Une critique des mémoires de Tony Blair, ancien Premier ministre anglais et de ses dix ans au pouvoir.

Une belle autobiographie... sans l'ombre d'une autocritique 

Fidèle à la tradition de tout ancien chef d'Etat qui veut laisser quelque chose de plus que des décisions controversées derrière lui, Tony Blair a rédigé 800 pages pour nous raconter le voyage   qui l'a mené des bancs de l'université à la tête du parti travailliste puis au 10 Downing Street.

Les polémiques sur le montant supposé des droits d'auteur et le goût de Tony Blair pour l'argent ont assuré la promotion du livre bien avant sa sortie   mais finalement, peu d'observateurs se sont penchés sur le contenu de l'ouvrage...

Et pourtant ! Qu'on le veuille ou non, Tony Blair est une des grandes personnalités politiques de notre époque. En quelques années, il a transformé le parti travailliste, modifié radicalement le paysage politique britannique et mis fin à dix-huit années de règne conservateur en devenant Premier ministre en 1997. Figure majeure des deux dernières décennies, il a su maintenir son parti au pouvoir pendant trois mandats, record historique.

Peu de ministres ont contribué à modeler l'histoire d'une nation aussi profondément que Tony Blair ; ses succès et son héritage feront débat encore longtemps, qu'il s'agisse des nombreuses réformes sociales au Royaume-Uni, de la guerre contre le terrorisme et l'engagement en Irak ou des difficiles négociations de la paix en Irlande.

Ce livre est l'occasion pour lui d'aborder ces événements, mais aussi la transformation du vieux Parti travailliste en New Labour, le décès tragique de Lady Diana, ses relations avec Gordon Brown et Peter Mandelson, les réformes entreprises pour moderniser la Grande-Bretagne, les rencontres avec les grands chefs d'Etat... Sans concession et souvent ironique, il retrace les hauts et les bas de sa carrière, et donne à voir non seulement le politicien et l'homme d'Etat, mais également l'homme tout court.

Par contre, s'il y a un reproche qu'on peut faire à Tony Blair, c'est qu'il regarde beaucoup dans le rétroviseur mais qu'il oublie souvent de regarder aussi dans le miroir : on ne trouve pas l'ombre d'une autocritique dans les 800 pages du livre. Parfois un "peut-être aurais-je dû faire ceci", mais immédiatement contrebalancé par la situation qui aurait poussé quiconque à agir de la sorte en de pareilles circonstances.

 

Une préface pour l'édition française

Francophile revendiqué, Tony Blair, qui manie d'ailleurs très bien la langue de Molière, a rédigé une préface spéciale pour l'édition française. Quelques pages aux allures de déclaration d'amour   et d'amourette : "Un jour, je suis tombé amoureux d'une Française. Grâce à elle, j'ai progressé en français. Elle était passionnée. J'étais un peu... anglais. J'ai cru ne jamais arriver à la comprendre. Elle croyait inutile d'essayer. "Arrête de réfléchir et apprends à te faire plaisir", me disait-elle souvent en riant. Peut-être avait-elle raison. Ou peut-être avions-nous raison tous les deux." 

Mais si Tony Blair aime la France, cette affection ne semble pas se reporter sur les leaders politiques français qu'il a croisés, notamment Jacques Chirac. Pourtant, l'ancien Premier ministre dément la rumeur : "Un mythe répandu prétend que je ne l'aimais pas. J'explique dans ce livre que nous ne partagions pas toujours les mêmes idées, ce qui s'avère bien différent. En réalité, j'éprouvais beaucoup de respect pour lui et, comme je le raconte, il savait se montrer digne et généreux, bien plus que la plupart des dirigeants mondiaux. On peut penser ce qu'on veut de lui, mais il avait du courage."

Et histoire d'enfoncer le clou pour qu'on ne l'accuse pas de prêcher pour sa paroisse, il égratigne Lionel Jospin au sujet de la présidentielle de 2002 : "Je n'ai jamais douté que Jacques l'emporterait, et quand on me demandait pourquoi, tout ce que j'avais à répondre est qu'il avait l'allure d'un président français alors que Jospin avait l'allure d'un professeur de français ; et les Français veulent que leurs présidents aient l'air, ma foi, de présidents. Comme Mitterrand." Le professeur Jospin appréciera...

Enfin, Tony Blair consacre quelques lignes intéressantes à Nicolas Sarkozy : "Certains jugent qu'il affronte des réformes impopulaires et que, pour être réélu, il devra les édulcorer. Je pense précisément le contraire. S'il s'éloigne de ses réformes, il perdra. Il a été élu pour le changement. L'opinion lui pardonnera ou oubliera son prétendu train de vie luxueux et les "scandales" présumés qui, de toute façon, sont grossièrement exagérés. Elle ne lui pardonnera pas d'oublier ce pour quoi elle l'a élu. Non parce que c'est un type bien, mais parce que la France veut retrouver sa grandeur. Ce qui n'arrivera qu'à travers le changement." L'avenir jugera...

 

Le manuel du rénovateur

La première partie du livre porte sur la conquête du leadership au sein du Parti travailliste, puis relate les tactiques et stratégies mises en place pour le faire évoluer contre son gré. D'entrée de jeu, ce n'était pas gagné. Tout d'abord parce que Gordon Brown semblait le successeur désigné de John Smith   et que Tony Blair a fini par lui forcer la main pour devenir le chef à sa place, en s'aidant d'une garde rapprochée dont plusieurs membres deviendront ensuite célèbres, comme David Miliband   ou Alastair Campbell   .

Une fois à la tête de l'opposition britannique, réformer son propre parti ne fut pas une tâche aisée : Blair n'avait pas le soutien des syndicats et bousculer les vieux dogmes quand on est un jeune parlementaire n'est jamais quelque chose de facile. Mais finalement, ce qui aura fait la différence, c'est un mélange de ténacité et d'arrangements rhétoriques. Ainsi, peu après son élection, Tony Blair a réussi à changer la charte du Parti qui datait de 1918 en enlevant les clauses typiquement socialistes comme la mise en commun des moyens de production. Le New Labour était né... et remportait les élections législatives trois ans plus tard.

 

La mort de Lady Diana et la paix en Irlande

Devenu Premier ministre, Tony Blair raconte ses cent premiers jours comme une période intense avec de nombreuses réformes et une opinion publique enthousiaste. Mais sa lune de miel avec le peuple britannique est brusquement interrompu par le décès accidentel de Lady Diana le 31 août 1997 à Paris. Première crise qu'il eut à gérer alors qu'il était au pouvoir depuis moins de quatre mois, cet épisode fut si marquant pour lui que l'ancien Premier ministre y dédie un chapitre entier, relatant notamment le fossé entre sa conception de jeune chef d'Etat et les positions de la reine qui n'entend rien changer aux coutumes de la monarchie.

Contre toute attente, c'est finalement le prince Charles qui servira d'intermédiaire entre les deux : "L'un des problèmes de ma relation avec la reine, c'est que nous n'avions pas vraiment de points communs : ni l'âge, ni la mentalité, ni le milieu. Je la respectais, elle m'impressionnait un peu, mais en tant que Premier ministre, je ne la connaissais pas et j'ignorais si elle accepterait le conseil très direct que le devoir me poussait à lui donner. (...) C'est pourquoi je me suis tourné vers Charles. (...) Nous étions de toute évidence complètement d'accord. La reine devait prendre la parole et la famille royale se montrer. (...) Le lendemain, toute incertitude était levée : la reine prononcerait un discours télévisé. "  

Autre épisode dont Tony Blair tire une grande fierté (à juste titre) : les négociations avec les différentes factions irlandaises pour parvenir à rétablir la paix en Irlande. Dans un long chapitre, celui qui est aujourd'hui l'émissaire du Quartet pour le Moyen-Orient   fait un long retour en arrière sur la situation irlandaise de l'époque : fusillades, mutilations, massacres, attentats à la bombe... Ce passé qui semble déjà lointain résonne comme un drame contemporain sous la plume de Tony Blair. Et pour cause : c'était hier.

Après nous avoir raconté les négociations, les difficultés rencontrées et les solutions imaginées, l'ancien Premier ministre dresse une dizaine de règles pour favoriser les résolutions des conflits territoriaux, en prenant l'exemple de l'Irlande et en l'appliquant au conflit israélo-palestinien. On retiendra par exemple le besoin d'un cadre construit autour de principes rassembleurs, la nécessité d'être imaginatif en permanence et surtout, le fait de ne pas oublier que "pour les deux camps, résoudre le conflit est un longue route, un processus, pas un événement."   La recette fonctionnera-t-elle au Moyen-Orient ? On ne peut que l'espérer.

 

Toujours avocat de la guerre en Irak

Erreur majeure de ses mémoires : Tony Blair consacre deux chapitres extrêmement fouillés au déclenchement de la guerre d'Irak et à la gestion de l'après-Saddam Hussein. Manifestement, l'ancien Premier ministre entend montrer qu'il a agi en toute bonne foi... On veut bien le croire, mais de là à soutenir mordicus qu'aucune erreur n'a été commise, c'est un peu gros. Comme pour le reste du livre, on trouve quelques introspections du type "peut-être aurais-je dû faire ceci" mais elles sont immédiatement balayées par les circonstances et les informations disponibles à l'instant T.

Que ce soit une construction consciente ou une justification inconsciente, Blair dévoile une sorte de credo qui permet d'éclairer sa décision :"Je ne saurais regretter la décision d'entrer en guerre. (...) Sur la base de ce que nous savons vraiment maintenant, je reste persuadé que laisser Saddam au pouvoir se serait révélé un risque plus important pour notre sécurité que le renverser. Malgré les conséquences terribles de la guerre, la réalité d'un pays laissé aux mains de Saddam ou de ses fils aurait été sans doute bien pire. (...) J'ai cru déceler un élément plus profond : à un certain niveau, sous-jacente, une alliance prenait forme entre Etats voyous et groupes terroristes. Ils possédaient un ennemi commun : l'Occident et ses alliés dans le monde arabe et musulman. Ils partageaient la peur de la culture, des opinions et des idées occidentales. A juste titre, car l'adoption de ses idées les menaçait réellement. (...) J'avais en outre le sentiment que le Moyen-Orient devait être considéré comme une région dont les problèmes, en définitive, se trouvaient liés et dont la problématique de base se révélait simple : de toute urgence, il fallait une modernisation. (...) Cette fois, nous apporterions la démocratie et la liberté. Nous rendrions le pouvoir au peuple. Nous l'aiderions à bâtir un avenir meilleur."   En substance, Tony Blair a sauvé le monde. Rien de moins. Mais à la sauce coloniale tout de même.

Mais malgré ces affirmations, lorsqu'il se confronte au bilan de l'opération irakienne, Blair ne peut dissimuler le doute. Une bouleversante anecdote trahit ses états d'âme : "Je garde toujours dans mon bureau la lettre d'une Irakienne venue me voir avant le déclenchement de la guerre. Elle m'avait décrit les morts et les tortures effroyables que sa famille avait dû subir pour avoir eu le malheur de déplaire à l'un des fils de Saddam. Elle m'avait supplié d'intervenir. Après la chute de Saddam, elle est repartie en Irak. Quelques mois plus tard, elle a été assassinée par des fanatiques. Que me dirait-elle maintenant ?"