Entre biographie et synthèse critique, une approche extrêmement documentée du prince noir du cinéma américain.

Succès croissant dans les salles, juteux contrat avec Disney, exposition au MoMA, présidence du jury du Festival du Film de Cannes… Rien ne semble, en cette année 2010, freiner l’ascension de Tim Burton dans le cœur du grand public comme auprès de l’establishment critique, dont l’adoubement lui permit d’effectuer, il y a quelques années, son entrée dans le sanctuaire des grands auteurs internationaux.

 

Publié initialement en 2005, le bel ouvrage d’Antoine de Baecque a récemment bénéficié d’une réédition qui prend en compte les dernières réalisations du cinéaste (Sweeney Todd, Alice au Pays des Merveilles). Il nous invite, c’est là sa qualité première, à faire le point sur une trajectoire artistique qui n’a pas toujours fait l’unanimité : rappelons-nous, entre autres exemples, les cris d’orfraie d’une frange de la cinéphilie découvrant un noir matin de 1989, en couverture des Cahiers du Cinéma (ceux-là mêmes qui éditent aujourd’hui ce Tim Burton), un photogramme du premier Batman, ainsi consacré "film du mois". Que l’historique revue ait choisi d’honorer dans ce numéro un film de commande au budget conséquent et au succès prévisible, cela pouvait signaler, pour nombre de lecteurs, une sorte de "trahison des élites". Or on a pu juger au fil des ans, tant avec Batman qu’avec la plupart des œuvres qui lui ont succédé, de la capacité de Tim Burton à injecter, jusque dans les commandes les plus lourdes et les moins enthousiasmantes, la fluidité et l’évidence d’un univers qui n’appartient qu’à lui. A ce titre, le livre de de Baecque s’avère extrêmement riche en documents témoignant des recherches personnelles du cinéaste et de la variété de ses influences : croquis, aquarelles, films de séries Z, cartes à jouer, affiches de films, légendes gothiques, comédies musicales, comic books… Il n’est pas non plus avare dans sa description de la généalogie de ses films et des difficultés qui ont émaillé sa carrière – depuis ses débuts malheureux au sein des studios d’animation Disney jusqu’à ses conflits avec les producteurs – ni dans l’évocation de ses compagnonnages et sources d’inspiration, fondateurs de sa cinéphilie. Les décès successifs de ces grandes figures du cinéma (l’acteur Vincent Price, le décorateur Anton Furst) imprègnent en effet ses plus beaux films (Batman le défi, Ed Wood) d’une profonde mélancolie. 

 

Toutefois, quelque exemplaire soit ce parcours au sein de l’industrie hollywoodienne, le relatif échec artistique des derniers films de Burton confère par ricochet à cet ouvrage une dimension par instants trop déférente envers le cinéaste. De même que l’univers autrefois si singulier du cinéaste a fini par s’asphyxier sous le poids de ses production values, le livre d’Antoine de Baecque accorde une attention exclusive, et par conséquent assez restrictive, à l’objet de son affection : trop légères sont les mentions au contexte historique, auquel Burton, tout lunaire qu’il soit, ne saurait affirmer se soustraire ; à l’évolution économique des studios dans les années 1980 et 1990 ; aux travaux de cinéastes tout aussi sombres et audacieux (Joe Dante, Paul Verhoeven, David Cronenberg…) ou au succès d’un certain cinéma d’exploitation, dont on peut supposer qu’ils n’ont pas laissé Burton indifférent ; à l’émergence d’épigones plus ou moins talentueux qu’il a – malgré lui – enfantés au fil des ans. 

En succombant sans retenue à une imagerie qu’il a lui-même popularisée, en multipliant sans surprise les effets de signature, le cinéma de Tim Burton court aujourd’hui le risque de l’auto-caricature. L’indéniable progression de sa maîtrise technique (rythme et découpage des scènes d’action, direction d’acteurs, maquillages) est paradoxalement et proportionnellement affligée d’un défaut flagrant d’incarnation, danger qu’une méfiance notoire envers toute expression de la sexualité – envisagée soit comme inexistante, soit comme maladive – n’a fait qu’accroître. Une réalisation irréprochable n’exempte plus le cinéaste de commettre des productions vides de toute énergie, à la noirceur factice. Il n’échappe dès lors plus à l’écueil consistant à jouer – comme pour compenser cette perte de vitalité – la débauche de vedettes, de trucages, de figures monstrueuses ou animalières, de références picturales, parfois jusqu’à l’écœurement (à l’instar d’un Terry Gilliam dont on n’a pas fini de subir l’arrogante lourdeur visuelle et l’irritant surplace narratif). Mars Attacks donnait déjà, dès 1996, les premiers signes de la tendance de Burton au trop-plein. 

 

Quant à ce livre qui lui est consacré, il n’échappe pas toujours au piège consistant à juger de la qualité globale d’un film en se fondant sur la somme de ses parties ; et par « parties » il faut entendre les métiers du cinéma (costumes, décors, lumières, acteurs, etc.), ces ingrédients que l’art d’accommoder permettrait de transformer en plat réussi. Cependant, cette sévérité de jugement envers la tournure qu’a prise la carrière de l’Américain n’affecte pas l’intérêt qu’on peut porter à son œuvre, ainsi qu’à l’ouvrage d’Antoine de Baecque. Ce dernier n’est heureusement jamais vraiment dupe des faiblesses dont souffrent les derniers films de Burton. Ce qui fait la singularité d’un tel cinéaste, c’est avant tout sa qualité de plasticien, avec ce que cela peut supposer de qualités et de défauts. Et de Baecque d’évoquer l’absence de considération de Burton pour les questions traditionnelles de mise en scène et de conduite du récit, évacuées au profit d’une sorte de "feu d’artifice graphique" permanent (dans ce qu’il suppose d’abandon au surgissement, aux visions, mais également d’anémie narrative – au profit de "fragments"), caractérisant ce que l’auteur du livre nomme la "maladie du scénario". 

 

Néanmoins, un positionnement plus ouvertement critique de la part de l’auteur du livre eut été bienvenu, afin de comprendre les raisons des échecs comme des triomphes artistiques du cinéaste. Ainsi les pages consacrées aux pénibles La Planète des singes et Sweeney Todd manquent-elles de cette ferveur – même négative – dont sont emprunts les passages dédiés aux chefs d’œuvre Edward aux mains d’argent et Batman le défi (bouleversante histoire d’un homme qui ne trouve sa force que dans un deuil sans fin, et dont Sweeney Todd n’est qu’un lointain et superficiel cousin). Cet arbitrage trop timide entre réussites et ratages est particulièrement sensible dans le chapitre relatif aux Noces funèbres (2005), sinistre production animée qui ne fit pas oublier son précédent essai co-réalisé par Henry Selick, le brillant et endiablé Etrange Noël de Monsieur Jack (1993). Si de Baecque évoque alors avec beaucoup d’à-propos les obsessions macabres de Burton, suggérant que Noces funèbres occupent dans sa filmographie la place qu’occupait La Chambre verte dans celle de Truffaut, son relatif silence quant aux nombreuses faiblesses des Noces funèbres s’avère regrettable. On touche ici aux limites d’une approche auteuriste trop fidèle, et à un refus de hiérarchiser clairement au sein de l’œuvre, qui menace hélas d’ébranler, par extension, la pertinence de l’ensemble du discours critique. 

 

L’univers de Tim Burton a surgi au tournant des années 1980 et 1990, au cœur d’un paysage hollywoodien marqué à la fois par la réactivation de l’héroïsme traditionnel, et par l’émergence de courants esthétiques neufs et de sociétés de production indépendantes. Cet univers s’est imposé par la nouveauté et la constance de ses choix formels. Mais il s’est également déployé, cinéma grand public oblige, à la suite des innovations technologiques dont ont bénéficié les studios – comme en atteste la qualité continue de ses effets visuels –, et il est à parier que c’est à travers son adaptation à leur évolution, notamment à la 3D, que son cinéma trouvera un nouveau souffle. Au final, la tiédeur du verdict critique d’Antoine de Baecque ne diminue pas la portée d’un ouvrage avant tout soucieux de précision documentaire et historique – l’inclination première de cet archéologue du cinéma et des pratiques critiques. Elle peinera néanmoins à convaincre les esprits en quête de cette foi qui animait autrefois un jeune cinéaste passionné et dont il semble qu’elle ait laissé le champ (pour longtemps ?) à une petite mécanique sans envergure