Une référence pour comprendre les idées des premiers opposants à la Révolution française.

Dès ses commencements, la Révolution française n’a cessé de susciter les interrogations des contemporains. Tous, opposants ou partisans du changement, ont eu immédiatement la perception qu’une époque allait se fermer pour toujours pour faire place à une nouvelle. Ce qui explique pourquoi, au moment même où les événements étaient en train de se dérouler, les protagonistes ont cherché immédiatement à écrire des histoires de la Révolution pour définir ce qui était en cours. En proposer une explication et la raconter signifiait dévoiler les enjeux politiques présents et les attentes futures.

En suivant cette approche, qui est en même temps politique et historiographique, les résistances au processus révolutionnaire ont été longtemps expliquées a contrario. Au fond pour l’historiographie révolutionnaire, peu importait de reconstruire la pensée des oppositions, car celles-ci étaient censées trouver leur explication profonde et leur justification immédiate dans la Révolution même. C’est celle-ci qui avait enfanté la contre-révolution, phénomène historique qui ne possédait pas, au moins au départ, une véritable autonomie politique. Au fond, l’idée, non dénuée de sens logique, était que la critique d’un événement et du système des valeurs qui en construit la légitimité, est la manifestation d’une différence qui ne débouche pas forcement sur la construction d’une altérité intellectuelle et politique.

Le livre de Jacques de Saint Victor renverse ce cadre interprétatif et propose une lecture novatrice de la pensée et des positions politiques des premiers opposants à la Révolution française. Son ouvrage, qui constitue en quelque sorte la continuation et peut-être l’achèvement de ses recherches précédentes   , s’efforce de tracer le parcours du groupe des députés qui, hostiles aux réformes de l’Assemblée Constituante, refusèrent néanmoins d’émigrer et siégèrent pour deux ans sur les bancs de droite pour porter la contradiction aux orateurs patriotes.

L’idée de l’auteur est que cette droite, composée notamment de membres du haut clergé et de la noblesse d’épée, a développé une pensée politique cohérente à la fois sur le plan institutionnel, social et politique. "Il a existé en France, même si ce courant a été toujours mineur au sein de la contre-révolution, une tendance "libérale "qui n’a pas connu dans notre pays les conditions politiques et sociales de son essor. Cela n’empêche pas qu’elle ait pu exister et que les aristocrates de 1789 en aient constitué la matrice fondatrice. "  

L’intention de l’auteur est de démontrer que les positions de cette droite aristocratique- résultat d’une alchimie complexe entre la tradition féodale et  l’esprit des Lumières - ont été beaucoup plus modernes que ce que la tradition historiographique a bien voulu faire croire. Surtout, en tant que fin connaisseur de l’histoire du droit, Saint Victor voudrait démontrer combien l’expérience de la première droite aristocratique a été décisive et, en même temps, éloignée des positions de l’aristocratie qui allait prendre le pouvoir sous la Restauration.

 

Un autre modèle de société

L’un des atouts de l’auteur est la capacité de bien résumer en quelques traits les épisodes les plus complexes de la Révolution. Cette qualité explicative est manifeste dès les premières pages du livre, lorsque Saint Victor arrive à reconstruire le processus de formation de la droite aristocratique tout en soulignant les nuances qui séparent ses principaux membres. Parmi les orateurs  "noirs "   se distingue la figure du comte Jacques de Cazalès, qui accepte de se confronter aux problèmes de fond posés par les révolutionnaires, tout en demeurant fortement attaché à l’idée d’un "gouvernement féodal". Cette vision réaliste et pragmatique est contrastée, et devient  progressivement minoritaire à l’intérieur de la droite, du fait de l’intransigeance de l’abbé Jean-Siffrein Maury, qui favorise et espère une radicalisation des tensions internes à la Révolution dans l’espoir que celles-ci aient raison des réformes de la Constituante.

En effet, Saint Victor nous livre le portrait d’une droite active sur le plan des idées et l’un des mérites majeurs de son ouvrage est de montrer l’ensemble de ses positions, brassage original entre les idées des lumières et l’héritage de la tradition féodale. L’auteur arrive à bien montrer que ces nobles ne défendent pas l’Ancien Régime, mais que, tout en s’opposant à la gauche révolutionnaire, ils voudraient rebâtir le système monarchique sur des bases différentes.  Loin de reprendre l’idée d’une monarchie absolue dont les prétentions ont écrasé les aspirations des corps intermédiaires tout au long du siècle, les députés de la droite sont partisans de la nécessité de revenir aux principes de l’ancienne constitution "gothique". Ils soutiennent l’idée que le pouvoir royal et la société française se fondent sur un pacte originel passé entre le père de la Nation et ses peuples. En conséquence, aucun des deux contractants ne pourrait s’affranchir de la tradition sans bouleverser tout l’ordre social dont ils sont réciproquement les garants et les membres.

Pour ces aristocrates, il n’est pas concevable d’instaurer un pouvoir constituant, détenteur de la légitimité, comme le fait la nouvelle Assemblée. Les États Généraux auraient dû se limiter à reconstruire les espaces des anciennes libertés des corps intermédiaires, écrasé par l’absolutisme. Mais gare à confondre cet appel aux libertés gothiques avec les privilèges symboliques ou financiers ! Saint Victor montre bien, même si peut-être il surestime la sincérité du geste, que la noblesse contre-révolutionnaire participe à la nuit du 4 août 1789 en se ralliant aux autres députés qui demandent l’abolition des privilégies.

En effet, l’opposition des "noirs" à la Révolution découle de leur vision traditionaliste  et "holiste"   de la Nation. La société ne se fonderait pas sur l’agrégation des individualités, comme le soutiennent les partisans de la Déclaration des Droits de l’Homme, mais elle serait un ensemble organique où chaque ordre et chaque individu aurait sa place. Au sommet de cette construction sociale, il y aurait les possédants fonciers, qui dans leur ensemble doivent "exercer les fonctions politiques et civiles"   . D’un côté ils possèdent l’aisance nécessaire pour servir le roi, de l’autre ils sont vraiment attachés à la Nation, car leur intérêt coïnciderait avec celui de la collectivité dont ils sont responsables. Au contraire, les détenteurs de grandes fortunes commerciales ou les capitalistes ne pourraient pas recouvrir ce rôle car leurs richesses seraient trop volatiles. Selon cette vision, l’aristocratie seule aurait la légitimité pour représenter l’ensemble de la société en raison de sa vocation universaliste.
 
Cette esquisse, en dépit de ses limites, aide à comprendre le profond clivage d’idées qui se creuse entre la droite et la majorité patriote de l’Assemblée, qui arrive même à postuler l’inutilité de l’ordre nobiliaire, jusqu’à en voter la suppression en juin 1790. À partir de ce moment, aucun compromis n’est plus possible. Les "noirs "se renferment dans une opposition à outrance aux décrets de la Constituante, en s’accrochant à l’espoir d’une réaction de la part du roi qui dans les faits ne se vérifiera jamais.

Le contexte politique de plus en plus défavorable aux députés contre-révolutionnaires explique aussi leur réaction face à la question religieuse et notamment face à la Constitution civile du clergé. La droite comprend que ces mesures produisent une fracture profonde dans la société française qu’ils peuvent exploiter à leur compte. En devenant les défenseurs des intérêts de l’Église, les "noirs "peuvent légitimer leur rôle d’opposants outranciers à la Révolution.

Ainsi faisant pourtant, les positions "libérales" soutenues au cours des premiers mois perdent du poids face à une ligne intransigeante qui annonce déjà à plusieurs égards les positions des "ultras" en 1815. Ce n’est pas un hasard si Cazalès, qui est le champion défait de la première option, abandonne l’Assemblée en juillet 1791 en laissant le champ libre à l’abbé Maury, qui, désormais seul, peut dicter la ligne dure de la première contre-révolution.

 

Une noblesse qui n’est pas une aristocratie

Saint Victor nous livre un ouvrage riche, fondé sur une maîtrise assurée des sources et une connaissance très vaste des écrits de la droite de la Constituante, en arrivant même à en déceler les subtiles nuances idéologiques. Pourtant, selon nous, cette étude élude une question fondamentale, car si elle arrive à démontrer la richesse de la pensée de Cazalès et de ses amis, elle ne s’interroge pas vraiment sur le défaut de légitimité qui empêche la droite d’être crédible.

Certes, Saint Victor avance implicitement l’idée que les origines de cette défaite seraient imputables à la dynamique même de la Révolution, plutôt qu’à l’incapacité de la droite d’adapter sa pensée à son époque. Preuve en serait sa proximité intellectuelle et politique avec l’aristocratie anglaise, qui en revanche a tenu le pari de devenir une classe dirigeante et de fonder un système politique "libéral".

En effet, tout le livre est construit selon une perspective comparatiste, qui permet à son auteur de lire toute l’expérience de la droite de 1789-1791 au miroir de l’exemple d’Outre-manche. Autrement dit, Saint Victor ne parvient à formuler l’idée d’une cohérence idéologique de la première contre-révolution qu’en la rapportant à l’expérience anglaise, sans prendre en compte les différences qui séparent les deux noblesses. Saint Victor demeure à l’intérieur d’une lecture burkienne de la Révolution de 1789 (ce n’est pas un hasard si Edmund Burke est  davantage cité que tout autre orateur de la Constituante) sans jamais s’interroger sur l’efficacité de ce cadre interprétatif, ce qui est étrange pour le fin connaisseur de Tocqueville qu’il est. Pourtant ce dernier  est le seul à procurer une explication à la faillite de la droite de la Constituante qui échappe à la théorie des circonstances   .

La noblesse française tout au long du XVIIIe siècle n’est pas une aristocratie stricto sensu, c’est-à-dire qu’elle n’exerce plus un pouvoir politique en tant qu’ordre. Sa puissance politique a été laminée, sciemment, par Louis XIV sans qu’elle ait été capable de la reconquérir sous les rois qui lui ont succédés. En 1789-1791 donc, sa revendication de jouer un rôle essentiel dans un  dispositif auquel elle participe dans une large mesure, demeure tout à fait incompréhensible pour les contemporains, en dépit de propositions concrètes. D’ailleurs ce sont moins celles-ci qui sont en cause que sa revendication à la différence en tant que corps, parce que la raison d’être de cette différence n’est pas appuyée sur des faits réels. Peu importe que des documents anciens l’attestent, elle est dénuée de toute légitimé dans la mémoire et dans la pratique politique collective. Ce qui, en revanche, n’est pas du tout le cas de la noblesse anglaise, qui depuis la Glorieuse Révolution joue un rôle politique qu’elle a su conquérir en tant que corps. Elle est à proprement parler une aristocratie, un ordre conscient de soi-même qui peut revendiquer la gestion complétive des affaires publiques sans devoir le justifier au nom du droit parce qu’elle exerce déjà ce pouvoir dans les faits   .

Pour conclure, ce que peut-être suggère ce détour tocquevillien est que pour comprendre le parcours de la première contre-révolution et en théoriser la modernité, il ne suffit pas d’en prendre au sérieux les thèses, en rejetant sur "les circonstances" les raisons de sa défaite. Le cœur de celle-ci pourrait plutôt résider dans les rapports entre la pensée et les événements, autrement dit dans l’incapacité de la noblesse française de devenir aristocratie. Espérons que le prochain ouvrage de Saint Victor apporte des éclaircissements sur le sujet