En dressant une étude historique comparée, Alice Primi atteste de la témérité des Allemandes et des Françaises qui ont franchi le seuil de leur prison domestique, galvanisées par les idées des Lumières déjà perverties à des fins d’exclusion.
  

Des folles déchaînées hurlant leur révolte dans la rue. Ainsi sont caricaturées, dans notre mémoire collective, les femmes qui ont obstinément œuvré, depuis le XVIIIème siècle, à la réalisation concrète des principes républicains. La contribution des femmes à la construction démocratique ne semble susciter qu’un étroit intérêt chez les historiens français qui accusent en cela un certain retard par rapport à leurs homologues allemands. La thèse d’Alice Primi, Femmes de progrès, femmes et allemandes engagées dans leur siècle, 1848-1870, remédie aux occultations de l’Histoire française, tout au moins sur la période couverte. Cet ouvrage, en dressant une étude historique comparée, atteste de la témérité des allemandes et des françaises qui ont franchi le seuil de leur prison domestique, galvanisées par les idées des Lumières déjà perverties à des fins d’exclusion.    

 

Femmes de progrès vs hommes de progrès

 Chérissant un idéalisme démocratique, aux couleurs nationalistes plus prononcées pour les Allemandes, les femmes que nous rencontrons dans cet ouvrage, embrassent les causes défendues par les partis autoproclamés progressistes. L’accès aux instances dirigeantes sera interdit aux femmes par les responsables hommes, convaincus comme Proudhon que "le rôle de la femme n’est point la vie extérieure, la vie de relation et d’agitation mais bien la vie intime, celle du sentiment et de la tranquillité du foyer domestique. Le socialisme (…) est venu aussi pour réhabiliter le ménage, sanctuaire de la famille". Les "pionnières de 1848"  ne se laisseront pas endormir par ces arguments fallacieusement "républicains" et "socialistes" et mettront ouvertement la gente masculine devant ses propres contradictions. Louise Otto écrit avec la virulence de la déception que "Les hommes libres ne doivent souffrir aucun esclave à leurs côtés et donc aucune esclave non plus. Nous devons remettre en question l’honnêteté ou l’intelligence de tous les combattants pour la liberté qui ne représentent que les droits des hommes et non ceux des femmes en même temps. Si eux ne veulent pas nous avoir comme camarades, nous ne pouvons pas davantage les nommer les camarades des portes drapeaux de la liberté". Face aux raisonnements incontestables de ces femmes, pour la majorité d’entre elles, veuves ou célibataires éduquées, les hommes publics répliqueront par des  humiliations plus ou moins polies : offrir un bouquet de fleur à la fin d’une intervention publique, jouer sur le double sens de "femmes publiques"…

Mais rien ne semble pouvoir dissuader les femmes de poursuivre leur quête républicaine. Elles continueront à réclamer, via des journaux d’opinion qu’elles fonderont (ex : la Voix des femmes d’Eugénie Niboyet, Die Frauen Zeitung en Allemagne) moins une citoyenneté réduite au droit de vote qu’un « titre (de citoyenne) qui oblige à suivre le progrès pas à pas» (Eugène Niboyet) notamment grâce à un accès réel à la sphère publique via la prise de parole. Seule la contre-révolution parviendra à réfreiner leurs ardeurs politiques. Les femmes seront les premières victimes des lois liberticides post 1848 (la Lex Otto du 18 mars 1941, du nom de Louise Otto qui interdit explicitement aux femmes de fonder et diriger un journal et le décret du 17 février 1852 en France qui octroie aux seuls titulaires des droits civils et politiques celui de publier un journal d’opinion seulement). De même, l’emprisonnement des Républicaines ayant participé aux insurrections de 1848 conduiront ainsi nombre de femmes à se réfugier dans le silence. Mais, les plus rebelles poursuivront leur marche vers le progrès en prenant davantage en considération ce que leur société est en capacité d’entendre.  

Détermination vs déterminisme 

Afin de contourner les interdictions de la contre-révolution mais aussi de renforcer la crédibilité de leurs propos, les "post quarante-huitardes" rivaliseront d’ingéniosité pour concilier leur désir d’engagement public avec les "normes genrées" édictées par une société à domination masculine. 

Les associations dont la vocation entre dans le périmètre des attributions féminines (associations de charité, culturelles, à but éducatif ou encore de défense des intérêts des ouvrières) écloront en France comme en Allemagne. Certaines seront mixtes, d’autres seront strictement réservées aux femmes.  L’association est déjà considérée comme l’instrument du "socialisme réel" par excellence.  En plus d’être un lieu d’apprentissage de la démocratie et d’intégration pour ses membres, l’association est conçue comme une alternative concrète à la société capitaliste. Une union d’associations, bourgeon d’une "association universelle", verra d’ailleurs le jour grâce à une femme, Jeanne Deroin.  Cette union sera dissoute en 1850 et ses responsables femmes seront jugées. 

En complément de cette action de terrain, les femmes d’après 1848 investiront, avec prudence, le champ littéraire. Certaines femmes recourront à la à la double lecture, d’autres à la technique des pseudonymes masculins. Entre les lignes d’une histoire dont l’héroïne correspond aux standards sociaux de l’époque ou encore entre celles d’un roman historique se dissimulera une contestation implicite du régime impérial ou encore une revendication pour le droit des femmes. D’autres écriront des romans de mœurs, ancêtres des essais, mais soigneront tout particulièrement les "préfaces légitimantes" de leur ouvrage afin de rassurer le lecteur notamment quant à leur profond attachement à leur rôle d’épouse et de mère (allant parfois jusqu’à refuser l’héritage des "bas-bleus" de 1848). 

Ces techniques de résistance seront également mises en œuvre par les femmes qui, malgré les interdictions qui pèsent sur elles, ont décidé de continuer à véhiculer leurs convictions dans la presse. Dans un premier temps, elles se limiteront à des articles relatifs à des sujets légers. Mais, très vite, la passion politique reprendra ses droits. Les femmes signeront des articles contestataires sous un pseudonyme masculin ou alors truffés d’"implicites". Quelques téméraires (dont Olympe Audouard avec sa Revue Cosmopolite), prenant le risque d’être détruites par l’hostilité des hommes, écriront dans la presse des articles qu’elles signeront de leur véritable nom et iront jusqu’à fonder des journaux d’opinion. 

Leurs efforts seront récompensés par une progressive tolérance qui se dessinera, tant en France qu’en Allemagne, à la fin des années 1860 dans un contexte de libéralisation progressive. Leur féminité est de moins en moins considérée comme un obstacle à la crédibilité de leurs écrits et ne les prive plus de participation aux réunions publiques. Certaines y prendront même la parole allant jusqu’à agir, avec une provocation et une véhémence masculine, pour défendre leurs droits civiques, politiques et sociaux. 

Comme l’explique Louise Otto "Dans le calme politique où nous vivons présentement, la question des femmes est passé au premier plan et domine d’une façon qui était presque auparavant impensable. Dans chaque journal, dans chaque association, dans chaque assemblée populaire, on discute de cette question(…)." La majorité des hommes politiques accepteront de l’aborder au sein de leur parti mais avec l’unique dessein de "canaliser" l’énergie émancipatrice des femmes encore associée au désordre politique. Ces avancées sur la route du progrès ne doivent cependant pas faire oublier que beaucoup de femmes engagées continueront à être humiliées et à déplorer la censure de leurs écrits. 

Universalisme à la française vs nationalisme allemand 

Les femmes de progrès, allemandes ou françaises, poursuivront la même fin : construire une société éclairée où les droits de l’Homme seront reconnus à tous, "tous" incluant le "toutes". Leurs chevaux de bataille seront les mêmes : la démocratie, la laïcité (sans pour autant afficher explicitement leur athéisme comme pourront le faire les hommes), l’éducation, le travail…

La société rêvée est appelée "progrès" par les femmes françaises qui ont très souvent recours à ce concept dans leurs prises de position. Etonnamment, le mot "Forschritt" est très peu usité par les Allemandes. Ces dernières préfèrent investir le moment présent, "leur époque (…) qui commence enfin à réaliser ces grandes idées civilisatrices". Parmi ces idées civilisatrices figure en tête celle de l’unité nationale. En effet, le combat pour l’unité nationale allemande supplantera tous les autres. Selon Louise Otto, "même si les femmes n’ont pas exigé impétueusement l’égalité politique et l’égalité devant la loi, cela arrivera de soi même, par  une nécessité naturelle.". Priorité donc à leur mission qu’elles veulent pacificatrice au service de la Nation. Ce patriotisme se traduira particulièrement par un rejet du modèle français de la femme de progrès auquel est étroitement associé le terme "émancipation", synonyme, même pour les Allemandes, d’immoralité. Les femmes allemandes substitueront au terme "émancipation " celui d’ "autodétermination" qui s’applique tant à une Nation qu’à une vie. 

Pour cela, elles réclament, elles-aussi, des droits indispensables pour pouvoir décider elles-mêmes de leur futur en toute indépendance sans pour autant remettre en cause leurs responsabilités d’épouse et de mère. Alice Marti explique en s’appuyant sur les analyses de la philosophe Rada Ivekovic que "le processus par lequel la revendication d’une identité nationale mobilise fortement les identités genrées, la nation se construisant à l’image de la famille. C’est aux femmes (éducatrices des générations suivantes) qu’il incombe d’afficher et de perpétuer les valeurs qui sont définies comme nationales ". 

Les luttes politiques des sans droits sont trop souvent résumées à des revendications égalitaires par rapport au groupe dominant de la société aux  marges de laquelle ils ont été relégués. Pourtant, la reconnaissance des droits civiques et politiques n’est, pour ces groupes minoritaires, qu’une étape préliminaire conditionnant leur participation à un projet de nouvelle société. En témoignent l’action de ces femmes politiques de l’avant dernier quart du XIXème siècle qui n’aspiraient à un égal accès à la sphère publique que pour enrichir la construction démocratique entreprise par les hommes. Leurs "efforts (…)" ont ainsi contribué à "aplanir la route du progrès", selon l’expression d’Eugénie Poujade, un progrès universel où les droits des femmes n’en sont qu’une composante. 

Le travail historique d’Alice Primi a indéniablement une résonnance contemporaine. Les méandres historiques de l’apprentissage politique des femmes éclairent les débats actuels sur leur place au cœur des sphères décisionnelles (responsabilités politiques, direction d’entreprise, rédaction en chef…). En effet, même si les droits politiques des femmes ont fini, juridiquement par leur être reconnus,  leur exercice effectif reste encore obstrué par des conceptions traditionnalistes quant aux rôles et aux capacités de la femme. Ces barrières à la progression des femmes ont finalement peu évolué et pourraient encore dissimuler une volonté masculine de se préserver des espaces de pouvoir. 

Par ailleurs, Alice Primi insiste sur la conviction partagée tant par les femmes engagées que par les hommes publics de l’époque, quant à l’existence d’une spécificité de l’action politique des femmes, complément "naturel" de celle conduite par les hommes. Les femmes seraient plus soucieuses de l’intérêt général, plus pacifiques, plus à même de traiter les questions sociales, plus attachées aux réalisations concrètes qu’aux discours…. De tels arguments sont encore aujourd’hui avancés pour légitimer la pénétration des femmes dans l’espace politique. Ces prétendues "compétences genrées" auxquelles se sont ajoutés les "quotas" de parité font oublier que la capacité à avancer sur la route du progrès n’est pas déterminée par le sexe mais par la volonté, l’ingéniosité et l’attachement à l’intérêt général. Et l’Histoire nous démontre que les vertus politiques sont les attributs tant des grands Hommes que des grandes Femmes.