entre ce que nous sommes et ce que nous sommes amenés à devenir se trouve la différence entre notre ego ordinaire et notre ego ultime. L’homme pour Iqbal n’est pas encore ce qu’il doit être. Précisons rapidement que cette volonté d’élever l’humanité de l’homme au-dessus de sa condition actuelle n’est pas chez Iqbal, comme elle l’était dans divers régimes totalitaires, la justification d’un système terrible de coercitions, mais plus une motivation qui devrait habiter chacun d’entre nous et nous permettre de nous élever personnellement et sans contrainte extérieure d’aucune sorte. Il y a comme un progrès qui doit s’accomplir de notre moi ordinaire à notre ego ultime qu’Iqbal appelle aussi Soi créateur. L’homme est avant tout pour Iqbal activité créatrice : tout ce qu’il fait est de l’ordre de la création et c’est en le pensant ainsi qu’on comprend qu’il n’est sans doute pas tout ce qu’il peut être puisque rien n’indique – bien au contraire même – qu’il ait fini de créer tout ce qu’il pouvait créer. Une telle conception de l’homme permet par exemple de comprendre le désir autrement que comme une insatisfaction perpétuelle, c’est un élan vers la création inscrit en l’homme qui le pousse à vouloir créer toujours plus pour accomplir sa nature. L’expérience mystique est d’ailleurs pour Iqbal une façon privilégiée de se rendre compte non pas que le divin existe mais que celui qui vit cette expérience mystique peut devenir Dieu lui-même. Mais si l’homme, après avoir compris par la réflexion sur lui-même, sa nature et l’histoire du vivant et du monde qu’il pouvait aspirer à autre chose qu’à ce qu’il est, doit continuer à s’élever pour devenir ce qu’il est en puissance, jusqu’où peut-il s’élever ? Quel est le terme de son évolution ?


Penser l’homme comme ego ultime, revient à le penser comme réalité suprême, autrement dit pour Iqbal c’est "Allah", Dieu est le nom de l’ego ultime, puisqu’Allah est la réalité suprême dans le Coran. Allah, Dieu ou le divin dans les autres religions sont les noms que l’homme a donnés à ce qu’il devait atteindre. Le verset coranique "en vérité en ton Seigneur est ta limite" est lu par Iqbal comme la justification de sa thèse : la nature divine est la meilleure image que puisse se donner l’homme de son ego ultime, de ce vers quoi il doit tendre. Son intuition est bien que la seule réalité divine qui existe, c’est celle de l’homme ayant cheminé jusqu’à son ego ultime – ce qui est une conception pour le moins fort hétérodoxe de la divinité de Dieu. Il s’appuie également sur une interprétation personnelle de la sourate CXII du Coran, la plus brève, de laquelle il tire l’idée que l’individualité parfaite est stable, indivise et immortelle. Mais si Iqbal pense que la fin de l’homme c’est d’être un ego ultime, un soi créateur, on peut se demander comment parvenir à faire advenir en soi, dans notre ego ordinaire, un progrès vers cet ego ultime. Iqbal propose deux voies qui sont des réinterprétations de pratiques religieuses établies : l’amour et la prière. La prière est pensée comme un effort répété, ritualisé de tension à "l’éveil à une vie plus grande dans la conscience de soi comme Soi"   . Celui qui prie doit être amené à prendre conscience de l’infinité de son pouvoir créateur qui le rend capable de dépasser, de transcender ce qu’il est et a été jusqu’alors. L’amour, de son côté, est envisagé comme communion universelle, capacité à agir par amour et à ce titre puissance (créatrice) d’amour. L’amour est vu comme une force qui permet d’agir et d’agir en créant donc en conformité avec l’essence la plus profonde de l’homme. En priant et en aimant, l’ego accroît sa puissance créatrice, qui est la puissance même de la vie. Plus il crée, plus il possède d’énergie vitale ; et à partir d’un certain seuil, c’est une énergie illimitée qu’a à sa disposition le Soi créateur. Cela lui permet l’immortalité, car pour Iqbal, la mort n’est pensée que comme conséquence de l’affaiblissement de l’élan vital. Comme le résume finement A. Bidar, pour convertir sa foi en un ego ultime en expérience, Iqbal conseille de réfléchir puis de prier et d’aimer, ou "après avoir théoriquement compris qui est ce Soi, mets-toi le plus souvent possible en tension intérieure sur lui, et développe sans relâche ta propre puissance créatrice qui te fait ressembler à lui"   . On comprend alors que l’homme créateur que découvre Iqbal dans le Coran est un homme libre, agissant – bien loin du Fatum mohametanum dont se moquait Leibniz – et non soumis à un prétendu destin déjà écrit. Plus que coopérer avec Dieu, Iqbal demande à l’homme d’agir de telle sorte que ce soit Dieu qui coopère avec l’homme, dans une action excellemment créatrice. C’est l’initiative de l’homme qui doit être première comme l’affirme Iqbal s’autorisant du passage suivant du Coran : "Dieu ne changera pas la condition des hommes avant qu’ils ne changent ce qui est en eux-mêmes". On voit combien l’image de l’homme diffère de celle qu’on attribue traditionnellement à l’homme musulman, et plus généralement à l’homme religieux.

Après avoir replacé Dieu, la religion et l’homme dans la perspective qu’essaie de dégager Iqbal, on comprend mieux ce que peut avoir de crucial pour sa pensée la question de la modernité. La modernité a été le moment où l’homme a pris conscience de sa nature, et où il pensait qu’il lui suffisait de se tourner vers sa raison pour s’affirmer face à Dieu et devenir pleinement ce qu’il est. La modernité fut le moment décisif où l’homme a cru se libérer de Dieu pour devenir lui-même, pour être ce qu’il devait être. Or aujourd’hui force est de constater que l’homme est déçu de ce tournant pris historiquement par l’Occident. L’homme contemporain vit une épreuve de vide spirituel, un manque de sens. C’est comme s’il s’était émancipé trop tôt, alors qu’il n’était pas encore prêt de la matrice religieuse. Du coup, il aurait pris peur et se serait refermé sur lui-même. La modernité s’est voulue et a été une véritable émancipation de l’homme qui a eu une plus grande maîtrise sur les choses. Mais ce que théorise et explique Iqbal, c’est que l’homme a fait un mauvais usage de sa liberté, car il n’a pensé le progrès qu’en terme de technique et de savoir et non en terme de spiritualité. Dès lors, l’homme est en danger, comme un individu immature ayant à sa disposition des pouvoirs trop grands, dont il ne maîtrise pas la portée. Pour sortir de l’impasse dans laquelle nous sommes arrivés, il faut absolument un changement spirituel dans l’homme, qui doit s’accompagner d’une évolution de la civilisation, en faveur d’une civilisation qui soit propice au développement de l’ego de l’homme vers l’ego ultime. Cette évolution, qui doit apporter à l’homme de quoi progresser spirituellement, doit se donner à penser comme un dépassement de l’alternative entre la vie religieuse et la vie profane.


Il faut commencer, pour bien comprendre ce qu’est la solution iqbalienne au problème de la modernité, par comprendre qu’il pense l’histoire de la religion en trois étapes valables aussi bien au niveau personnel qu’au niveau historique : l’étape de la foi, celle de la pensée et celle de la découverte. Dans la première, qui concerne encore la majorité des croyants, on croit à l’idée d’un Dieu donnant d’en haut des ordres auxquels on obéit sans s’interroger. Dans la seconde étape, on se pose des questions et on essaie de réfléchir aux tenants et aux aboutissants de la religion : la théologie est un paradigme pour penser cette deuxième étape. A cette deuxième étape devrait succéder une troisième et dernière étape dans laquelle ce qui auparavant était considéré comme transcendant à l’homme (Dieu, le divin) retrouve sa juste place : l’intériorité humaine, et ce dans un sens tout à fait original, puisqu’Iqbal n’invite pas à penser alors quelque chose comme une présence de Dieu en moi (à la façon de l’Augustin des Confessions), mais la découverte de soi à la place de Dieu. Dans cette troisième étape, on observe corrélativement l’idée d’une religion centrée sur un rapport de soi à soi, c’est-à-dire indépendante de toute loi, de toute norme de conduite extérieure à la pensée du croyant. Ce n’est plus de l’extérieur que vient la loi, mais de l’intériorité même de l’ego ultime.


Dès lors se pose la question de savoir comment Iqbal interprète cette troisième étape dans l’islam. A. Bidar remarque dans cette analyse que si Iqbal s’efforce de prôner une interprétation plus moderne et ouverte de la shari’a et du juridisme islamique, il ne va pas jusqu’au bout du programme qu’il semblait s’être fixé en exposant cette troisième étape. En effet, Iqbal, contrairement à ce que son raisonnement laisserait attendre ne va pas jusqu’à essayer de penser un Islam indépendant de tout juridisme. Alors qu’on serait en droit d’attendre une réflexion montrant que le juridisme est une composante de fait et non de droit dans l’Islam (puisque le juridisme a obéi à une histoire contingente), et qu’on pourrait alors penser un Islam non-juridique, Iqbal se contente – et peut-être trahit-il par ce geste le cœur de sa pensée – de suggérer une modernisation de la loi islamique (prenant comme exemple les innovations politiques de la Turquie de M. Kemal qui accordent le droit de vote aux femmes), sans remettre en cause le principe même d’une loi extérieur interprétant le Coran, aux dépens d’une légitimation de l’interprétation personnelle (l’Ijtihâd). Cela pourrait être une invitation à poursuivre et à dépasser la position d’Iqbal grâce à sa pensée : aller au-delà d’Iqbal avec Iqbal.

A la fin de son exposé de la pensée iqbalienne, l’auteur montre en quoi cette réflexion nous permet de trouver des réponses alternatives dans les questionnements que l’homme se pose sur son futur. Il montre ainsi comment la pensée de la progression de l’homme vers lui-même, en quête de son ego ultime n’est pas sans entrer en résonnance avec les questions contemporaines sur le post-humain. L’être humain étant en effet non seulement capable de changer et de dominer le monde par sa science et sa technique, mais encore capable de se changer bientôt lui-même, il y a urgence à penser un autre modèle pour penser l’humain. Et l’actualité d’Iqbal serait alors celle d’une pensée capable de penser l’essence de l’humain, comme progression, comme devenir dynamique, et non comme produit statique, achèvement présumé d’une évolution qui pourtant semble devoir le dépasser. Penser l’avenir dès à présent avec Iqbal serait penser l’évolution de l’homme vers une progression de la spiritualité qu’il recèle en lui par nature, et ce serait penser d’une autre façon le devenir de l’homme que celle que propose la science et qui ne serait qu’une simple parodie de la puissance créatrice de l’homme, simple parodie parce qu’elle perdrait de vue le cœur de la puissance créatrice de l’homme : sa puissance créatrice spirituelle. Autrement dit, il n’y aurait pas besoin de la science pour accéder à l’immortalité : un progrès spirituel permet de faire évoluer l’homme au point de le rendre immortel.

Tout au long de l’excellente présentation de ses analyses, l’auteur enrichit son étude par la mise en rapport entre la pensée d’Iqbal et des auteurs qui l’ont marqué  ou dont il pouvait être proche (Nietzsche, Bergson, le sage hindou Sri Aurobindo qui est son contemporain, Jung, etc.) et celle d’auteurs qui permettent de bien comprendre dans quelles impasses la modernité occidentale s’est fourvoyée ou celles vers lesquelles elle s’avance (Einstein, Heidegger, etc.). Cela permet de mettre en perspective l’œuvre d’Iqbal, de voir sur quels fondements spirituels ou philosophiques elle s’appuie et de rendre justice à la formidable puissance questionnante de cette œuvre