La réédition de "L' Eros et la Loi", un recueil de commentaires bibliques publiés sur plusieurs années dans diverses revues internationales par Stéphane Mosès, constitue un  modèle exemplaire de dialogue entre philosophie et exégèse mais se pose surtout en tentative de rétablissement du lien brisé entre philosophie allemande et pensée juive. En revenant aux textes fondateurs des deux traditions  et en les confrontant, le philosophe de Jérusalem souligne l'importance de la dette mutuelle, dette trop souvent impensée ou refoulée.

Stéphane Mosès, né à Berlin en 1931 et  décédé à Jérusalem en 2007, était considéré de son vivant comme le plus grand spécialiste de la synthèse intellectuelle judéo-allemande antérieure aux années 30. Il est l'auteur de L'Ange de l' Histoire, ouvrage désormais majeur, source de nombreuses études ultérieures sur  les oeuvres de Rosenzweig, Benjamin et Scholem.
Il a également contribué à la définition des concepts de messianisme, de rédemption et de temps dans la pensée juive contemporaine. En outre, Il a consacré plusieurs ouvrages spécifiques à la philosophie de Franz Rosenzweig dont il était un admirateur autant qu'un continuateur. Il peut  être considéré pleinement comme le premier défricheur francophone d'une oeuvre bien oubliée il y a encore quelques décennies et sans laquelle aujourd'hui la pensée juive du XXe siècle ne peut  se concevoir. L'ouvrage, publié dans la collection Points-Essais aux éditions du Seuil et intitulé L' Eros et la Loi,  est une réédition salutaire qui permet de constater  l'autonomie de la pensée de Stéphane Mosès - qui se révèle beaucoup plus qu'un simple passeur - autant que son enracinement profond dans la tradition juive. 

 

Mosès, un homme du retour

 
Mosès, dont le parcours personnel est un cas exemplaire  de teshouvah, retour au judaïsme d'un fils de la haskala,  avait livré en outre un intéressant témoignage de son parcours spirituel et personnel dans un livre d'entretiens au titre évocateur  Retour vers le judaïsme. Mosès y décrivait ce parcours de "retour dans le retour ", pour reprendre l'expression d' Henri Atlan, vers les textes fondamentaux bibliques et talmudiques, que Lévinas qualifiait de  "papiers d'identité du peuple juif ". La trajectoire individuelle et géographique de Mosès en fait un homme de la confluence. Issu du monde ashkénaze mais ayant vécu au Maroc au sein du monde séfarade, revenu en France puis revenu en Israël pour enseigner à Jérusalem, Mosès résume à lui seul  les grandes trajectoires juives du siècle passé.

Mosès, demeuré avant tout germaniste, s'est donc risqué à une exploration d'une forme de synthèse judéo-allemande, cette fois inversée. Il n'est pas question ici d'une quelconque nostalgie de l'insertion -réussie en apparence, mais dont on connaît l'issue tragique- du judaïsme au sein de la culture allemande d'avant-guerre, mais au contraire d'une prise en compte définitive de l'irréductibilité des deux cultures. C'est donc à un retournement du mouvement de la Haskala que procède Mosès dans une série d' études bibliques dont il rappelle la finalité dans une préface éclairante où il revendique une fusion des méthodes et des concepts de la philosophie et de l'exégèse. De fait, si le commentaire toraïque s'inscrit dans la tradition juive, il y ajoute brillamment, et sans faire violence aux textes, l'apport d'une réflexion philosophique classique qui permet d'apporter un nouvel éclairage. Cette démarche peut, a contrario, fonctionner également comme révélatrice de la violence judéophobe à l' oeuvre dans un certain nombre de concepts théologico-philosophiques et amener à repenser ces  notions, ancrées dans leur sol historique, dans une perspective réconciliatrice tout autant que dans une logique corrélative de dissimilation et d'autonomie de la pensée juive.

Le but de ce recueil est  de procéder à une mise en contact et à un jeu d'influences réciproques entre  les catégorisations abstraites de la philosophie et le concret du récit biblique. L'ouvrage résonne ainsi dans le prolongement du débat éludé par Heidegger lorsque Ricoeur l' interrogea lors du séminaire de Cerisy de 1955 sur l'absence de  références à la pensée hébraïque dans son oeuvre. Cette apostrophe  entraîna la réponse radicale de Heidegger écartant les " voix prophétiques " de la tradition juive de la dignité du dialogue possible avec la philosophie issue du Logos grec. A cet épisode particulier, qui porte témoignage de l'expulsion de la culture et de la pensée juive en dehors de la sphère du pensable de la philosophie allemande par celui qui en incarne le mieux l'identité dans le siècle jusque dans ses compromissions, répond la passion de Stéphane Mosès pour l'oeuvre de Rosenzweig.  La finalité profonde  de l'oeuvre de Rosenzweig fut de rendre possible une appréhension juive de la philosophie et de restaurer le caractère audible des divergentes et sinueuses voix  du mahloquet talmudique au milieu de l'univocité du Logos grec, d'entretenir la flamme du messianisme face aux philosophies de l' achèvement de l'histoire, de l' irréductibilité d'une anthropologie biblique vis à vis des ontologies anti-humanistes contemporaines.

Publiés dans différentes revues, ces articles reflètent une profonde unité de ton et une vision herméneutique personnelle. Il  s'agit de partir du texte biblique pour aller vers la philosophie et non l'inverse. " L'homme du retour " se révèle ainsi dans ces textes aussi un homme de fidélité et d'ouverture tout en contribuant  à la dimension d'in-finitude du commentaire. Les thèmes abordés étant d'une extrême diversité et leur cohérence s'articulant autour de la mise en oeuvre d'une méthode de lecture qui ignore volontairement la perspective historico-critique pour s'inscrire dans une lecture exégétique et philosophique pure, on s'appuiera pour illustrer le propos sur 3 des 8 études. Ces dernières se révèlent exemplaires de la démarche de l'auteur en dépit de leur éparpillement chronologique.

 

Anthropologie juive et création

 
La première étude traite de la notion de création et voit  dans le premier récit de la Genèse (2-14)  une confrontation possible  avec la notion d'incarnation telle que comprise dans le christianisme .Pour Mosès, la création de l' homme se fait à la fois en tant que genre unique dont la nature est d' être sexué et cette création se présente comme in-carnation d'un souffle divin. La dimension pneumatique (nefesh hayya) du principe spirituel ici soulignée  se distingue tant de la notion stoïcienne pour laquelle l'incorporation du pneuma  s'inscrit dans un ordre naturel cyclique que de la conception platonicienne, pour laquelle l'âme participe d'une essence suprasensible et d'une substance séparée. Le souffle évoqué ici anime l'homme en raison de l'évidement de ce dernier, béance qui permet l' in-corporation du souffle et son indissolubilité avec le corps. L'intériorité n'est donc pas conçue selon la modalité d'une indivisibilité d'un Moi " monadique "  créé en Dieu mais par un souffle qui me constitue par conjonction avec le corps. Non pas substance, donc, mais acte et acte fondateur de l'essence générique de l'espèce humaine.

Si, pour le christianisme, au commencement est le Verbe (Logos), pour le judaïsme au commencement sont la création et le don, actes radicaux de déprise qui néanmoins obligent  en retour à un contre-don qui ne se réalisera que dans l'acceptation de l' Alliance. L'unité radicale du Dieu de la Genèse entraîne ici une unité radicale de la vision de l' homme, unité générique qui identifie en Adam non un homme mythologique des épopées orientales comme le serait Gilgamesh  mais l'homme en tant que genre, être symbolique situé dans l'interstice de l'idéel et du matériel que constitue le corps animé. La modalité d'accès de la pensée hébraïque à l 'universel est donc de postuler  au commencement de toute l'unité du genre humain et la primauté de la différence sexuelle (" homme et femme, il les créa "). Pour autant,  il ne faut pas non plus confondre cette phrase avec les théories de l' androgynat primordial des gnostiques ultérieurs. L'Homme dont il est question ici est générique, la création de la femme mentionnée comme initiale dans le premier récit de la Genèse (dit Elohiste) montre que cette unité n'est pas troublée par la différence sexuelle mais qu'elle y participe pleinement.
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Le judaïsme établit une triple relation entre création de l' univers, insufflation à l'homme de la vie et circoncision dans l' Alliance. Dans tous les cas, le manque est créateur. Selon le livre du Zohar, c'est l' évidement de Dieu en lui même, le Tsimtsoum, qui permet la création de l'univers, c'est l' évidement de l'homme qui laisse la place au souffle de vie, c'est la circoncision, évidement du prépuce, qui  fait signe de l' Alliance. A ce titre, il faut rappeler que le changement de nom d' Abraham , qui se nomme Abram avant que soit introduit la lettre hébraïque hé dont la symbolique est liée justement  au souffle, marque ce passage à l'alliance dans la circoncision. Parallèlement, le est introduit dans le nom de Saraï qui devient Sarah et enfante Yitzhak, souffle et évidement du ventre de Sarah, laissant place à la fécondité retrouvée. Ainsi est reproduit un triple mouvement créateur qui plonge dans la négativité du manque et du non-être la possibilité d'affirmation créatrice du vivant et de l' Être. En outre la double adjonction du reproduit la caractéristique de l'unité humaine à travers la différence sexuelle en maintenant l'unité générique par l'identité du signe rajouté.

Mosès souligne que, en ce sens,  l'anthropologie traditionnelle juive est profondément opposée à l'anthropologie philosophique d'obédience kantienne issue de l'Aufklärung pour laquelle l'homme se divise en  une intériorité qui serait fonction de l'entendement, séparée d'une extériorité corporelle et sociale,objet possible de science: anthropos noumenon et anthropos phenomenon. On peut souligner qu'il s'agit en fait  d'une anthropologie chrétienne et surtout augustinienne  sécularisée  qui s'inspirait de la nature duale du Christ. Ainsi l' incarnation chrétienne et l' "incarnation" juive telles que l'entend Mosès débouchent sur deux thèses fondamentalement différentes qui expliquent également  nombre de  différences rituelles entre les deux religions.

Dans le judaïsme, l' accomplissement des rites et des Mistvot participent pleinement à la construction du rapport de l' homme à Dieu via la Loi. Dans le christianisme, la liturgie est profondément liée à une conception sacramentelle et à l'idée d 'une action directe et réelle  de Dieu sur l'intériorité de l' homme dans la continuité du texte paulinien qui consacre la prééminence de la foi sur les oeuvres. 

Ainsi peut aussi être relu l'épisode par lequel le texte biblique indique que l' homme a été créé à son image. La conception de l' unité de Dieu entraîne par conséquent une sorte de "monisme "  anthropologique qui semble pouvoir recouvrir un certain nombre de problématiques spinozistes ultérieures en opposition à la conception cartésienne de la dualité âme-corps, par exemple. Cette conception explique dès lors la grande importance de toutes les questions relatives au corps dans le judaïsme, de la circoncision aux rituels de pureté censés influer sur l'intériorité, l'ensemble des commandements des plus éthiques aux plus formels s'adressant  à un peuple inséré au sein d'une  humanité profondément Universalisée. 

 

"Je serai qui je serai " 

La deuxième étude est consacrée  à l' épisode du buisson ardent et à la révélation par Dieu de son nom à Moïse. "Je serai qui je serai " (Exode 3,1 -15). Dans le monde des exégètes contemporains, le débat autour de cette théophanie mosaïque s'articule autour de la valeur du nom révélé et du sens de cette révélation qui précède celle du tétragramme. Si l'on opte pour une nature onomastique de la révélation, on ferait prédominer l' élément relationnel dans la théophanie sur  l'élément ontologique en rejetant ce dernier dans une problématique de  traduction abusive du texte originel.  La mise en avant de la notion d' " Eternel " en particulier chez Mendelssohn à la suite de Maïmonide,  de Calvin et de la Septante grecque serait de  cet ordre. A l'inverse, l' hypothèse ontologique ferait de l'épisode du buisson ardent une révélation sur la nature de Dieu en tant que fondement (Urgrund) de l' Être en vertu de son éternité dont le tétragramme se ferait la révélation ultime et définitive.

La prédominance onomastique avait par exemple été défendue radicalement  par André Lacocque dans l'ouvrage  Penser la bible  écrit en collaboration avec Paul Ricoeur. Dans la tradition orientale antique, la connaissance du nom d'un dieu permet d'agir sur lui et la demande de Moïse à Dieu ne semblerait pas désintéressée et révélerait  une tentation d'appropriation du divin " théurgique " liée au paganisme traditionnel, en particulier égyptien. La modalité de la révélation et l'impossibilité de prononcer le nom de Dieu marquent une rupture supplémentaire avec ce paganisme environnant puisqu'il révèle l' impossibilité pour l'homme d'agir sur ce Dieu qui se révèle dans son unité, ce qui marque ainsi son caractère exceptionnel au regard des idoles des civilisations environnantes.

En fait, de manière très subtile, Mosès va contourner l'obstacle et tenter une synthèse entre les deux positions tout en introduisant dans le débat une notion parmi les plus fondamentales de la philosophie occidentale : celle d'un et du multiple ; l'Un divin et le multiple des manifestations phénoménales de Dieu se joignent ici pour résoudre l'aporie.

Mosès va ainsi proposer une lecture double de l' épisode de l' Exode avec un Dieu qui à la fois se révèle phénoménalement à l' homme dans un buisson pour signifier par son nom, comme le reprend la tradition talmudique, son "ubiquité " et affirmer sa nature ontologique. L' acte de nommer prend place dans la multiplicité infinie des possibles manifestations divines. Mosès réintègre donc la très ancienne problématique grecque occidentale de l' Un et du multiple formalisée dans le  Parménide  de Platon dans une théologie de la révélation.

Dieu révélerait donc la nature de  son être éternel PAR  une relation éthique, relation éthique qui se constituerait précisément par l'acte de  nomination. La connaissance et la rencontre du Dieu d' Israël comme panim al panim, de visage à visage se ferait dans le même moment que son affirmation ontologique. La révélation mosaïque est ainsi bel et bien vécue comme une rencontre qui, de par son caractère de reconnaissance, produit de l' éthique, inextricablement mêlée à l' Être.

Par ailleurs, cette mise en perspective de la problématique grecque et de la révélation hébraïque tend à montrer, par delà l'extrême différence des modes d'exposition, l' existence d'une intuition fondamentale commune fondatrice de la matrice philosophique occidentale : celle du lien entre l' Ethique et l' Ontologique, lien que Levinas comme Gilson  résumaient ainsi en évoquant Platon : placer le Bien au delà de l' Être. C'est là certainement, selon Mosès, le sens de l' expérience théophanique, le livre de l' Exode rejoignant par une ruse de la raison  La République  de Platon dans la fondation éthique de la civilisation européenne.

 

Hegel, l'histoire, les juifs

Autre ruse de la raison est celle qui mène la philosophie à se couler dans le moule d'un certain nombre de concepts bibliques pour en organiser le retournement à l'encontre du judaïsme. Par exemple, la tradition juive s'enorgueillit d'une forme de résistance à l' histoire qui s'articule autour de deux axes. On connaît depuis l'ouvrage célébré  de Yosef Haïm Yerushalmi  Zakhor la forte différence entre l' hypermnésie symbolique   fondatrice du cycle des fêtes et de la conscience religieuse juive comme  célébration mémorielle et un détachement de l'histoire profane comme pratique scientifique ou culturelle. Yerushalmi avait montré ce hiatus qui ne s'est résolu qu'avec le concept de wissenschaft des judentums à la fin du XIXème siècle, permettant la naissance de la catégorie " historien juif ".

C'est à une autre forme de résistance à l' histoire-profondément liée, néanmoins- que s'intéresse plutôt Stéphane Mosès. Cette résistance à l'histoire se fonde sur une lecture du texte biblique particulièrement célèbre qu' est l'épisode du songe de Jacob (Genèse 28,10-23). Les commentaires  attenant ont toujours voulu voir dans le songe de Jacob une métaphore de la destinée historique ou plutôt trans-historique du peuple d'Israël. Dans ce passage, Jacob a une vision en rêve au  cours de laquelle il contemple une nuée d'anges montant et descendant une échelle reliée aux cieux. Ce rêve a été interprété par le Midrach comme  une vision de la permanence d' Israël. Les allées et venues des anges  entre ciel et terre trahiraient le caractère périssable des nations et des civilisations au regard de la continuité et du rôle-pivot  de l 'alliance entre le Dieu d' Abraham et son peuple.La position d'observateur de Jacob est donc une position de centralité, de point de gravitation au milieu de la circularité des fins et des commencements des diverses civilisations, Israël se situant donc hors du cycle temporel historique classique, s'inscrivant a contrario dans la pure verticalité de l' attente messianique et de la révélation sinaïtique à venir.

Un traité midrachique du VIIIème siècle, Les pirqé de rabbi eliezer, rapporte que, parmi les anges, l'un d'entre eux semble s'élever dans les cieux et y demeurer longuement,  provoquant l' inquiétude de Jacob. Cet ange à la puissance si élevée ne risque-t-il pas de dominer Israël et de supplanter son rôle spirituel terrestre? Un dialogue s'engage entre l' Ange et Jacob conclu par Dieu citant Obadia I, 4 : " Même si tu t'élevais comme l'aigle, si tu faisais ton nid au milieu des étoiles, je te ferai descendre de là, paroles du Seigneur. " Dans les représentations talmudiques, cet Ange est Edom, le royaume d' Esaü, le symbole de l' adaptation au monde, la force , l'imperium du pouvoir politique symbolisé par la couleur rouge qu'Esaü arbore  au sortir du ventre de Rebecca. Edom, c'est Rome, au sens du pouvoir terrestre, de la violence d'état,  Esaü, le jumeau de Jacob, est l'image de l'homme à l' état de nature, celui qui domine  l'espace, le chasseur. C'est aussi, chez certains rabbins, une symbolisation du christianisme, le pourpre cardinalice de l'Eglise. Jacob est, pour sa part, le symbole de la réflexivité , " l' homme qui demeure sous les tentes ", celui qui se retire du tumulte, du monde de la nature livré aux appétits de l'immédiateté, l' homme du temps et de l' éternité.

Cette revendication d'une certaine centralité d'Israël dans l'histoire, Hegel en épouse parfaitement le contour apparent mais pour en donner une interprétation autant qu'un retournement  qui s'inscrit dans une entreprise de dévalorisation du peuple juif. Pour lui, la position d' Israël est celle d'un peuple dans le refus de l' histoire et qui est enfermé dans " l'extrême de la négativité ". Comme la pensée biblique symbolise l' esprit des peuples par un ange, la conception de l' histoire de Hegel reconnaît  à chaque peuple un Volksgeist, un esprit particulier destiné à jouer un rôle dans le processus historique global.

Par contre, à la permanence qu'impliquerait la position an-historique d' Israël, Hegel substitue un concept renvoyant au contraire à une immobilité, le peuple juif demeurant dans le non-devenir, n' acceptant pas le processus d'abrogation/affirmation (Aufhebung)  nécessaire à l'avènement de l' Absolu dans l' histoire. Le peuple d'Israël est donc considéré par Hegel, non  au centre, mais à la périphérie de l'histoire, érigé, pour reprendre le terme de Lévinas,  " à la dignité de relique ". Ainsi, la pensée de Hegel sur le judaïsme se révèle par un effet de mise en abyme comme le reflet, dans la sphère de l'idéologie occidentale, du dialogue originel entre Esaü et  Jacob.

Un autre passage biblique très commenté permet de comprendre les données du problème : c'est celui du baiser qu' Esaü donne à Jacob. Derrière la littéralité du texte qui peut laisser penser à une tentative de réconciliation d' Edom avec Israël, maints commentateurs y ont vu au contraire et de façon très surprenante le récit d'une ultime traîtrise, une tentative de morsure au cou, de baiser de la mort. Dieu aurait selon certains commentateurs alors durci le cou de Jacob " comme une tour d'ivoire " pour le protéger. Ainsi se situerait la pensée de Hegel, qui épouse les apparences et les conclusions du texte biblique pour mieux la retourner et faire rentrer ce qu' Israël considère précisément comme sa fonction au sein de l'histoire comme, au contraire, le témoignage de son dépassement historique.
 
Mosès, par cette étude, montre la profondeur de l' ancrage de la dévalorisation du rôle des juifs dans l' histoire chez des penseurs d'une importance aussi considérable que Hegel. On assiste ici à l'une des réussites majeures de son analyse  et de la démonstration de son utilité, car elle permet de découvrir le forçage de sens à laquelle la  tradition philosophique occidentale a pu participer.

 

Athènes, Berlin et Jérusalem

On résumera ici les autres thématiques, non moins passionnantes, qui comprennent entre autres une étude sur Le Cantique des Cantiques qui donne son titre au livre. Mosès y aborde également la question de la dimension érotique de la torah comme Don amoureux. Une analyse de l' épisode du veau d'or qui sort de la condamnation de l'infidélité d' Israël pour démontrer qu'il est aussi une réflexion sur l' art et l'idolâtrie qui confère aux oeuvres une valeur supérieure aux hommes. Enfin, l'auteur  conclut  par un très beau texte sur le plaidoyer des prophètes en faveur des nations.


Comme les commentateurs de la Bible rapprochaient parfois deux mots de même valeur numérique par  la guématria ou deux textes a priori étrangers l'un à l' autre  pour donner matière à penser et faire ressortir une opinion nouvelle, Stéphane Mosès a su rapprocher deux traditions de pensée, celles d'Athènes (ou Berlin) et celle de Jérusalem. Ces études font jaillir, à la manière de pierres de silex frottées l'une à l' autre, des étincelles de cette autre Alchimie du Verbe qu'est, comme la poésie,  l'herméneutique. Elles tentent d'extraire d'une matière textuelle,  dont le sens paraît scellé, les multitudes de significations qui y résident cachées pour les faire accéder au jour par des lectures nouvelles. Mosès révélera ainsi à beaucoup la profondeur de champ philosophique  d'un texte biblique dont la connaissance est indispensable à la compréhension de notre horizon éthique au-delà de toute appartenance ou croyance religieuse. Se plonger l'espace de quelques instants dans ce petit  ouvrage est un dépoussiérage de l'esprit. On lira donc avec grand profit cette excellente, mais déjà exigeante, initiation à l' interprétation des textes bibliques