Une analyse de la crise par Nouriel Roubini, l’économiste qui l’avait le mieux vue venir était très attendue. Mais le résultat est décevant : trop long et pas assez précis sur les problèmes les plus difficiles de l’actualité. On y trouvera néanmoins des passages très pédagogiques sur les bulles financières et les crises, et des recommandations intéressantes sur la régulation financière.
Le retour du Dr. Doom
S’il est une chose dont notre monde ne semble pas manquer, ce sont les livres sur la crise économique qui secoue le monde depuis 2008. La production est tellement gigantesque que les produits toxiques auxquels les junkies de l’analyse économique dédient leur temps et leur cerveau peuvent déjà être classés en nombreuses sous-catégories. Section 1 : celle des journalistes qui remontent la piste du complot, souvent jusqu’au pouvoir de Goldman Sachs, parfois avec variantes (les Chinois, le gouvernement américain, AIG, you name it ). Section 2 : les banquiers repentis, qui racontent leurs péchés (et surtout ceux de leurs n+1 ou de leurs ex-camarades traders) en espérant l’absolution. Section 3 : les banquiers assumés pour qui tout est de la faute des emprunteurs subprimes qui, après tout, auraient pu éviter d’acheter cette maison à crédit. Je m’arrête là, en vous rappelant tout de même que les étals des librairies croulent également sous les analyses dépassionnées de savants économistes, mais aussi anthropologues, philosophes, psychanalystes, éthologues, qui viennent tous apporter leur indispensable pavé à l’édifice.
Dans ce marché ultra-compétitif, on attendait avec impatience un concurrent imbattable. Venu du très prestigieux département d’économie de la New York University, Nouriel Roubini ne pouvait se permettre d’être un auteur parmi des milliers d’autres. Il a effectivement réussi à créer autour de lui une marque vendeuse : un discours radicalement pessimiste, encastré dans de longs articles décrivant des suites de causes et de conséquences presque inévitables – du moins si les gouvernements ne suivent pas les recettes qu’il recommande. Affublé du surnom de "Dr. Doom" (Docteur apocalypse) – imaginé par un professeur d’Histoire bien inspiré du nom de Stephen Mihm pour un article du New York Times d'août 2008, qui a été finalement récompensé de sa créativité en devenant coauteur du présent livre – Roubini est devenu dans les médias une sorte de Cassandre : le prophète de la récession que nul n’écoutait mais aux lèvres duquel tous sont maintenant pendus. Comme le livre l’explique en introduction, d’autres Cassandre existaient – aussi bien des universitaires que des journalistes, des responsables politiques ou des praticiens de la finance – mais ont été aussi peu écoutées. Finalement, c’est Roubini qui a le mieux su donner cette image (image un peu trompeuse néanmoins : pendant au moins deux ans, il a prédit que la crise viendrait d’une dépréciation brutale du dollar, qui n’est finalement jamais arrivée), et, à ce titre, son livre ne pouvait qu’être un évènement.
Un résultat final décevant : il s’agit plus un manuel que d’un livre d’opinion.
Est-il alors à la hauteur des attentes ? En un mot, non. En plusieurs, il a réussi à faire d’analyses astucieuses et d’évènements passionnants une sorte de manuel souvent soporifique. Et si beaucoup de passages sont extrêmement intéressants, particulièrement pour le lecteur qui découvre ces sujets, Roubini a désormais perdu de son originalité. Bien sûr, on peut arguer que ce sont les autres qui ont rejoint des thèses qu’il défendait depuis longtemps, mais toujours est-il que ce livre arrive tard, et même s’il offre quelques chapitres fouillés sur les politiques à suivre, il reste davantage tourné vers "ce qu’il s’est passé" plutôt que vers "ce qu’il faut maintenant faire". Ses recommandations en matière de régulation financière sont intéressantes mais elles sont pauvres – ou même inexistantes – en matière de politique macroéconomique au niveau national (faut-il continuer la relance ou commencer la consolidation ?) ou international (comment faire pour équilibrer les modèles de croissance des différents pays ?). En effet, il constate les problèmes, rappelle même la base des théories économiques des échanges internationaux, mais ses propositions de rééquilibrage en Chine et aux Etats-Unis ne se distinguent pas de recettes qui ont échoué déjà avant la crise. Pour donner un exemple, quand il conseille d’augmenter la consommation en Chine, recommandation que le FMI publie depuis 2005 au moins, on attendrait qu’il explique les réticences de Pékin à mettre en place de telles solutions, et les moyens de dépasser ces réticences.
Le lecteur trouvera, en revanche, de très longues analyses sur les crises, leur histoire et leur formation. Une des thèses centrales du livre est que les crises ne sont nullement des "cygnes noirs" (selon la thèse populaire de Nassim Nicholas Taleb), c’est-à-dire des évènements aux conséquences dévastatrices inattendus et se produisant très rarement, mais qu’elles interviennent au contraire relativement fréquemment (l’histoire en compte plusieurs par siècles depuis les années 1700) et qui sont inscrites dans les "gènes" des marchés financiers. Roubini et Mihm décrivent ainsi de manière détaillée comment la finance américaine a connu un "moment Minsky", du nom de l’économiste d’inspiration keynésienne qui a décrit le passage d’un moment d’euphorie (demande immobilière accompagnée du développement de nouveaux types d’actifs dérivés) en une bulle (entrée sur les marchés de nouveaux acteurs qui veulent profiter de l’augmentation des prix sans nécessairement prendre en compte les fondamentaux) à un "moment Ponzi" , où les agents s’endettent pour profiter de cette bulle. L’effondrement est le produit de tout un système.
La "Grande Récession" de 2008 appartient donc à ce cadre immuable des bulles financières suivies par une crise, mais elle a aussi des caractéristiques particulières, et elle a été aggravée par une dérégulation qui a autorisé d’importantes dérives : les rémunérations des traders qui les encourageaient à prendre toujours plus de risques, les banques trop grandes et trop interconnectées qui fonctionnaient avec l’assurance implicite qu’elles seraient sauvées en cas de faillite, des acteurs de marchés commerçant sur des produits financiers qu’ils ne comprenaient pas – ou du moins que leurs modèles capturaient mal. La politique monétaire accommodante a elle aussi contribué à gonfler la bulle plus qu’elle ne l’aurait dû. Mais ces particularités ne doivent pas faire oublier une erreur additionnelle – et fatale – de nombreux économistes et responsables politiques : ils avaient oublié pendant la grande période d’expansion nommée "la Grande Modération" (puisqu’elle combinait forte croissance et inflation modérée) que les crises existaient, et revenaient fréquemment. Roubini et Mihm montrent de manière convaincante que l’histoire aurait dû nous rendre plus sages, et nous préparer à gérer de telles crises.
Dans une seconde étape, les auteurs décrivent alors la contagion internationale, qui a révélé la vulnérabilité de la globalisation. Le premier canal de transmission du choc est financier : de nombreux pays voient leur secteur financier s’effondrer, soit qu’il était trop impliqué dans l’immobilier américain, soit qu’il dépendait trop des financements à court terme, subitement gelés en septembre 2008. Le second canal est commercial : les économies trop dépendantes de leurs exportations, comme la Chine ou l’Allemagne, n’ont plus trouvé de débouchés, et n’ont pu rediriger leur industrie vers la demande intérieure. En fin de compte, c’est tout un système qui fut pris de panique en 2009, au point que plusieurs pays connaissent une récession bien plus grave que celle des Etats-Unis.
Les recommandations politiques manquent d’originalité et de clarté, à l’exception du chapitre sur la finance
La réponse politique commune a été importante : toutes les banques centrales majeures ont baissé leurs taux directeurs, des milliers de milliards d’euros ont été utilisés pour soutenir les secteurs bancaires dans le monde, la relance keynésienne a fonctionné à plein. Les auteurs n’ont pas grand-chose de nouveau à dire sur le sujet. Ils pointent l’opposition latente entre une dette publique croissante et la nécessité de soutenir l’activité par le déficit, mais ne tentent pas vraiment de la résoudre. Il s’agit pourtant bien du cœur du sujet : avec un chômage important d’un côté, mais des marchés financiers qui ont montré leur méfiance face à toujours plus de dette, le dilemme est difficilement soluble, et on attend des économistes qu’ils aillent un peu plus loin que le célèbre raisonnement "d’un côté… mais de l’autre…". De même, leur discussion des problématiques internationales (déséquilibres commerciaux internationaux, problématique de la divergence intra-européenne) est très faible et convenue.
Ce qui intéresse donc plutôt Roubini et Mihm, en nombre et en qualité des pages, c’est donc bien la réforme financière. Et là, ils se concentrent presque exclusivement sur le marché américain, ne disant presque rien sur les spécificités européennes. Leurs recommandations sont radicales : interdiction des banques universelles, séparant clairement celles qui gèrent le capital pour le compte d’autres clients, celles qui gèrent des dépôts et celles qui interviennent sur le marché pour leur propre compte (retour à la loi Glass-Steagall mise en place après la crise de 1929). Pour ce qui est des marché financiers, les auteurs imaginent un système de centralisation des marchés de gré-à-gré (les dérivés de crédit comme les célèbres CDS étaient jusque là des contrats signés de manière décentralisée entre les acteurs financiers, très pratique quand tout va bien, mais très obscur quand il y a d’importantes variations de marché), interdiction de certains produits financiers tant que des tests n’ont pas montré qu’ils n’étaient pas "nocifs" (c’est-à-dire potentiellement "toxiques"), réforme des agences de notation.
Une partie de ces recommandations a été effectivement mise en œuvre dans une loi de régulation financière récemment passée aux Etats-Unis. Elle reprend plusieurs éléments avancés par les auteurs. D’abord, elle crée une nouvelle agence de régulation chargée de protéger les consommateurs face à des comportements prédateurs des prêteurs, ou face à des produits financiers qu’ils ne maîtrisent pas. Ensuite, elle applique la "règle Volcker", version plus faible de ce que proposent Roubini et Mihm sur la séparation des activités des banques, et qui interdit désormais aux banques de placer leur propre argent – protégeant ainsi les dépôts des risques pris par les banques, directement ou par l’intermédiaire de participations dans des fonds alternatifs (de type hedge funds, par exemple). Les banques devront également constituer davantage de réserves quand elles accordent des prêts, les rendant moins vulnérables si les prêts ne sont pas remboursés. Enfin les innovations financières seront soumises à davantage de surveillance, et devront faire l’objet d’échanges centralisés, évitant une prolifération de contrats de gré à gré, qui ont contribué à la complexité et donc à l’arrêt cardiaque du système financier pendant la crise.
Mais les spécialistes s’accordent à dire que ce texte de mille pages ne sera pas suffisant pour éviter de nouvelles bulles : en particulier, la division des agences chargées d’appliquer les règles peut introduire de nouvelles incertitudes, dont les banques profiteront pour reprendre des comportements risqués. C’est une des fragilités existant avant la crise dénoncées par Roubini et Mihm.
Quant à l’Europe, elle est traitée uniquement sous l’angle du problème de la dette. Peu de pages sont consacrées au problème majeur des divergences de compétitivité, et encore moins aux systèmes financiers, dont les principales vulnérabilités semblent demeurer, malgré la mise en place du nouveau système de surveillance – adopté récemment par le Parlement européen. Les spécificités des systèmes européens, si différents des Etats-Unis et même entre eux (des banques allemandes à l’appui régional au marché bancaire français, qui a montré sa solidité au prix d’une concurrence très limitée, pour ne pas évoquer les cajas espagnoles) ne retiennent malheureusement pas l’attention de Roubini et Mihm. On se rend compte qu’une grande partie de l’effort doit aussi porter sur la manière dont les régulateurs doivent faire le travail, et éviter d’être trop "intéressés" aux performances de ceux qu’ils doivent surveiller.
Les auteurs concluent par des "perspectives" plutôt pessimistes, en particulier en ce qui concerne la zone euro – dont ils semblent prévoir de manière sérieuse l’éclatement. Leur philosophie générale peut être résumée de la manière suivante : "Keynes à court terme, Schumpeter à long terme". Dans le temps de la crise, l’intervention publique doit être forte pour éviter d’une part que l’effondrement du système bancaire n’assèche complètement les flux de crédit et d’autre part que la contraction de la demande n’amène une spirale déflationniste. C’est dans un second temps seulement, au "long terme", que les Etats doivent cesser de trop intervenir dans l’économie, et laisser les marchés redevenir le moteur de la croissance. Pour cela, il faut donner une régulation claire et contraignante pour les marchés financiers tout en réduisant les dépenses et les prélèvements publics. Cette conclusion est triplement décevante : premièrement, la dichotomie "keynésien à court terme, schumpétérien à long terme" est extrêmement commune, deuxièmement, les auteurs ne résolvent jamais la question du passage de l’un à l’autre – qui est la vraie difficulté actuelle (quand est-ce que la crise est "terminée", quand entre-t-on dans le "long terme" ?), et enfin, ils s’expriment à peine sur ce qu’ils conviendrait de faire en matière d’inégalités, question sous-jacente à l’intersection du développement financier et de la place de l’Etat. Finalement, ce livre est recommandable pour ceux qui cherchent une description détaillée du fonctionnement de la finance pendant la crise, avec une excellente histoire des théories de la finance, ainsi que des débats autour de la régulation ; et il aurait dû se contenter d’un sujet finalement déjà ardu