Appiah cherche le dénominateur commun des révolutions morales dans l'honneur. De très belles histoires pour une conclusion peu convaincante.

* Gallimard publie ce jeudi 22 mars Le code d'honneur, la traduction française de The Honor Code, soutenue par le Centre national du livre. A cette occasion, nous vous invitons à en relire la critique publiée en octobre 2010. 

 

De nombreux philosophes des sciences (Kuhn étant peut-être le plus célèbre, mais certainement pas le seul) se sont penchés sur la façon dont se produisent les révolutions scientifiques afin de mieux comprendre la nature de la science. Suivant leur exemple et le transposant au domaine de la philosophie morale, Appiah se propose dans son nouvel ouvrage de comprendre le déroulement des révolutions morales, afin de mieux comprendre la nature de la moralité.

 

Le rôle de l’honneur dans les révolutions morales

Appiah définit une révolution morale comme une transformation rapide qui ne touche pas seulement nos sentiments moraux, mais aussi notre comportement moral. Après une révolution morale, nous ne pouvons que nous interroger sur ce qui pouvait conduire les gens à se conduire de telle ou telle façon : “À quoi pensions-nous ? Comment avons-nous pu faire ça pendant tant d’années ?”   Le but de son enquête est de déterminer quel est le moteur des révolutions morales, ce qui nous conduit à changer de façon significative notre façon de nous comporter.

La réponse d’Appiah à cette question peut se découper sous forme de deux hypothèses. La première de ces hypothèses est négative : selon Appiah, les révolutions morales ne se produisent pas sous l’effet de nouveaux arguments moraux. Lorsqu’une révolution morale se produit et qu’un type spécifique de comportement disparaît, des arguments contre le comportement en question existaient déjà depuis longtemps et était déjà connus d’un grand nombre de personnes, sans pour autant avoir d’effet sur leur conduite. La seconde hypothèse, positive, donne son titre à l’ouvrage : selon Appiah, l’honneur joue un rôle central dans le déroulement des révolutions morales.

Tout au long du livre, Appiah esquisse (brièvement) une théorie de ce qu’est l’honneur. Pour lui, l’honneur se définit comme le droit au respect, le respect pouvant lui-même être divisé en deux grands types.   D’un côté, le respect comme évaluation   consiste à évaluer une personne vis-à-vis d’un standard et à la juger supérieure à ce standard : c’est le type de respect que nous pouvons ressentir vis-à-vis de grands sportifs ou d’acteurs très doués. De l’autre, le respect comme reconnaissance   revient à traiter une personne de façon appropriée étant donné un certain fait concernant cette personne. Par exemple, quand nous respectons un juge ou un policier en nous conduisant avec prudence face à eux, nous nous comportons de cette manière parce que nous “reconnaissons” le pouvoir qu’ils peuvent avoir sur nous. Appiah distingue une sous-espèce du respect comme reconnaissance : le respect comme reconnaissance positive   , qui consiste à se comporter d’une façon bien précise (suivre un code) envers une personne et à la “regarder de façon positive” en vertu d’une certaine qualité que nous lui reconnaissons. Par exemple, quand nous jugeons qu’un homme mérite d’être traité avec certains égards du seul fait qu’il est un homme (cas dans lequel l’honneur qui lui vaut ce respect prend le nom de dignité humaine).

Selon Appiah, à chaque type de respect correspond un type différent d’honneur. Au respect comme évaluation correspond l’honneur compétitif   , et qui accepte des degrés, tandis qu’au respect comme reconnaissance positive correspond l’honneur des pairs   , qui est une question de tout ou rien. Le type d’honneur sur lequel Appiah va se concentrer dans cet ouvrage est l’honneur comme honneur des pairs, qui va de pair avec un code de l’honneur (parfois implicite) que doit respecter toute personne d’honneur (c’est-à-dire celle qui ne se soucie pas tant d’être respectée que d’être digne de respect) et dont la transgression ne pourrait qu’inspirer le mépris. Selon Appiah, c’est ce dernier type d’honneur qui est au centre des révolutions morales, d’où la référence au code de l’honneur dans le titre de l’ouvrage.

Trois études de cas

Mais comment Appiah en vient-il à justifier la double thèse selon laquelle (i) les arguments moraux ne suffisent pas à entraîner les révolutions morales et (ii) l’honneur est un élément clé dans leur déclenchement ? La justification est en fait inductive : Appiah part de l’étude de trois révolutions morales différentes pour ensuite en déterminer les traits communs. Ces trois révolutions morales sont (i) la disparition du duel en Angleterre, (ii) la disparition du bandage des pieds des femmes en Chine et (iii) l’abolition de l’esclavage par le Royaume-Uni.

Dans le premier cas (étudié au Chapitre 1), celui de la disparition du duel en Angleterre, Appiah tente de montrer que, au moment de sa disparition (la première moitié du XIXe siècle), de nombreuses personnes jugeaient le duel immoral. En effet, le duel était contraire aux enseignements du christianisme, contraire à loi, et considéré comme source d’un gaspillage inacceptable de gentilshommes (le duel étant effectivement une coutume qui leur était réservée). Néanmoins, sa pratique perdurait parce que le code de l’honneur enjoignait tout homme d’honneur (i) à demander réparation par le duel lorsque son honneur était menacé et (ii) d’accepter le duel, sous peine de se voir déshonoré. Selon Appiah, ce qui a fini par “tuer le duel”, c’est sa “vulgarisation” : de plus en plus, des gens qui n’étaient pas de “vrais” gentilshommes (mais qui s’étaient enrichis par le commerce ou parce qu’ils étaient membres d’une profession) se sont mis à s’affronter en duel, à tel point qu’il n’y avait plus rien “d’honorable” à pratiquer le duel. Le dernier obstacle à la disparition du duel disparaissait enfin.

Le Chapitre 2 s’attarde sur la disparition de la pratique qui consistait à bander les pieds des femmes en Chine, disparition que l’on peut situer au début du XXe siècle. Là encore, cette pratique faisait partie d’un certain “code de l’honneur” qui s’imposait en particulier aux femmes d’extraction noble, et cela en dépit des maux dont elle était la source et dont tous étaient conscients. Dans ce chapitre, Appiah développe l’idée selon laquelle un individu peut partager l’honneur (et le déshonneur) du groupe auquel il appartient (par exemple : la nation). Selon lui, le bandage des pieds aurait disparu principalement parce que cette pratique aurait fini par être perçue comme “déshonorant” la nation de Chine vis-à-vis des autres nations, à une époque où la Chine tentait d’entrer dans le monde moderne. Autrement dit : ce sont des considérations concernant l’honneur de la Chine en tant que nation parmi d’autres nations qui auraient fini par prendre le dessus sur des considérations portant sur l’honneur des individus comme membres d’une caste noble.

Le Chapitre 3 se penche finalement sur l’abolition de l’esclavage par le Royaume-Uni en 1838. Selon Appiah, dès la moitié du XVIIIe siècle, de nombreuses personnes “savaient” que l’esclavage était mal, et nombreux à circuler étaient les arguments contre l’esclavage. Pour Appiah, l’abolition de l’esclavage est due, comme dans le cas de la Chine et du bandage des pieds, à des considérations liées à l’honneur national : le maintien de l’esclavage était une honte qui souillait l’honneur du Royaume-Uni. Mais, toujours selon Appiah, ce n’est pas là le seul rôle qu’a joué l’honneur dans l’abolition de l’esclavage. C’est lui aussi qui aurait poussé les travailleurs manuels du Royaume à demander l’abolition de l’esclavage, afin d’en finir avec la vision dégradante et “déshonorante” du travail manuel qu’il véhiculait.

Les leçons de l’honneur, ou comment sauver les femmes pakistanaises ?

Ainsi, selon Appiah, les trois études de cas précédentes montreraient que l’honneur est le moteur principal de toute révolution morale. Le Chapitre 4 se propose alors d’en tirer des leçons pour une situation qui réclame de toute urgence une telle “révolution morale” : le sort des femmes au Pakistan, et plus particulièrement le sort des femmes violées qui se voient forcées d’épouser leur violeur si celui-ci propose le mariage comme “réparation”, sous peine d’avoir à être les victimes d’un “crime d’honneur”.

Selon Appiah, le “crime d’honneur” est une pratique dont l’interdiction nécessite de seconder les arguments moraux par des considérations liées à l’honneur. En effet, nous dit-il, la plupart des gens au Pakistan reconnaissent déjà que les “crimes d’honneur” sont moralement mauvais et, de plus, interdits par l’Islam. Néanmoins, les familles pakistanaises y sont “forcées” par un ”code de l’honneur” très strict. Il faut contrebalancer ce “code de l’honneur” en montrant à quel point, du point de vue d’autres codes, ces mêmes pratiques sont “déshonorantes”. Par exemple, comme pour le bandage des pieds ou l’abolition de l’esclavage, il serait possible de recourir à des stratégies de “stigmatisation collective”   en faisant valoir que ces pratiques font passer le Pakistan pour un pays barbare et arriéré – mais ce type de stratégies a le risque de renforcer ces pratiques en déclenchant des réflexes identitaires. C’est donc à une sorte d’ingénierie morale qu’Appiah se livre, en nous proposant des moyens de déclencher une révolution morale sur un terrain qui y a l’air propice.

 

Appiah surévalue-t-il le rôle de l’honneur ?

Finalement, le cinquième et dernier chapitre du livre est consacré à résumer les leçons tirées de ce trajet, et qu’Appiah résume de la façon suivante : l’honneur n’est pas la morale, mais les ressorts psychologiques sur lesquels il joue peuvent être avantageusement mis au service du progrès moral.  

Sur cette conclusion modeste, nous n’aurons rien à dire, car elle semble bien étayée par les chapitres qui précèdent. Mais Appiah ne s’y limite pas toujours : dans d’autres passages, comme nous l’avons déjà mentionné, il parle aussi de l’honneur comme de ce qui joue le rôle central dans les révolutions morales. Et c’est là que le bât blesse : si Appiah montre effectivement que les questions d’honneur ont joué un rôle central parmi les facteurs qui ont fait obstacle à certaines révolutions (notamment l’abolition du duel et du bandage des pieds), il ne parvient pas à convaincre que les questions d’honneur aient été plus qu’un facteur parmi tant d’autres dans leur déclenchement. De plus, dire que les arguments moraux seuls ne suffisaient pas et que des considérations liées à l’honneur devaient leur être adjointes pour déclencher les révolutions morales ne signifie pas que l’honneur joue le rôle principal dans les révolutions morales : cela peut aussi seulement signifier qu’elles sont nécessaires pour éliminer quelques obstacles qui empêchent les arguments moraux, véritables “moteurs” des révolutions morales, de remplir leur tâche.

Ce problème est lié à un autre défaut du livre : il est agréable à lire, très agréable à lire, voire même trop agréable à lire. Appiah a clairement le don pour conter des histoires et les rendre vivantes. Chaque chapitre foisonne ainsi d’anecdotes passionnantes (ce que pensait Hume du duel, les intrigues politiques de la cour de Chine, etc.) qui pourtant nous écartent du sujet et de personnages historiques que l’auteur parvient à rendre attachants (le duc de Wellington, l’impératrice Cixi, etc.), à tel point que l’on a tendance à perdre de vue le point principal de l’ouvrage. En fait, si l’on tente d’imaginer ce que serait ce livre si l’on se contentait des parties qui traitent directement de la question de l’honneur, on se demande s’il ne serait pas moitié moins long (par exemple, le chapitre sur le bandage des pieds fait 48 pages et une vingtaine au maximum concernent la question de l’honneur). Cela a pour effet de noyer les considérations liées à l’honneur parmi de nombreuses autres et de donner un côté “artificiel” à la conclusion, qui vient nous annoncer que l’honneur était le facteur central, alors qu’on en a finalement si peu entendu parler.

On sort ainsi du livre d'Appiah avec l'impression agréable d'avoir écouté un conteur talentueux, mais aussi avec le sentiment que la conclusion du livre n'aurait pas dû être ce qu'elle est : les histoires que raconte Appiah semblent nous dire que l'honneur est en général un frein aux révolutions morales, et qu'il faut contrecarrer son influence par tous les moyens, y compris par l'honneur lui-même. De plus, contrairement à ce qui était annoncé au début de l'ouvrage, on n'aura rien appris sur la nature de la morale, mais plein de choses sur ce qui peut entraver sa réalisation dans notre comportement.