Le caractère infini de l'homme, s'il existe, reste encore à démontrer.
Ce ne sont pas moins de trois livres d’Alain Badiou qui paraissent en 2010. Le Fini et l’infini, publié par Bayard, dans la collection « Les Petites Conférences », est l’un d’entre eux. Ce petit livre (59 pages) est divisé en deux parties. Dans la première, le lecteur trouvera la conférence énoncée par Alain Badiou, dans le cadre des « Petites Conférences-Lumières pour Enfants » au Théâtre de Montreuil, le 22 mai 2010 ; et dans la seconde, les questions du public et les réponses de Badiou. Le contexte institutionnel pèse beaucoup sur le contenu et la forme de ce petit livre. Ce livre est court, avec un ton et un style que Badiou pense être appropriés pour un public d’adolescents , composé d’une conférence et d’échanges, parce que les événements ont eu lieu de cette manière et parce que les éditeurs ont choisi de respecter au mieux l’esprit et la forme des événements qui ont eu lieu .
Nous nous concentrons sur la conférence pour procéder à une critique équilibrée. Le Fini et l’infini commence par une analyse linguistique et notionnelle de plusieurs termes, dont l’infini et le fini, puis traite de la mort, des mathématiques, de l’univers, de l’art, du fini, de l’infini, etc, et se termine par des considérations sur le bonheur. On ne pourra pas reprocher à Badiou de manquer d’ambition et de courage, parce que passer un si grand nombre de thèmes en revue en moins de vingt-cinq pages en requiert. En dépit de cette richesse thématique et de la diversité des affirmations sur ces thèmes, il nous semble que la thèse principale est la suivante : l’homme a le pouvoir de dépasser sa finitude individuelle, ou, dans les termes de Badiou, il est plus fort que la mort. Elle n’est pas affirmée explicitement comme étant la thèse principale, mais puisqu’elle est récurrente et qu’elle est énoncée à la fin - induisant par là l’idée qu’elle est le but de sa conférence-, ce choix nous paraît plausible.
Cette thèse est soutenue par un argument implicite, qu’on peut reformuler de la manière suivante :
1) Si l’homme possède la maîtrise de l’infini, alors l’homme est plus fort que la mort.
2) Or l’homme possède la maîtrise de l’infini.
3) Donc l’homme est plus fort que la mort.
C’est un argument qui a la forme d’un classique, mais très efficace, modus ponens . Quelques mots pour expliquer cet argument. Badiou donne deux définitions du fini : comme limite dans l’espace et comme terme dans le temps. La vie humaine a un terme dans temps et une limite dans l’espace. L’infini, quant à lui, est « le contraire de la mort » , c’est-à-dire ce qui ne connaît pas de terme dans le temps et n’a pas de limite dans l’espace. La thèse signifie que l’homme possède la propriété d’être fini et infini. Le fait que l’homme possède la maîtrise des mathématiques, qu’il produise des œuvres d’art et qu’il ait des connaissances sont les raisons qui poussent Badiou à affimer la prémisse mineur et soutenir la conclusion. Pourquoi soutenir cette thèse ? Badiou n’est pas très clair sur ce point, mais il nous semble qu’elle lui permette de soutenir une théorie et une pratique philosophique alternative aux religions, qui répondent aux besoins et questions métaphysiques, et nous guide vers le bonheur.
L’argument est valide. Mais est-il fondé sur des prémisses vraies ou acceptables ? Le premier problème rencontré est lié au vague, à l’absence de définitions précises, aux glissements dans l’argumentation. Prenons le cas de la notion de « fini » par exemple. Badiou commence par associer finitude et mort sans en préciser le lien : « Vous voyez que la finitude humaine a à voir avec la mort, et que le fini et l’infini parlent un peu de la mort. » On ne voit pas quelle conclusion Badiou veut tirer de ces comparaisons : le fait qu’un homme soit fini et qu’une galaxie le soit aussi ne nous dit rien sur la mort de l’homme ou sur la disparition des galaxies, et encore moins sur la nature de l’homme et des galaxies. On saura seulement que la finitude renvoie à la mort, sans plus de précisions. L’infini est le sujet de semblables négligences, qui donnent lieu à des absurdités. Au départ, l’infini est « le contraire de ce nombre qu’on fixe » , puis, quelques pages plus tard, il devient un nombre défini, à savoir oméga, qui est la « limite de l’infini virtuel » , un nombre qui comprend tous les nombres. L’infini est aussi défini comme étant le « contraire de la mort » , mais puisque la mort n’est pas le fini (la mort met un terme à notre vie, mais n’est pas le terme lui-même), alors l’infini n’est pas le contraire du fini. Ces maladresses induisent de réelles difficultés pour comprendre ce texte et conduisent à des absurdités.
Le second problème est lié à la prémisse mineure. Quelles raisons invoquent Badiou pour soutenir que nous possédons la maîtrise de l’infini ? Elles sont au nombre de trois : les hommes ont des connaissances sur l’infini, font des mathématiques, et produisent des oeuvres d’art. L’homme aurait des connaissances sur l’infini , phénomène à partir duquel Badiou tire la conclusion selon laquelle l’homme maîtrise l’infini. Mais Badiou, pour affirmer que nous avons des connaissances sur l’infini, s’appuie sur le fait que nous en parlons. Mais je peux parler du dernier compte-rendu de la cour des comptes, sans avoir de connaissances sur ce sujet, en énonçant quelques croyances plus ou moins fondées. Et le fait de donner un nom à une chose et de pouvoir nous demander ce qu’elle est, ne veut pas dire que nous ayons des connaissances à son propos : je peux donner un nom à mes enfants, me poser des questions sur qui ils sont et ce qu’ils font, sans jamais former de connaissances sur eux. Et finalement, que Badiou veut-il dire quand il affirme que nous en sommes les maîtres ? Que nous en sommes les propriétaires ? Que nous l’avons entièrement sous notre contrôle ? La réponse reste dans le vague et nous n’avons rien à notre disposition qui nous permette d’affirmer que cette raison soit vraie ou recevable.
Passons aux mathématiques. L’homme, puisqu’il a créé la série (virtuellement infinie, qui n’est pas réellement infinie ) des nombres et la limite des nombres (actuellement infinie), maîtrise les mathématiques, qui sont infinies, et est donc plus fort que la mort. Ce raisonnement est manifestement faux. Un peu de théorie des ensembles ou un diagramme de Venn, aurait suffit à Badiou pour se rendre compte de son erreur. Si on suppose que l’ensemble des mathématiques est l’ensemble A, que l’ensemble des choses infinies est l’ensemble B ; alors, puisque l’ensemble B contient au moins un élément qui n’est pas en A , B n’est pas inclus dans A. Aussi les propriétés vérifiées en A ne sont pas nécessairement valides pour B. Autrement dit, avoir un pouvoir sur les mathématiques n’implique pas avoir un pouvoir sur l’infini. Et au final, quel est ce pouvoir ? L’oméga cantorien n’est qu’un nom , une manière de représenter la limite de la série des nombres, sur lequel on peut faire des opérations, et non ce nombre lui-même. On ne voit vraiment pas pourquoi cette création rendrait Cantor immortel.
L’art permettra-t-il à Badiou de rendre son argument acceptable ? Badiou reconnaît lui-même, dans les échanges, qu’il n’est pas une raison suffisante Mais il tient tout de même à nous suggérer qu’il existe un moyen terme entre le fini et l’infini, qui serait propre à l’homme, et qu’il faudrait adopter, bien que le fini et l’infini soient des notions bien définies, alors que la réalisation, le récepteur, le contenu, et la définition de cette « promesse d’infini » restent complètement dans le vague. Grâce à cela, Badiou s’est donné un refuge argumentatif en soutenant une chose et une autre, qui lui permettra de dire, en cas d’attaque : « Je n’ai pas dit que l’art rendait l’homme infini, mais simplement qu’il en portait la promesse » et vice-versa, rendant ainsi toute évaluation critique de son travail impossible.
Ce petit livre ne montre pas Badiou dans ses meilleurs jours. L’argument qu’il propose est valide, mais inacceptable, parce que les raisons qui le soutiennent sont fausses et que celles qui ne le sont pas ne peuvent pas faire l’objet d’une évaluation. Ce livre pourrait constituer un catalogue d’illustrations de certains arguments fallacieux : composition, fausse analogie, non-sequitur etc. Le caractère infini de l’homme, s’il existe, reste encore à démontrer.