Les zones franches ont longtemps été associées aux paradis fiscaux. L'ouvrage dirigé par le géographe François Bost montre que ces zones se situent bien loin des stéréotypes, et qu'elles constituent des outils de développement privilégiés pour les Etats, dans un contexte de mondialisation des échanges commerciaux. 

L’ambitieux et volumineux ouvrage (plus de 300 pages) dirigé par François Bost comble un vide dans la littérature en français sur le phénomène massif de création de zones franches partout dans le monde depuis une vingtaine d’années. Depuis l’atlas pionnier dirigé par Roger Brunet en 1986 (Atlas des zones franches et des paradis fiscaux, Fayard-Reclus, Paris), aucune publication synthétique n’avait vu le jour. L’équipe de F. Bost s’affranchit d’ailleurs de l’ambiguïté présente dans le titre de celui-ci : il n’est plus question d’associer implicitement zones franches et paradis fiscaux. Ce ne sont ni les mêmes territoires qui sont concernés, ni les mêmes acteurs, ni les mêmes processus économiques qui sont à l’oeuvre.

Les seize auteurs sont tous géographes, ce qui se traduit dans nombre de choix opérés dans l’ouvrage : un atlas bien sûr, offrant de très belles cartes, toutes en couleurs, mais aussi une approche multiscalaire (mondiale, nationale, régionale et locale) et le recours fréquent à la forme graphique du chorème (petit schéma permettant de modéliser des situations à partir de la combinaison de formes graphiques élémentaires représentant l’organisation de l’espace), devenu une tradition du groupe Reclus fondé par R. Brunet. L’ensemble constitue un outil très agréable à compulser et une mine d’exemples qui pourront être très utiles, en ressources pédagogiques comme en informations précises et actualisées (jusqu’en 2008) sur des pays, des régions ou des villes.

Le lecteur curieux sera tout d’abord intrigué par le nombre d’entrées géographiques figurant au sommaire : plus de 130 pays en effet (70 % des pays du monde sont concernés par le phénomène), ce qui témoigne d’un phénomène de mode, bien analysé comme tel. La zone franche, longtemps décriée et souffrant d’une image presque honteuse - on y reviendra-, est désormais considérée comme un outil de développement économique valorisant, que tout Etat se doit d’adopter pour faire étalage de son supposé dynamisme, de son attractivité ou encore de son caractère libéral. Ainsi, parmi ces pays, certains sont inattendus, tels la Corée du Nord, la Biélorussie, les Territoires palestiniens ou l’Iran. Certains exemples révèlent en outre des objets géographiques originaux, tels cette ancienne base aérienne militaire américaine aux Philippines, abandonnée en 1991, et reconvertie avec succès en zone franche industrielle, touristique et commerciale. Sur cette base de Clark, les pistes de l’aéroport ont été réemployées par des entreprises emblématiques de la mondialisation, comme UPS (logistique, livraison de colis) qui y a implanté son hub asiatique. En Corée du Nord, le lecteur apprendra avec curiosité que la "zone libre internationale de tourisme", située sur le mont Kumgang et accessible par le seul port de Donghae, a accueilli plus d’un million de touristes depuis 2002.

Le plan de l’ouvrage est classique pour un atlas, organisé par grandes aires géographiques (Amérique centrale, Asie orientale...), elles-mêmes subdivisées par régions ou par pays. On trouve traités, outre des pays, des régions transfrontalières (Grand Mékong) et des territoires urbains (comme Manaus au Brésil, Katowice en Pologne, Dehli, Colon au Panama). Dans tous les cas, l’exemple est assorti d’une ou de plusieurs cartes, parfois de plans très détaillés de la zone franche indiquant les types d’entreprises ou d’activités (Djebel Ali et zone franche aéroportuaire à Dubaï, Bombay, Douala, Katowice).

Avant ce tour du monde, un chapitre thématique introductif (chapitre 1) propose une analyse du phénomène des zones franches. En termes de nature tout d’abord : distinctions entre "zones franches" et "points francs" (simple statut proposé aux entreprises, sans localisation particulière), exposition des différents types de régimes francs (statuts dérogatoires, avantages divers). En termes d’activités principales ensuite : commerciales, industrielles et de services destinés à l’exportation, touristiques, urbaines... Derrière une dénomination commune se cache en fait une grande diversité de situations. Les chiffres sont trompeurs : si les auteurs ont recensé 1 735 zones franches dans le monde, réparties dans 133 pays, la grande majorité d’entre eux n’accueille qu’un ou deux sites et très peu d’emplois. Le phénomène est plus concentré qu’il n’en a l’apparence. F. Bost en propose une analyse en termes de diffusion chronologique et spatiale. Les premières zones franches sont apparues après la Seconde Guerre mondiale en Amérique latine et se sont ensuite diffusées en Asie orientale où elles ont été utilisées comme fondement des stratégies de développement, puis dans les pays dits émergents (Mexique, Inde...) et en Afrique. Un séduisant graphique (page 27) propose une corrélation entre diffusion chronologique et diffusion spatiale. Le tournant de 1990 avec la chute du bloc communiste en Europe est évoqué. Il marque le début de la mise en place de nombreuses zones franches par les Etats issus de ce bloc. En ce sens, les zones franches accompagnent bien le processus de diffusion du capitalisme à l’échelle mondiale.

Une typologie des pays ayant particulièrement développé les zones franches est proposée. Cinq types sont identifiés : les pays industrialisés, qui les ont souvent utilisées pour développer des périphéries spatiales et/ou économiques (cas de la France avec ses zones franches urbaines), les pays émergents (le quart des zones franches actuelles se situent en Asie orientale et méridionale), les pays insulaires (Sri Lanka, Maurice) et les petits pays (Singapour, Hong-Kong), les pays pétroliers rentiers (émirats du Golfe) et enfin les pays les moins avancés (PMA), qui mettent en avant leur seul avantage comparatif dans la compétition mondiale, le faible coût de leur main-d'oeuvre (la moitié des PMA se sont dotés de régime de zone franche, peu avec succès, à l’exception de Madagascar et du Bangladesh).

Les retombées économiques et les interactions spatiales sont très variables selon les pays. Les cas les moins convaincants d’insertion de zones franches au sein des économies locales sont surtout présents dans les PMA, tandis que dans les pays émergents ou certains pays dits intermédiaires (Asie, Europe orientale...), les zones franches sont parvenues à nouer des relations très diversifiées avec leur milieu d’accueil, devenant alors de véritables leviers du développement. C’est la thèse de l’ouvrage : contrairement aux idées reçues, de véritables filières industrielles se sont constituées à partir des zones franches et ces dernières ont été utilisées comme outil de développement transitoire par nombre d’Etats.

Le panorama exhaustif ainsi présenté permet de dénoncer d’autres idées reçues. Non, les zones franches ne se limitent pas aux seuls pays émergents d’Asie ou du Golfe, elles existent également dans les pays industrialisés. En nombre d’implantations, les Etats-Unis figurent même parmi les trois premiers pays du monde. Non, les zones franches dans les pays en développement ne sont généralement pas ces zones de non-droit trop souvent décriées pour les conditions de travail ou pour les entraves à la syndicalisation. Bien souvent, les salaires versés y sont supérieurs à ceux des secteurs soumis au régime commun (pour limiter le turnover, ou, pour certaines entreprises à forte visibilité internationale comme les grandes enseignes de l’habillement, se donner une image valorisante), les employés y bénéficient d’avantages (couverture maladie en particulier). Non, les zones franches ne bénéficient pas uniquement aux entreprises étrangères, mais elles contribuent au développement des économies des pays d’accueil par des transferts de technologie ou par des partenariats avec les entreprises locales fournissant des intrants. Non, les zones franches ne constituent pas des chevaux de Troie des firmes multinationales dans des pays dépendants sans droit de regard, puisque bien souvent nombre d’opérateurs installés dans ces zones sont originaires du pays d’accueil : en moyenne, le nombre d’entreprises locales est supérieur à celui des entreprises étrangères.

En conclusion, l’ouvrage évoque l’avenir des zones franches, qui sont peut-être condamnées à disparaître dans le cadre des négociations commerciales organisées par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). L’OMC souhaite en effet exclure de ce régime les pays ayant atteint un certain niveau de développement (c’est d’ailleurs le cas de la Chine depuis janvier 2008 pour ce qui est des avantages fiscaux). La discussion sur ce sujet a été reportée à 2015. Dans cette perspective, F. Bost signale la possibilité pour les zones franches de se reconvertir en "parcs technologiques", une fois perdus les avantages fiscaux et douaniers. Elles deviendraient alors "des points d’ancrage pour la mondialisation des activités, disposant des facilités et des avantages comparatifs les plus recherchés par les investisseurs" (p. 294). Cette conception transitoire du régime franc, corrélée au développement économique, montre bien que l’opposition tiers-mondiste entre zones franches et développement, souvent reprise par des mouvements d’opinion dans les pays riches, est trop réductrice. Si dans le domaine social, les zones franches sont loin de constituer des modèles, elles ne sont pas non plus les épouvantails parfois hâtivement brandis