Sec et peu aimable: ainsi se présente l’avant-dernier film d’Ingmar Bergman, En présence d’un clown, réalisé en 1998 pour la télévision suédoise. Et sa sortie en salles, après plus de dix années passées à arpenter le purgatoire du droit d’auteur, ne constitue pas forcément, pour le spectateur peu familier de l’œuvre du cinéaste une porte d’entrée des plus accueillantes (contrairement à d’autres de ses films comme Les Fraises sauvages ou Fanny et Alexandre par exemple). Si Jean Narboni, dans un récent ouvrage consacré à ce film tranchant, voit dans certaines scènes les preuves d’un bouillonnement de joie sous le sinistre couvercle de la vie, force est de constater que leur tonalité tour à tour bouffonne ou émouvante n’entame que modérément l’aridité plus générale du récit.

En présence d’un clown débute en 1925 par la rencontre, à l’occasion d’un séjour en hôpital psychiatrique, de deux hommes d’âge mûr. Le premier est soumis à deux logiques contradictoires, l’une régressive (il se conduit comme un enfant capricieux), l’autre projetée vers l’avenir (inventeur raté, il ambitionne de mettre fin au cinéma muet). Le second personnage, un professeur à la retraite, l’aidera à mener à bien sa création et s’improvisera co-auteur du premier film parlant de l’Histoire – l’évocation d’un épisode de la vie du compositeur Franz Schubert – dont une projection publique tournera au désastre. 

Sur le plan de la mise en scène, En présence d’un clown s’en remet à un dépouillement extrême, légèrement teinté de surnaturel, qui doit autant à l’économie du film de télévision qu’à celle du théâtre (il s’agit à l’origine d’une pièce écrite pour les planches) : découpage en actes, nombre restreint de décors et de comédiens, rareté des gros plans, mais également absence d’accompagnement musical… 

Cette grande retenue formelle, qui n’est pas incompatible avec de rares bouffées de trivialité ou de brutalité physique, n’est pas si fréquente chez Bergman ; elle trouve son expression la plus glaçante dans une mise à distance presque phobique des corps, de la chair. Certes, à l’occasion on y pète, on y fornique, notamment lors d’une scène de sodomie endiablée pratiquée par l’inventeur sur le clown du titre, incarnation facétieuse de la Mort (qui n’est pas sans rappeler la Faucheuse du Septième Sceau) venue nocturnement lui rendre visite à l’hôpital. Mais le film est surtout marqué par une extrême désexualisation, procédé d’autant plus surprenant que l’œuvre à laquelle travaille le personnage principal a pour sujet la passion fiévreuse d’une jeune prostituée pour Schubert, et que la très belle femme de l’inventeur se voit affubler d’une coupe de cheveux empruntée à la scandaleuse Loulou de Pabst (alors même qu’elle en gomme ironiquement toute la sensualité attendue). 

Bergman s'empare de ce défaut d'incarnation, et il le théorise au cours de fréquents allers-et-retours entre la visite des "fantômes" du passé et le constat que toute chose est éphémère. De même, il se plaît à brouiller les frontières entre le spectacle et la vie, le réel et sa représentation, en particulier lors de l’épisode final de la projection publique : interrompue, celle-ci retrouve la forme primitive du théâtre, sorte de happening autour duquel communient l’ensemble des individus présents (auteurs, comédiens, spectateurs, techniciens). De cette ultime cohabitation entre deux logiques opposées, à la fois avant-gardiste et régressive – parti pour lancer le cinéma du demain, l’inventeur doit recourir malgré lui à un mode de récit archaïque –, naît une confusion entre les comédiens et leur rôle (jusqu’à la spectatrice qui, par la lecture d’un texte, s’intègre d’elle-même au spectacle), entre l’autobiographie et le projet fictionnel, entre ce qui se déroule de part et d’autre de la toile sur laquelle sont projetées, un temps seulement, les images du film sur Schubert. 

La fascination exercée par cette "lanterne magique" géante, par cette galerie des glaces à la fois futuriste et anachronique, n’adoucit cependant pas la froideur de l’exécution ; qui n’a pas été touché par le texte sera peut-être peu sensible à ce manège des illusions. L’héritage des codes de la télévision et du théâtre implique en effet autre chose qu’une grammaire spécifique : il fait des mots le moteur véritable du film. Dans En présence d’un clown, c’est l’abondance de dialogues qui maintient ce petit monde en vie : qu’ils soient rassurants ou blessants, ils ne sont jamais qu’une manière de tenir la Mort à distance, comme le relève la spectatrice à travers sa courte lecture ("tu te plains de crier et du silence de Dieu"). Si la mise en scène de cinéma est l’art de faire tenir (ou de mettre à l’épreuve) les corps dans l’espace, alors la mise en scène de théâtre est l’art de faire tenir debout les mots, seule matière digne d’être travaillée. 

A écouter En présence d’un clown plutôt qu’à le regarder, on peut éprouver le sentiment – peu agréable – de se trouver dans un cabinet de médecine où sont disséqués une maladie et ses symptômes. Hantée par l’angoisse de la disparition, la filmographie tardive de Bergman (dont l’ultime Saraband, en 2004, sera le testament) a abordé de manière très crue la question de la déchéance physique. Et si la frontalité de l’approche et l’épure des moyens formels traduisent avec force le trouble qui en découle, elles composent par ailleurs un film à l’ambiance funèbre, parfois hermétique, qui commence dans un hôpital et s’achève dans ce qui ressemble à un cercueil

 
* En présence d'un clown d'Ingmar Bergman est en salles depuis le 3 novembre.