Comment entre-t-on dans une ville? Par des portes, des seuils, ou bien encore des ponts. On peut également y entrer par des mots. C'est ce que proposent de faire les quatre chercheurs qui dirigent cette Aventure des mots de la ville "A travers le temps, les langues, les sociétés". Une telle démarche se comprend dans la mesure où les mots ne sont pas clos sur eux-mêmes, mais ouvrent sur des mondes, des cultures et des systèmes de pensée. On voyage alors à travers les mots comme à travers une ville, avec la curiosité pour seule guide.

Les fondements d’une "aventure"

 L’ouvrage résolument pluridisciplinaire dirigé conjointement par Christian Topalov (sociologue), Laurent Coudroy de Lille (géographe), Jean-Charles Depaule (anthropologue) et Brigittte Marin (historienne) est un curieux objet. Commençons par le définir en négatif, en employant les termes mêmes de Christian Topalov qui en signe une riche introduction. Ce n’est pas un “dictionnaire critique, fréquemment pratiqué par les spécialistes de la ville, où la dimension normative est prévalente   ”. Ce n’est pas non plus un “dictionnaire historique”, terme qui “n’est pas tout à fait adéquat à notre objet   ”. Le titre de l’introduction avait mis en garde le lecteur : “Ceci n’est pas un dictionnaire”. Etrange procédé que de définir un objet non par ce qu’il est, mais par ce qu’il n’est pas. Pour autant, celui-ci semble s’imposer tant le projet est original et novateur. Ces quelques précisions devraient rassurer les géographes, les sociologues ou les urbanistes, qui savent que les dictionnaires ne manquent pas : Pierre Merlin et Françoise Choay ont ainsi dirigé un Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement (PUF, 1988), tandis que Denise Pumain, Thierry Paquot et Richard Kleinschmager ont assuré la publication d’un Dictionnaire de la ville et de l’urbain (Anthropos, 2006). 

 

Christian Topalov explique dès les premières lignes que “le gros livre que vous avez entre les mains n’est pas tant un dictionnaire qu’un guide de voyage, une invitation à de multiples cheminements possibles dans les villes et dans les mots, dans le temps, les langues, les sociétés urbaines   ”. Tout bon lecteur-voyageur sait qu’il en va des livres comme des villes : on y entre sans savoir ce qu’on y trouvera, on s’y perd, et on n’en sort pas toujours indemne..

 

Avant d’entrer dans ce qui “n’est pas un dictionnaire”, il est donc vivement conseillé d’en passer par le texte liminaire de Christian Topalov. Sur une trentaine de pages, le sociologue expose les fondements théoriques de cette vaste entreprise dont la confection, dans le cadre d’un programme de recherche, a couru sur huit années (une étape préparatoire avait été franchie avec la publication d’un Trésor des mots de la ville : une maquette au 1/5ème, disponible en ligne sur le site du Laboratoire d’Anthropologie Urbaine du CNRS). C’est ici l’occasion d’en faire ressortir les éléments importants. Tout d’abord le choix du vocabulaire : “nous avons sélectionné trente à quarante entrées  touchant quatre grands thèmes : les catégories de la ville, les divisions de la ville, les types d’habitat, les voies et espaces découverts   ”. Paraphrasant Paul Claudel qui, au début de sa quatrième grande ode, « la Muse qui est la Grâce », écrivait : “Les mots que j’emploie, ce sont les mots de tous les jours, et ce ne sont point les mêmes !”, Christian Topalov explique que “nous avons voulu traiter des mots de tous les jours, ceux qui sont actuellement utilisés par les gens dans les villes. Nous avons donc écarté ceux qui appartiennent seulement aux langages techniques, administratifs ou savant   ”. Le lecteur appréciera ce premier souci où les mots qu’on trouvera dans l’ouvrage sont ceux utilisés par tout un chacun, partagés dans des situations d’énonciation ordinaires. Il ne s’agit donc pas tant de découvrir des mots inconnus que de découvrir avec étonnement de l’inconnu dans ce qu’on pourrait croire connu. 

 

Cet intérêt pour les mots de la ville ne relève pas d’un simple goût d’érudition, mais s’inscrit plus fondamentalement dans “l’hypothèse centrale et l’enjeu intellectuel de l’entreprise (…) : les mots de la ville ne font pas que décrire le monde urbain, ils contribuent à le constituer   ”. Cette affirmation d’une mise en ordre du monde par les mots rappelle le poids dulinguistic turn et des “paradigmes constructivistes” sur lesquels Christian Topalov revient dans le cours de son texte. Ces références indiquent que l’Aventure des mots de la ville ne doit rien au hasard et que sa mise en œuvre a reçu une attention théorique et épistémologique toute particulière.

 

Conjurer Babel

 

La couverture du livre laisse entrevoir la véritable originalité de l’entreprise : on y voit le mot “ville” inscrit dans les huit langues retenues : l’allemand, l’anglais, l’arabe, l’espagnol, le français, l’italien, le portugais et le russe. Car il ne s’agit pas simplement de travailler “sur les usages des mots, c’est-à-dire sur les significations qu’ils prennent dans des situations et énoncés particuliers   ”, mais également de confronter des langues et donc, à travers elles, des manières de penser et de se représenter la ville. Chaque langue reçoit en moyenne une trentaines d’entrées (le minimum étant 26 pour l’arabe, et le maximum, 42 pour le français). Qu’on ne s’y trompe pas, l’ouvrage ne se saurait se réduire à un “glossaire international” dans lequel le lecteur irait puiser des mots à traduire, mais il est avant tout une invitation, par le biais du mot, à entrer dans une langue et dans un système culturel. Si l’ouvrage est en français, chaque notice a été écrite par les auteurs dans leur propre langue, pour ensuite être traduite. Ceci n’est pas une simple posture scientifique, mais permet que “les significations des mots étudiés sont donc décrites exclusivement  dans les termes des systèmes sémantiques auxquels ils appartiennent   ”. Le terme d’ « entrée » doit alors s’entendre dans toute son épaisseur : entrée dans un mot, mais également entrée dans un système socio-linguistique. 

 

Comment ne pas se perdre ?

 

Les considérations théoriques de Christian Topalov dès l’ouverture de l’ouvrage sont ambiguës : elles éclairent autant qu’elles découragent le lecteur. Elles replacent parfaitement le livre dans le cadre d’un projet intellectuel, et dans le même temps elles placent le lecteur face à ce que Roland Barthes appelait des “chicanes sélectives”, à savoir des dispositifs terminologiques ou linguistiques propres à choisir son lectorat. Les citations en italien ou en anglais, non traduites, provoquent de ce point de vue, une sorte de frustration. Il est donc nécessaire d’oser franchir le seuil du livre pour entrer pleinement dans les définitions qui le composent. Les auteurs du livre ont eu la bonne idée de fournir au lecteur un “mode d’emploi d’une notice”, explicitant la structure de chaque entrée. Ce “mode d’emploi” est d’autant plus indispensable que la composition interne de chacune des entrées est une mise en pratique du projet théorique des auteurs. Tout est fait pour que chaque terme soit appréhendé dans son environnement sémantique, et non dans celui du lecteur, ce qui aurait pour effet d’amoindrir considérablement la portée du livre. On comprend alors pourquoi “on trouve en tête de notice une série de traductions du mot vers le français, suivie d’une série de définitions traduites de la langue concernée   ”.

 

Chaque entrée se clôt par une série de “renvois à d’autres notices”, qui sont autant d’invitations à “aller consulter d’autres notices qui concernent des mots appartenant au même champ sémantique   ”. Ces renvois sont les indices d’une lecture non discursive de l’ouvrage. On serait finalement plus proche de ces livres pour enfants “dont vous êtes le héros », dans lesquels chaque lecteur compose son propre itinéraire en fonction des bifurcations choisies. On passera alors du terme russe “dvor” (cour, avant-cour, arrière-cour), pour passer ensuite au terme arabe de “funduq” (hôtel dans lequel les marchands ont leur magasin), et finir par l’ “albergo italien” (logis, habitation, demeure). Au final, l’Aventure des mots de la ville est sollicitation pour une lecture guidée par l’étonnement de la découverte, une lecture à l’aventure