Martin Ziguélé, ancien Premier ministre de la République Centrafricaine (avril 2001 – mars 2003) et actuel président du principal parti politique d’opposition de ce pays, le Mouvement de libération du peuple centrafricain, tire le bilan de cinquante années de gouvernements africains indépendants et analyse la situation politico-économique actuelle du continent.

Il n’a échappé à personne que l’année 2010 est celle de la commémoration des cinquante ans d’indépendance de l’Afrique subsaharienne. L’année aura été l’occasion pour nombre d’analystes de tirer le bilan de l’action des différents gouvernements africains sur le dernier demi-siècle. C’est dans cette veine que s’inscrit Martin Ziguélé, dont le présent ouvrage a pour angle d’analyse le résultat des politiques publiques menées par les gouvernements africains indépendants, et plus particulièrement des politiques économiques qui tentent de répondre au défi du développement. Pour ce faire, il distingue trois grandes périodes. 

 

Des indépendances à la fin des années 1970 : les espoirs déçus

 

Selon l’auteur, cette période se caractérise par la disproportion entre, d’une part, les attentes légitimes des peuples nouvellement indépendants et, d’autre part, les moyens réels dont disposaient les élites au pouvoir pour y répondre. L’élite locale en question avait pour singularité de n’avoir quasiment aucune formation à la gestion publique d’un État moderne, quand bien même certains de ses représentants les plus illustres (Senghor, Houphouët-Boigny, etc.) pouvaient compter sur une expérience parlementaire dans les institutions de l’ancienne puissance coloniale. De cet état de fait résulte en partie la prise en main de la politique de développement par des intervenants extérieurs dès le début des indépendances, et le maintien d’une même politique économique quasi exclusivement tournée vers les exportations de matières premières en direction des pays développés. Pourtant, au-delà de cette perduration de l’emprise coloniale (néocolonialisme), les États africains nouvellement indépendants ont essayé d’initier des stratégies développementalistes. Selon M. Ziguélé, les gouvernements africains se sont distingués dans le choix de deux stratégies différentes, selon une démarche libérale ou socialiste. 

La démarche libérale a promu une économie compradoriale d’exportation de matières premières, la mobilisation de l’épargne locale et étrangère, le développement des infrastructures économiques et sociales et la constitution de zones monétaires sous tutelle française, en ce qui concerne l’Afrique francophone. L’objectif primordial de cette stratégie était la croissance du PIB, signe d’évolution et de modernisation, sans que l’aspect de la redistribution des richesses et de l’encadrement du creusement des inégalités ne vienne au premier plan. Le résultat de cette stratégie libérale aurait été une aggravation de la dépendance économique des États africains vis-à-vis de l’étranger. 

La stratégie socialiste passait quant à elle par une étatisation de l’économie, une priorité donnée à la transformation locale des produits, à la création d’un tissu industriel local et au contrôle de la répartition des richesses. Cette stratégie se serait elle aussi révélée en grande partie un échec : "Du fait de la nature disparate des industries manufacturières africaines, de leur insatiable besoin de subventions de toutes sortes, de la très forte dépendance de beaucoup d’entre elles à l’égard de l’étranger pour l’acquisition des facteurs de production et de leur impuissance générale à atténuer le chômage ou à donner une impulsion dynamique à l’économie africaine, le secteur industriel est entré en crise et a stagné". Résultat : "au lieu de générer des économies, voire des profits, dans les échanges extérieurs, l’industrie devint la principale source de pertes en ce domaine"   . À cet échec de l’industrie s’ajoute l’abandon de l’agriculture vivrière pour les besoins des populations locales, aux conséquences également désastreuses.

Sur le plan politique enfin, la période voit l’élite post-indépendance monopoliser à son profit le pouvoir (partis uniques, dictatures). Cela conduit à un "monolithisme politique qui ne pouvait se dénouer que par des coups d’État militaires". De plus, la coopération interétatique et les échanges économiques régionaux restent très faibles. Les différents dirigeants préfèrent défendre les prérogatives de leur souveraineté nationale, mise à mal par ailleurs. Le bilan des vingt premières années n’est donc pas fameux : les conditions d’existence de la population du continent ne se sont quasiment pas améliorées. Si le PIB global des pays africains a triplé durant la période, la part relative du poids de l’Afrique dans l’économie mondiale a encore diminué. Il s’agit dès lors de trouver de nouvelles solutions.

 

Fin des années 1970 – milieu des années 1990 : les plans d’ajustement structurel

 

C’est une Afrique affaiblie par le poids du remboursement des intérêts de la dette qui sert, à partir des années 1970, de champ d’expérimentation au néolibéralisme promue par les institutions financières internationales. Les prêts de ces institutions ne sont désormais octroyés que sous condition d’une réforme globale des politiques publiques menées par des États emprunteurs : "dévaluation de la devise, promotion des exportations aux dépens des cultures vivrières, libéralisation du commerce, réduction des restrictions imposées aux investissements étrangers et privatisations des entreprises et offices publics". Selon M. Ziguélé, ces plans d’ajustement structurel entraînent une "contraction drastique de ces économies qui a engendré diverses crises dans les secteurs de l’éducation, de la santé, de l’agriculture, de l’énergie et de l’eau, à cause entre autres d’importantes réductions de moyens en personnel, créant d’énormes problèmes socio-économiques qui ont freiné le développement". Cette période s’avère donc également un échec du point de vue des stratégies de développement mises en œuvre.

Milieu des années 90 à nos jours : la lutte contre la pauvreté

 

Il s’agit des quinze dernières années, que M. Ziguelé caractérise par un changement du référentiel de l’aide au développement : on passe de la vision néolibérale de la période précédente à la mode des conférences sur le développement humain et social des pays sous-développés et notamment de l’Afrique. Le déclic serait selon l’auteur le sommet mondial sur le développement de Copenhague en mars 1995 où est entérinée la nécessité pour chaque pays sous-développé d’élaborer un Plan national de lutte contre la pauvreté. Cette période se prolongerait par la fixation des "Objectifs du millénaire" par l’ONU en 2000, le sommet de Gleneagles qui annule la dette des pays les plus pauvres en 2005, ou par des initiatives locales comme le NEPAD, promue par cinq chefs d’Etat africain et ayant pour but de fonder une stratégie concertée de sortie du sous-développement des pays africains. 

Cette dernière périodisation, qui touche l’histoire la plus récente, est également la plus sujette à contestation. Autant il est assez facilement défendable que l’impulsion majeure des années 70 à 90 venait de l’extérieur et notamment de la contrainte de l’agenda du consensus de Washington sur des économies et des États africains affaiblis, autant il est beaucoup plus contestable que l’impulsion majeure entre 90 et 2010, en matière de politiques publiques africaines, vienne de l’étranger. La "lutte contre la pauvreté" des sommets internationaux ou du NEPAD, entreprise sans lendemain, s’apparente plutôt à des épiphénomènes par rapport à des tendances historiques lourdes comme l’amélioration de la coopération régionale, le renforcement de l’assise des États modernes dans un très grand nombre de pays africains, la pacification des contestations tribales ou infranationales dans certaines zones du continent, ou encore l’émergence d’une nouvelle génération parmi les élites au pouvoir, d’une nouvelle sociologie des populations africaines, urbanisées et mieux éduquées. 

 

Un essai synthétique mais qui manque de perspective et de profondeur 

 

L’essai offre une lecture synthétique et claire de l’histoire de la gouvernance de l’Afrique indépendante. On peut lui reprocher toutefois de manquer de perspective et de profondeur. De perspective tout d’abord, parce que la focale centrée sur la mise en œuvre de la politique économique des États nouvellement indépendants laisse de côté des défis tout aussi importants, si ce n’est plus encore, et qui ont largement déterminé la capacité ou non de mettre en œuvre des politiques publiques efficientes. Ainsi de l’effort de consolidation du sentiment d’appartenance nationale de "Nations" artificiellement créées, pour la plupart, lors de la conférence de Berlin de 1878. Et de son corollaire, la greffe de l’État moderne, structure créée ex nihilo par la puissance coloniale et d’abord "subie" par les peuples africains, qui ont dû ensuite se le réapproprier. Il s’agit là de processus historiques qui n’ont d’ailleurs toujours pas abouti dans certains pays comme la Centrafrique de M. Ziguélé. 

Enfin, on aurait souhaité plus d’illustrations empiriques des démonstrations faites dans l’essai. Par exemple, lorsqu’il s’agissait de différencier la stratégie de développement libérale de la stratégie socialiste, citer des exemples à l’appui aurait été instructif. On aurait ainsi pu se rendre compte qu’un pays comme le Sénégal a poursuivi, suivant les critères définis par l’auteur, une politique de développement libérale, alors même qu’il était dirigé par… un parti socialiste. On aurait aussi pu se rendre compte que les pays francophones   se sont presque tous orientés vers un développement libéral, alors que les États d’Afrique de l’Est anglophones ou lusophones (Tanzanie de Julius Nyéréré, Mozambique de Samora Machel) ont plutôt penché du côté socialiste. Une lecture plus attentionnée des nuances de la diversité africaine aurait grandement enrichi cet essai.

 

Le défi des cinquante prochaines années 

 

L’ouvrage se termine par une description de la situation socio-économique actuelle du continent africain. Si l’auteur reconnaît des améliorations très importantes en matière de santé et d’éducation, il reste sévère quant aux réalisations économiques. La croissance des pays africains, artificiellement dopée au niveau continental par les résultats des seuls pays pétroliers, est dans la plupart des cas trop faible (entre 2 % et 5 %) pour sortir les populations pauvres du continent noir de leur précarité. M. Ziguélé en appelle donc à un programme d’action ambitieux pour les cinquante années à venir. L’auteur reprend à son compte l’interrogation de Lénine sur le "Que faire ?" et identifie un certain nombre d’objectifs à atteindre (plus forte alphabétisation, et notamment celle des femmes, réduction de la mortalité infantile et maternelle, stabilisation politique pour améliorer l’environnement des affaires, etc.), dans la droite ligne des objectifs du millénaire et du consensus international qui s’est fait autour de la lutte contre la pauvreté. Il aurait sans doute été plus intéressant et plus original de répondre à la question du "Comment faire ?". Quelle(s) stratégie(s) permettra(ont) aux États africains de répondre rapidement et efficacement aux défis du développement ? Comment y renforcer l’État de droit et la démocratie ? Ces questions restent ouvertes