Pierre Donadieu propose une lecture panoramique des différents métiers qui composent la filière du paysage, sans trancher entre autonomie et transversalité.
Coédité par Actes Sud et l’École Nationale Supérieure du Paysage de Versailles, le livre Les paysagistes, ou les métamorphoses du jardinier du théoricien Pierre Donadieu, propose une lecture panoramique des différents métiers qui composent la filière du paysage.
Selon son acceptation courante, la figure du paysagiste est indissociable de celle du jardinier. L’art des parcs et des jardins, ainsi que la connaissance du vivant, constituent en effet le fond de plan culturel commun à tous les paysagistes. Pourtant, des évolutions récentes ont ouvert la discipline à d’autres domaines, notamment l’urbanisme et l’aménagement du territoire, les sciences sociales et naturelles, l’ingénierie et les beaux-arts. Ces glissements sont à la base d’une démultiplication des pratiques du paysage, parfois même éloignées les unes des autres.
Qui sont les paysagistes ? Quels sont leurs champs d’interventions et leurs compétences ? Quels sont leurs liens et leurs engagements vis-à-vis de la société ? C’est cette "métamorphose du jardinier" que Pierre Donadieu entend clarifier, à travers la mise en lumière des différentes figures et divers métiers du paysage.
Avouons-le tout de suite, cet ouvrage est susceptible de décevoir ceux qui s’intéressent d’ores et déjà au paysage. Les professionnels pourront y voir une image simpliste voire caricaturale de leur métier. Les chercheurs risquent d’être déçus par le survol des théories du paysage, sans plongeon dans la profondeur de ses concepts. La démonstration s’appuie sur de nombreuses citations et références, toutes pertinentes et essentielles, mais sans vraiment penser à travers elles. Il en résulte une étrange impression d’accumulation ouvrant l’appétit, mais laissant sur sa faim.
S’il n’emporte pas l’enthousiasme, l’ouvrage gagne le mérite de sa clarté en rappelant les bases de la réflexion et de la pratique du paysagisme. Cette approche globale est un tremplin vers une meilleure connaissance de la variété des métiers du paysage, qui ont depuis un demi-siècle outrepassé les limites du jardin en s’ouvrant à l’aménagement des espaces publics, à l’urbanisme et à la planification du territoire. Une telle entreprise mérite d’être saluée tant est forte la méconnaissance de cette "métadiscipline".
Pierre Donadieu propose des clefs de lecture et des repères historiques permettant de comprendre l’évolution du paysagisme, son enseignement au sein des différentes écoles et ses champs de recherches. Le lecteur y trouvera notamment une série de portraits des figures fondatrices : Le Nôtre, Russel Page, Geoffrey Jellicoe, Jacques Simon, Michel Corajoud, Bernard Lassus, ou encore Gilles Clément. L’auteur revient également sur les concepts structurant la pensée du paysage, développée entre autres par John Brinckerhoff Jackson, Augustin Berque, Gilles A. Tiberghien, Jean-Marc Besse et Alain Roger. L’évolution des pratiques et théories montre le glissement opéré depuis l’origine des peintres de paysage au XVIe siècle et des jardiniers jusqu’aux concepteurs paysagistes contemporains.
Une discipline transversale ou bicéphale ?
L’introduction esquisse le débat de fond qui anime actuellement les chercheurs, les professionnels et les étudiants paysagistes :
Les métiers du paysage sont à la croisée entre domaines scientifiques – botanique, horticulture, écologie, géographie, sociologie, ingénierie – et pratiques artistiques – art des jardins, arts plastiques, photographie, écriture. À l’heure où chacune de ces disciplines tend à la spécialisation au détriment de la transversalité, on peut se demander si le paysagisme arrive encore à tisser des ponts entre elles ?
Pierre Donadieu pose l’hypothèse que "la pensée rationaliste qui, pendant la période moderne, a séparé l’esprit de la matière, l’âme du corps, et le sujet de l’objet" serait ainsi responsable de "la crise contemporaine, environnementale et paysagère", ce que Philippe Descola nomme le "grand partage" .
Pourtant, l’auteur s’interroge : le "succès contemporain [des paysagistes] n’est-il pas lié à leur capacité de résistance à cet irrésistible clivage entre arts et science ?". "La compréhension d’un site à aménager par un paysagiste ne peut être qu’hybride : rationnelle, […] sensible, […] morale et esthétique", affirme-t-il.
Alors que l’introduction semble faire du paysagisme une discipline transversale, résistante au "grand partage", les différents métiers du paysage décrits par la suite – les jardiniers, les architectes-paysagistes, les paysagistes urbanistes, les ingénieurs paysagistes, les entrepreneurs paysagistes, les chercheurs en paysage… – deviennent autant de figures archétypales qui tendent à morceler les compétences, à opposer plutôt qu’à réunir, ce qui ne facilite pas une lecture globale.
Mettre les métiers du paysage dans des cases comme le propose Pierre Donadieu est certes un moyen efficace et pédagogique pour décrire ce milieu. Mais cela induit inconsciemment de nouvelles barrières qui, paradoxalement, vont dans le sens du "grand partage" que dénonçait l’auteur en premier lieu. Il apparaît que les pratiques et les formations du paysage d’aujourd’hui se séparent de plus en plus dangereusement en deux pôles qui se tournent le dos, avec d’un côté la défense d’une certaine objectivité et d’une "science" du paysage, privilégiant la technique et le savoir au détriment de l’art, et de l’autre, les militants d’une approche plus sensible et artistique de la profession.
Il serait alors peut-être temps de lever l’ambiguïté sur le paysagisme et il est dommage que Pierre Donadieu n’aille pas plus loin sur ce point. Car des disciplines comme l’architecture ou le design ont depuis plus d’un siècle réussi la synthèse entre art et technique, en inventant par là même la notion d’arts appliqués.
La notion de "projet" telle qu’elle est enseignée dans les Écoles Nationales Supérieures du Paysage se rapproche de plus en plus de celle enseignée dans les écoles d’architecture. Elle repose en effet sur la prospection synthétique d’une forme (d’un dessin) liée à une intention (un dessein) ce qui est une des définitions du verbe anglais to design. Dans cette même langue d’ailleurs, le terme de paysagiste devient landscape architect ou landscape designer témoignant du rapprochement certain entre le paysagisme, l’architecture et le design.
La notion de design dans le langage français courant est malheureusement trop éloignée de son sens original anglo-saxon pour que les paysagistes puissent s’en revendiquer. Quand à l’architecture, de vaines querelles ralentissent constamment les relations entretenues avec les paysagistes.
Les paysagistes, ou les métamorphoses du jardinier est symptomatique de ce profond malaise de la profession, clamant son autonomie sans vraiment réussir à se définir par elle-même, défendant la transversalité sans se situer par rapport aux autres.
La culture du paysage, issue de l’art des jardins et de l’horticulture, n’a donc pas encore décidé d’assumer pleinement ce rapprochement avec l’architecture et la culture des arts appliqués. Ce serait pourtant l’occasion de dépasser enfin cette fausse schizophrénie entre art et technique, d’asseoir le paysagisme comme une discipline synthétique et transversale, et de clarifier son rôle vis à vis de la société